INTERVIEW : ALAIN BOULAIRE

Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! Parmi mes concitoyens brestois, l’historien Alain Boulaire, un de mes anciens professeurs (aujourd’hui retraité de l’enseignement) connaît actuellement un honorable succès de librairie avec sa biographie, parue dernièrement aux éditions Le Télégramme, de Louise de Keroual (1649-1734), femme de la petite noblesse bretonne qui fut notamment la maîtresse de Charles II, roi d’Angleterre. C’est au café brestois Le Montparnasse, rue Colbert, que s’est faite la rencontre avec un sexagénaire doté d’un enthousiasme de jeune homme.

Blequin : Dans le texte liminaire, vous mentionnez le mariage du prince William, descendant par sa mère de Louise de Keroual, qui allait avoir lieu quelques temps après la sortie de votre livre. Au-delà du fait que le souvenir de Louise était revivifié par cette actualité mondaine, quelles ont été vos motivations pour l’écrire ?

Alain Boulaire : Mes motivations sont liées au fait que, étant jeune, je courais dans le bois de Keroual, c’est un lieu que je connaissais très bien ; j’avais aperçu de loin le château, c’était un petit peu mon château du Grand Meaulnes que j’apercevais dans le brouillard, un peu noir. Et donc, tout récemment, j’ai découvert que Louise de Keroual était un personnage historique assez atypique et, à partir de ce moment-là, mon éditeur m’ayant demandé si j’avais un sujet, je lui ai proposé Louise de Keroual et je me suis plongé dans sa vie.

Le château de Keroual.

B. : Vous êtes sous contrat avec Le Télégramme ?

A.B. : Non, je ne suis sous contrat avec aucun éditeur ; là, en l’occurrence, ce sont des gens qui me demandent, parce que j’ai déjà écrit chez eux, si j’ai un sujet à leur proposer. J’ai la chance de n’avoir jamais payé pour être édité.     

B. : J’avais formulé ma première question ainsi parce je me souviens que, peu avant votre départ en retraite, vous m’aviez signalé, assez amusé que votre soixantième anniversaire tombait le jour du mariage de Tony Parker et d’Eva Longoria : êtes-vous, personnellement et professionnellement, sensible à ce genre d’actualité ?

A.B. : Ça m’amuse ! Ça m’amuse dans la mesure où on fait de choses qu’on appelle aujourd’hui « people » des événements : le mariage du prince William, on a parlé d’événement planétaire, ça prend le pas sur une actualité, à mon avis, beaucoup plus réelle très souvent, et donc je dirais que oui, ça m’amuse beaucoup. Et ici, ça m’a beaucoup amusé parce que…je ne suis pas généalogiste et ce sont des amis généalogistes qui ont trouvé tous ces descendants de Louise de Keroual et, avec l’actualité du mariage du prince William, pour la première fois de ma vie, la première critique de mon livre qui est parue, c’était dans Point de vue, le journal des têtes couronnées, un journal que je ne lis pas fréquemment !

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B. : En parlant de cette descendance de Louise de Keroual, il me semble que vous signalez fugacement une parenté entre elle et l’artiste Jane Birkin ; est-ce que j’ai mal lu ?

A.B. : Non, non ! C’est ça, je pense, qui est très étonnant, c’est que dans les « people » actuels, comme descendants de Louise de Keroual, on a des ducs en Angleterre, que l’on connait mal ici à part le duc de Richmond qui porte le titre qu’avait le fils de Louise de Keroual et de Charles II, mais sinon, on a aussi quatre femmes qui sont ou ont été très connues : Diana Spencer, la mère du prince William et du prince Harry, Sarah Fergusson, l’ex-épouse du deuxième fils de la reine Elisabeth et du prince Andrew, Camilla Parker Bowles, seconde épouse du prince Charles – qui est vraiment très têtu et qui veut absolument avoir des descendants de Keroual à chaque fois ! – et enfin, Jane Birkin : par son père, elle descend des Russell, et parmi les descendants de Louise de Keroual, il y a eu Sir Bertrand Russell, qui a été prix Nobel de littérature en 1950. Et enfin, dernière personne qui est importante, ce qui est assez amusant dans la mesure où Louise a descendu le catholicisme, elle estbaussi l’ancêtre du « dieu vivant » des ismaéliens c’est-à-dire l’Aga Khan ! L’actuel Aga Khan, Karim Aga Khan, est le fils d’une anglaise qui descendait de Louise de Keroual également !

Jane Birkin vue par votre serviteur.

B. : Et bien le monde est petit ! Pour revenir à vos motivations, quand j’ai parlé de votre livre à mon père, il m’a dit qu’il aimerait savoir, je cite, ce que Louise de Keroual « a fait à part faire la pute auprès du roi d’Angleterre » : peut-on dire que mon père a formulé un préjugé moderne sur Louise que vous avez tenté d’atténuer ?

A.B. : Le préjugé n’est pas si moderne que ça puisque déjà, à l’époque, en Angleterre, elle était traitée de putain catholique, de putain française ; elle a peu suscité d’intérêt en France, par contre, en Angleterre, elle a été très étudiée et, en général, de manière très négative. D’abord, elle a joué un rôle diplomatique très important : j’ai travaillé aux archives du Quai d’Orsay à Paris et je suis très surpris de voir l’importance qu’on lui accordait ; en particulier, le Roi recommandait aux ambassadeurs de France, à Londres, d’être toujours à son écoute. Première chose, donc, on lui donnait de l’importance, et certains historiens, y compris en Angleterre, ont dit que c’est elle qui avait permis le rattachement des Flandres au Royaume de France, c’est-à-dire qu’elle a joué un rôle indubitable pour l’alliance de la France et de l’Angleterre contre la Hollande. Il y en a même qui relient l’acquisition de la Franche-Comté parce que dans tout ce contexte diplomatique européen, avec les grandes puissances que sont l’Espagne, le Saint Empire Romain Germanique, l’Angleterre, les Pays Bas, la France, tout ce dispositif diplomatique européen, elle va donc, en favorisant l’alliance entre la France et le Royaume-Uni, jouer un rôle pivot qui va permettre à Louis XIV en particulier, ça c’est intéressant, de…de faire les conquêtes qu’il veut en Europe, en gros. Le tout avec un aspect qui, moi, m’intéresse beaucoup parce que on a eu l’impression que Charles II était manipulé. Or, ce qui m’a beaucoup frappé, il DONNE l’impression de se faire manipuler, y compris par Louise de Keroual : en fait, il n’a que deux objectifs très clairs, assurer au Royaume-Uni la suprématie maritime et développer les colonies du Royaume-Uni hors d’Europe. En particulier, c’est qui lui, avec son frère le Duc d’York, va conquérir les terres hollandaises autour de New Amsterdam qui va donc devenir New York à cause du Duc d’York ; Charles II a joué un très grand rôle pour la colonisation de la côte Est des États-Unis. Donc, concernant Louise, je crois que c’est très réducteur de ne voir que son rôle de maîtresse royale : l’histoire, en général, a été écrite par des hommes mettant en valeur des hommes ; effectivement, en France, ça ne pouvait être qu’un roi, on ne pouvait avoir de femmes sur le trône, et du coup, on a mésestimé le rôle qu’ont pu jouer des femmes, évidemment à leur place dans la mesure où une reine, par exemple, n’avait aucun pouvoir. Mais une maîtresse avait toujours du pouvoir, d’où le rôle, par exemple, de la Pompadour ; un rôle positif ou négatif, mais majeur, et Louise de Keroual a vraiment joué ce rôle-là.        

Louis XIV conquérant.

B. : Vous avez des retombées de la part du grand public, concernant l’image de Louise de Keroual ?

A.B. : Le livre marche bien, c’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Il y en a qui le trouvent un peu ardu à lire, surtout le début : on m’a dit qu’on voyait que j’étais historien ! C’est vrai, je maîtrise assez bien les liens de parenté, par exemple entre les rois, le fait que Charles II soit le cousin germain de Louis XIV, des choses comme celle-là qui jouent un rôle indubitable… Donc, le début, beaucoup de gens le trouvent un petit peu ardu, après, non, en général, ils apprécient en particulier la mise en perspective avec la vie de cour, à l’époque, en France et en Angleterre.

B. : Même si le parcours de Louise reste la trame centrale de votre livre, on a l’impression que vous vous attachez surtout à l’aspect « historial » de l’époque où elle a vécu, c’est-à-dire ce qui fonde cette époque en tant qu’époque : c’est volontaire de votre part ? 

A.B. : Oui, tout à fait ! C’est-à-dire que je pense, d’un point de vue d’historien, qu’on est la femme ou l’homme d’une époque : on ne peut pas vivre aujourd’hui comme on vivait à l’époque de Louis XIV. Et donc, remettre la personne dans son cadre d’époque, je pense que c’est très important ; en plus de ça, je pense qu’on l’étudie trop peu souvent : par exemple, je regrette de ne pas avoir trouvé de menu qu’elle pouvait servir, or, je sais que sa table à Londres était très réputée ! Par contre, j’ai trouvé certains vins que l’on importait à Londres à ce moment-là, comme le Haut-Brion ; j’ai trouvé énormément de tableaux d’elles, on peut donc voir comment elle s’habillait, on peut approcher des modes, comme celle dont je parle à un moment donné parce que ça m’a beaucoup intéressé : on importait des animaux exotiques, dans un premier temps, puis après des petits noirs ! On les appelait des « petits maures »… Ça, c’est quelque chose qu’on n’imagine pas toujours et je pense que ça redonne le cadre de vie sans lequel on ne comprend pas nécessairement les choses parce qu’on se dit « elle aurait pu faire ceci, cela »… Autre exemple, le fait qu’il faille tant de temps pour aller d’un endroit à un autre ; là aussi, les gens ont l’impression qu’on mettait très longtemps, en fait, ce n’était pas si longtemps que ça, mais ce n’est pas non plus aussi vite qu’aujourd’hui ; tout ça joue beaucoup, comme les dépêches qui arrivent… C’est toute cette remise en perspective que je souhaitais donner à ce récit parce que, sinon, c’est une vie de femme et puis voilà ! Si on ne racontait que l’événementiel pur, il n’y aurait pas grand’ chose à dire, d’autant qu’elle est restée fidèle à Charles II une fois qu’elle est devenue sa maîtresse, donc ça pourrait s’écrire en cinq pages : elle est née, elle a grandi… Cela dit, ce qui m’a intéressé aussi, c’est que c’est la seule femme, à ma connaissance qui soit devenue duchesse en Angleterre ET en France par, si j’ose dire, ses seuls mérites, physiques bien sûr mais aussi, je pense, son intelligence, son bon goût à la française : certains ont dit que c’était une espionne, je dirais plutôt une « lobbyiste », c’est-à-dire qu’elle vendait le produit français. J’ai trouvé ça extrêmement intéressant à analyser, mettre en perspective la cour française, qui est la cour de Versailles, qui devient très compassée, très rigide, avec madame de Maintenon en particulier, alors qu’en Angleterre, on a appelé Charles II le « merry monarch », c’est-à-dire le joyeux monarque ! On imagine mal Louis XIV aller dans des tavernes comme le faisait Charles II qui allait boire avec ses sujets…    

B. : Vous dites qu’on ne vivait pas aujourd’hui comme on vivait sous Louis XIV, mais quand on découvre l’époque de Louise, on ne peut s’empêcher de lui trouver beaucoup de points communs avec la nôtre, c’est-à-dire la realpolitik, le poids des relations intimes, très intimes même, dans les prises de décision, les crises monétaires et économiques, les théories du complot et, bien sûr, l’intolérance et le fanatisme. Vous en avez conscience ?  

A.B. : Ah oui, tout à fait ! Les latins disaient déjà « nihil novi sub sole », rien de nouveau sous le soleil ; ce qui apparait, c’est très net, ce sont les ressorts essentiels de l’Homme, c’est-à-dire l’argent, le sexe, la jalousie, l’envie, le goût du pouvoir : ce sont des choses qui sont très très présentes, effectivement, sous des modalités différentes sauf quand on touche à l’homme, c’est-à-dire directement à son corps, à ses goûts et tout ça, c’est un petit peu éternel : le goût du bien manger, du bien boire, le goût du sexe, la maladie, la mort… Après ça, il y a tout ce qui est comme les théories du complot, ça traverse les temps, on les trouve déjà chez les Grecs et chez les Latins : ces bruits qui courent, ces rumeurs…et c’est vrai que ça, c’est d’une grande actualité !

B : En parlant de ces théories du complot, je m’excuse de m’étendre un peu dessus, je considère qu’il y aurait beaucoup moins de gens qui s’y intéresseraient si les agissements des grands de ce monde ne leur faisaient pas se poser un certain nombre de questions…

A.B. : C’est une certitude… Pour l’essentiel du complot qui marque la vie de Louise de Keroual, qui est le complot Papiste, c’est vrai que derrière, il y a un puissant, qui est Shaftesbury, mais je pense plutôt qu’on touche là à quelque chose de très connu qui est la rumeur. Il y a eu régulièrement, dans notre Histoire relativement récente par exemple, des rumeurs de trafic de blanches : des femmes, à Orléans, dans le Nord ou ailleurs allaient dans des boutiques, en général pour essayer des sous-vêtements, et on les enlevait, elles disparaissaient ; c’était totalement infondé et, à chaque fois, on retrouvait derrière des vieux fantasmes, c’est-à-dire qu’en général, c’étaient des commerçants considérés comme juifs… Et là dansla théorie du complot papiste, on retrouve la même chose ; c’est nourri historiquement, bien sûr, par le massacre de la Saint-Barthélémy, l’idée que les catholiques vont massacrer tous les protestants. C’est quelque chose que l’on retrouve à travers l’histoire, comme ça ; après, l’attitude même des grands, c’est vrai qu’on le voit bien avec Louis XIV qui va étouffer complètement l’affaire des poisons : il étouffe les rumeurs d’empoisonnement de Madame parce qu’il sait très bien que si on creuse et qu’on découvre que c’est le chevalier de Lorraine qui a empoisonné Madame, nécessairement, son frère, qui à ce moment-là est son héritier, est au cœur du complot. Donc, il met en cause sa famille la plus directe ! Alors il étouffe. Plus tard, Louis XIV va étouffer aussi l’affaire des poisons avec madame de Montespan, même si madame de Maintenon essaie de la faire prendre, car il sait très bien que ça va éclabousser son règne ; on est là au cœur de tous ces jeux de pouvoir dans lesquels interviennent les puissants, qu’ils soient politiques ou médiatiques, et puis ces rumeurs qui prennent, on ne sait pas très bien comment… parfois, on identifie des gens, comme Titus Oates, mais pourquoi est-ce qu’une rumeur prend, ça, c’est beaucoup plus difficile, c’est que le climat général y est propice. On l’a très bien analysé pour la « grande peur » à l’été 1789. Pendant longtemps, on a cru que c’était un mouvement spontané des paysans qui étaient allés brûler les châteaux. Aujourd’hui, on sait que ; à l’origine c’était un texte préparé à Paris, dans les officines révolutionnaires, et qu’il y a cinq lieux d’où est partie la grande peur : on les a très bien identifiés ! C’était complètement préparé, ça a été théorise avant, on a un modus operandi très précis ! C’est un petit peu ce que fera Lénine quand il va propager la révolution bolchevik : là non plus, il n’y a rien de spontané comme on l’a dit, c’est quelque chose de très organisé.     

B : On ne peut s’empêcher non plus de trouver que vous avez une certaine sympathie pour Louise, dont vous signalez le bon sens solide de provinciale et que vous tentez de laver de certaines accusations dont elle est l’objet, notamment concernant laquelle elle aurait dilapidé sa fortune au jeu ; cette sympathie, vous la ressentez ?

A.B. : C’est certain ; un historien qui s’appelait Barroux disait « il faut être sympathique à son sujet » ; je suis persuadé que quand on s’intéresse à une personne, même si c’est un infâme individu, au fur et à mesure qu’on l’étudie, on entre en « sympathie » au sens premier du terme, on souffre avec lui, pendant tout un temps, on vit avec lui. Et donc, c’est vrai que, pour peu que ce soit quelqu’un comme Louise de Keroual qui n’est de toute façon, de toute évidence, pas une femme épouvantable, méchante, violente, on entre en sympathie ; et en plus de cela – là, je dirais c’est le vieux réflexe breton ! – comme la plupart des ouvrages anglais et des archives anglaises la vilipendent, en font une trainée, une roulure, une femme sans aucune vergogne, tout ça, du coup, je prends un petit peu le contrepied, sans doute. Et puis alors, à propos de l’argent et du fait qu’elle perde sa fortune au jeu, je me suis dit un matin, en me rasant (y en a qui pensent à autre chose !) : « c’est pas possible qu’une Léonarde perde sa fortune au jeu » puisque les Léonards sont réputés pour être très près de leurs sous ! Et c’est à ce moment-là que je me suis intéressé à ce côté que je n’avais étudié vraiment à fond, à toutes ces dévaluations successives de la monnaie française, c’est-à-dire le fait que le louis perde 65 % de sa valeur en quelques années, lié aux dépenses des guerres de Louis XIV, lié à Versailles… Je savais que la France était ruinée, en difficulté, mais je n’avais jamais mesuré comme je l’avais fait là. Et alors, quand Louise récupère de l’argent, elle mise tout sur le fameux système de Laws, l’Écossais, qui est connu grâce au Bossu de Paul Féval – c’est comme ça que le bossu fait fortune, il prête sa bosse pour signer les bons dans la rue Quincampoix – je me suis rendu compte qu’elle y a perdu 800 000 livres, ce qui est une somme colossale ! C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’elle se replie sur ses terres berrichonnes parce qu’elle a perdu énormément. Mais elle a été tellement loyale, je dirais, envers l’État, que c’est sans aucun problème que l’État lui verse une pension : le Régent, puis le cardinal de Fleury et Louis XV lui verseront jusqu’à sa mort une somme importante. Donc, c’est bien qu’on ne l’estime pas avoir dilapidé comme ça, dans n’importe quoi parce que, à ce moment-là, on ne faisait pas de cadeaux, surtout qu’elle avait plus de soixante-dix ans et que le Roi avait d’autres maîtresses à soigner que les vieilles maîtresses du roi d’Angleterre !

Louise de Keroual.

B : Vous avez choisi, cela dit, pour la couverture, un portrait où elle est tout à fait appétissante : sincèrement, c’est le genre de femme dont vous rêvez ?

A.B. : Dont je rêve, non ; disons que, d’abord, Voltaire, qui était un très fin connaisseur en femmes, dit qu’il l’a vue à soixante-dix ans et qu’elle était toujours très belle et très appétissante. Je dirais qu’elle a une bonne tête et, sur tous les portraits que l’on a, elle a des joues bien rondes ; le Roi lui-même l’appelait fubbies ou fubs, c’est-à-dire celle aux joues bien rebondies, donc un signe de bonne santé, et elle a une tête sympathique. Il y a quelque chose, par contre, qui ne m’aurait certainement pas plus chez elle, c’est qu’elle a beaucoup joué des larmes : elle se mettait à pleurer dès qu’il y avait quelque chose qui la contrariait ; d’ailleurs, dans des pamphlets anglais, on se moque de ça, on l’appelle « la pignouse » ou « la pleureuse »…c’est pas nécessairement très positif !

B : Vous savez, je pense, que l’Agora, le centre socioculturel de Guilers, organise bientôt un spectacle autour de Louise de Keroual…

A.B. : Oui ! Alors là, c’est une histoire un petit peu curieuse : j’avais remis mon manuscrit, donc le livre donc le livre allait peut-être sortir un mois après, il était à l’impression, aux derniers travaux, quand on m’a dit qu’Yves Moraud, le professeur de l’U.B.O. travaillait sur une adaptation de la vie de Louise de Keroual pour un spectacle à Guilers. Je connais très bien Yves Moraud, je l’ai vu, lui non plus ne savait pas que j’écrivais la vie de Louise de Keroual, donc il était allé chercher ses renseignements à droite et à gauche, ce qui fait que ça s’est vraiment fait en parallèle. Alors, depuis, j’ai été contacté par le directeur de l’Agora, j’ai vu les costumes, qui sont magnifiques, je pense que ce sera quelque chose de très très beau qui aura lieu ; mais honnêtement, non, c’est quelque chose qui s’est fait de manière totalement parallèle et par hasard, ça fait partie des hasards de la vie. Mais c’est amusant…

 B : Il parait que le spectacle n’est pas très conforme à la réalité historique…

A.B. : Parmi les vies de Louise de Keroual qui avaient été écrites précédemment, il y en a une qui fait vraiment référence maintenant qui date de 1886, rééditée en 1905, de Forneron ; après, il y a eu Jeanne Delpech, dans les années 1950, puis deux femmes, madame de Huertas et madame Castilho, mais ce ne sont pas des historiennes, alors je dirais qu’elle sont parties sur des apriori favorables à une jeune bretonne ayant réussi sa vie, donc c’est très sympathique, il y a d’ailleurs une bonne documentation. Et puis le dernier ouvrage à être paru, c’est un roman de Joël Raguénès qui invente pas mal de choses. Je ne sais pas exactement quelles ont été les sources d’Yves Moreau, mais je suis sûr qu’il a pas mal travaillé sur Joël Raguénès, donc sur le roman. En soi, ça ne me gène pas du tout parce que c’est pas un documentaire historique, c’est quelque chose qui doit faire rêver, qu’il faut mettre en scène pour reconstituer l’idée qu’on s’en fait ; par exemple, les costumes sont absolument extraordinaires, il y a eu un travail fabuleux de fait là-dessus, le cadre sera le cadre du château d’origine, même s’il est en ruines actuellement… Donc, non, ça ne me gène pas fondamentalement ; maintenant, si on me demande si c’est la vérité historique, c’est vrai qu’il y a pas mal de choses qui laissent à désirer !

B : Vous connaissez Jean Davoust, le directeur de l’Agora ?

A.B. : Oui ! Je l’ai connu il y a pas mal de temps, lorsqu’il était en poste à la maison pour tous du Guelmeur, et on a déjà travaillé ensemble ; mais ça doit faire quinze-vingt ans…

B : Parlons un peu de votre façon de faire : dans bien des cas, quand on ne sait rien de certain, vous vous refusez à trancher en faveur de telle ou telle hypothèse, votre principal critère pour en éliminer une étant son invraisemblance. Je mon trompe ?

A.B. : Non ! D’abord, il y les faits : on peut les vérifier, les recouper ; après cela, dans un cas dans comme celui de Louise de Keroual, on a des certitudes qu’on acquiert dans les archives et, après, on a, par exemple, le cas qui est le plus évident là-dessus, la question de savoir comment elle s’est retrouvée demoiselle d’honneur de Madame ; c’est un poste très prestigieux, Madame étant tout de même une fille de roi, la belle-sœur de Louis XIV. On ne devient pas comme ça demoiselle d’honneur parce qu’on le demande, parce que ça fait envie, on ne dit pas à sa maman, un jour « tiens, j’ai envie de devenir demoiselle d’honneur de Madame » ! Il y a des critères de recrutement très précis. À la suite de certains pamphlets anglais, certains prétendent que c’est le Duc ce Beaufort qui en aurait fait sa maîtresse et qui l’aurait amenée à Paris ; moi, j’ai un petit peu de mal à croire que ce soit ça, surtout quand on voit que le père, en général complice, maudit sa fille parce qu’elle devient la maîtresse du roi d’Angleterre : je pense que si elle était devenue la maîtresse du Duc de Beaufort, qu’il connaissait, ça aurait été encore pire ! Du coup, j’ai cherché d’autres éventualités et j’ai trouvé le débarquement d’Henriette de France à Melon, c’est quand même très proche, et Guillaume de Penancoët de Keroual était là ; je vois effectivement le rôle du Duc de Beaufort, mais protecteur de la famille de Keroual ; et puis surtout, j’ai découvert que Guillaume de Penancoët de Keroual lui-même avait été capitaine dans les gardes du cardinal de Richelieu, ce qui était là déjà aussi une très grande responsabilité à la cour ! Donc, personnellement, il avait déjà une notoriété qui dépassait certainement les environs de Guilers. À partir de ce moment-là, je trouve qu’il faut donner ses hypothèses ; je dirais que chacun se fait son opinion mais, si ce n’est pas vrai, c’est totalement vraisemblable, c’est-à-dire que ça n’est pas une hypothèse qui est à moi. En plus de ça, je veux bien montrer qu’il n’y a pas qu’une hypothèse, que c’est un genre de choses qu’on ne saura jamais parce qu’on n’aura personne pour nous le dire à moins qu’on retrouve des lettres, mais ça m’étonnerait beaucoup…

Le Duc de Beaufort.

B. : Votre écriture fourmille littéralement de points d’exclamation et de suspension qui sont autant de clins d’œil au lecteur, quand vous voulez mettre l’accent sur un fait relativement extraordinaire ou, surtout, quand vous plaisantez, par exemple quand vous rappelez la réputation de parcimonie des Léonards : vous en avez conscience ?

A.B. : Oui, tout à fait ! Certains trouvent ce livre ardu, mais il est quand même destiné au grand public ; j’ai un petit peu de mal, parfois, à me départir du style universitaire, du coup je pense qu’il faut établir une connivence avec le lecteur. Comme je suis moi-même assez extraverti, c’est vrai que oui, j’ai tendance probablement à abuser des sous-entendus par points de suspension, laissant le lecteur imaginer ce que l’on peut imaginer…       

B. : Vous êtes docteur d’État en Histoire : je sais d’expérience que quand on débute dans la recherche, en tant qu’étudiant, on nous apprend un certain nombre de règles ; continuez-vous à appliquer celles que vous avez apprises durant votre formation ?

A.B. : Ah, complètement, oui, je pense que historien, c’est un métier ; ça devient une habitude, on a la chance de pouvoir lire les textes d’archives… L’écriture de Louise de Keroual pose problème parce qu’elle écrit quasiment phonétiquement ; il faut lire à voix haute, ça c’est clair ! Toutes les lettres de Louise, je les ai lues à voix haute pour comprendre ce qu’elle voulait dire ! Pour le reste, je pense qu’on lit couramment cette écriture ; moi, je fais des fiches, je prends des notes, j’ai travaillé à peu près deux ans là-dessus et puis après j’organise tout ça parce que, pour un livre grand public surtout, mais même autrement, il est difficile de faire un livre purement chronologique dans la mesure où il y a des faits, par exemple le style de vie, je pense à ses appartements à Whitehall, des choses comme cela, qu’on ne peut pas mettre dans le fil du discours, sinon ça serait des choses très hachées. Même chose, je n’ai pas mis nécessairement en relation les aventures de Charles II, qui a eu beaucoup de maîtresses, parfois en parallèle avec Louise de Keroual, et les grands faits politiques du moment parce que, là aussi, comme il gardait ses maîtresses et qu’il restait souvent ami avec elles, on ne peut pas saucissonner certaines choses et il faut trouver le moyen de les mettre en œuvre et voir comment on estime pour soi que ça s’organise le mieux. Mais au départ, la méthode de recherche elle-même est toujours la même.  

B. : Qu’est-ce qui vous a été, parmi les ressources disponibles, du plus grand secours pour l’écriture de ce livre ?

A.B. : Les archives diplomatiques, d’une part, et, d’autre part, vu le personnage, les pamphlets anglais : il y en a eu une foultitude, c’est un peu comme les Mazarinades, on en a eu plein, plein, plein ! Et comme aujourd’hui, on y a accès en ligne, c’est extrêmement intéressant. Oui, si je fais le bilan, c’est surtout ça qui m’a guidé, mais, là aussi, c’est parce que je partais d’une problématique qui était, d’un côté, la maîtresse royale de Charles II vilipendée par les Anglais, donc un peu ce que l’on abordait au départ, c’est-à-dire la putain française, et d’autre part, est-ce que réellement elle avait joué un rôle. Et ce qui me faisait croire qu’elle avait joué un rôle, c’est que Louis XIV n’accordait pas facilement des duchés et encore moins le titre de duchesse à tabouret, c’est-à-dire le droit de s’asseoir en présence de la reine et du roi : c’était un privilège après lequel couraient plein de gens. D’ailleurs, j’ai découvert là aussi la jalousie de madame de Sévigné à l’égard de Louise de Keroual ! Ça m’a beaucoup frappé parce que je voyais madame de Sévigné comme une gentille petite dame s’occupant de sa fille et j’ai découvert quelqu’un qui, quand elle n’aimait pas… Je savais qu’elle avait une langue très belle et très acerbe, elle écrivait beaucoup mieux que Louise de Keroual, sans aucun doute, mais j’ai découvert, en fait, des jalousies de femmes à la Cour qui étaient assez amusantes.

Madame de Sévigné.

B. : Quels sont vos projets, à présent ?

A.B. : J’ai deux projets d’écriture qui sont en cours, dont un qui est directement lié à Louise de Keroual : mon éditeur parisien, France-Empire, ayant lu Louise de Keroual, m’a demandé d’écrire une vie de Charles II. Parce qu’il faut dire que mon éditeur est quelqu’un du Sud-Ouest qui aime beaucoup Henri IV, qui a beaucoup écrit sur Henri IV et tout son entourage, et qui évidemment a été complètement fasciné par le fait que Charles II est un petit-fils d’Henri IV. J’ai accepté avec grand plaisir parce qu’être édité par France-Empire, c’est toujours un plaisir, j’ai déjà eu plusieurs livres chez eux, et en plus de cela, pour le cas présent, j’avais accumulé énormément de documentation sur Charles II puisque, en étudiant Louise de Keroual, le personnage central, c’est avant tout Charles II : le destin de Louise de Keroual tient à Charles II. Du coup, j’ai accumulé plein de choses. La perspective va évidemment être différente : ce sur quoi je travaille actuellement au point de vue recherches est la jeunesse de Charles II parce que, quand Louise arrive, il est déjà roi établi depuis dix ans et donc c’est la période qui précède qui me demande le plus de recherches, mais c’est assez fascinant, d’autant que le personnage lui-même est «  the merry monarch », donc ça m’intéresse. Sauf que, là encore, pour moi qui suis historien maritime, ma problématique, c’est ce que j’exposais au tout début, c’est que, en fait, derrière l’apparence de frivolité, d’amusement, de jeu, il a réussi à garder l’unité de l’Angleterre, ce qui n’était pas évident après la parenthèse de Cromwell et la décapitation de son père ; d’ailleurs, son frère va perdre le trône trois ans après ! Deuxième prouesse, il a définitivement fait de la marine anglaise la première marine européenne ; et du point de vue des colonies, il a conquis beaucoup de colonies outre-mer. Donc, ce que je veux montrer, c’est : « joyeux monarque », certes, mais beaucoup moins futile et frivole qu’on ne l’imagine souvent parce que, même en Angleterre, les Stuarts ont mauvaise réputation : ça a été la parenthèse catholique, écossaise… J’aime bien réhabiliter un petit peu les gens quand ils ont mauvaise réputation, c’est un petit peu un défi, c’est intéressant…

Charles II, "the merry monarch".

Le second projet, c’est un personnage là aussi, je suis un petit peu monomaniaque, que j’ai rencontré parce qu’il est lié à Brest et à la marine, c’es John Paul Jones, un corsaire écossais – je suis vraiment très versé, en ce moment, chez les gens du Royaume-Uni ! – qui est passé au service de l’indépendance américaine : il a été corsaire américain pendant la guerre d’indépendance américaine et il a été en service pendant à peu près neuf-dix mois à Brest où il a ramené ses prises de guerre. C’était un compagnon très proche de Franklin et il a joué un rôle majeur dans les victoires navales des insurgés américains ; il n’y en a pas eu beaucoup, mais il a eu un rôle de corsaire très très actif. Il en a été récompensé par Louis XVI qui lui a donné une épée d’honneur et cætera, et, à la fin de la guerre d’indépendance, il s’est engagé au service de la grande Catherine de Russie et il est devenu amiral russe ; il est ensuite rentré à Paris où il est mort et, pour montrer l’importance du personnage, le président Theodore Roosevelt, au début du XXe siècle, a envoyé une mission pour retrouver le corps de John Paul Jones qui était enterré à Paris ; on l’a retrouvé, donc on a une photo de John Paul Jones, de son visage parcheminé, tout comme Henri IV dont on a une photo maintenant, et on a transporté le corps de John Paul Jones aux États-Unis, à Annapolis, et là, on lui a fait un tombeau, dans lequel il est toujours, qui est exactement la reproduction du tombeau de Napoléon aux Invalides ! Et il est considéré comme le père de la marine américaine ! Donc, c’est un personnage hors de commun pour les États-Unis.   

John Paul Jones.

B. : Personnage un peu rocambolesque, hein ?

A.B. : Oui, tout à fait, mais j’aime bien ce genre de personnage !

B. : L’année prochaine aura lieu Brest 2012 ; vous participez à cette célébration ?

A.B. : Oui ; alors, là aussi, c’est un projet que je mène avec un ami qui était responsable des associations pour  les fêtes précédentes et, là, il a souhaité faire un spectacle historique ; donc, le projet est parti, on va reconstituer le quai de départ de La Pérouse, avec deux cents à trois cents figurants, habillés en costume d’époque, on va faire appel aux vieux métiers, il y aura des scieurs de long, des tonneliers, etc. Sur scène, il y aura des petits moments de théâtre, de musique, de danse, etc. Par exemple, on va reconstituer une séance de l’académie de marine juste avant le départ de La Pérouse. Cela aura pour cadre, entre autres, un bateau suédois qui est, normalement, la reconstitution d’un bateau de 1795, l’année du départ de La Pérouse. Donc, ça devrait être quelque chose d’assez intéressant…

B. : On l’espère ! Dernière question, qui est un petit peu décalée par rapport à tout ce dont on vient de parler : je me souviens que, peu avant les présidentielles de 2007, je vous avais demandé, parce que vous avez connu plus de gouvernements de droite que moi, s’il fallait avoir peur de Nicolas Sarkozy ; vous m’avez répondu qu’objectivement, oui, considérant que c’est un homme qui ne sait pas garder son sang froid. Avec le recul, vous maintenez cette position ?

A.B. : Ah oui, je pense. Même si aujourd’hui il semble un peu plus rasséréné, je pense que le personnage, derrière, continue à être imprévisible ; je suis toujours très méfiant, c’est vrai…

B : Ce sera le mot de la fin ! Allez, kenavo ! 

Alain Boulaire, Louise de Keroual, 188 pages, éd. Le Télégramme, 18€.

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