La salle d’attente

 

La salle d’attente du médecin est bondée. Jules Renard disait que s’il existait une maison du bonheur, la pièce la plus grande serait la salle d’attente. C’est très exagéré: s’il y avait une maison du bonheur, les loyers en seraient si exorbitants que la salle d’attente serait sur les trottoirs alentour, où l’on subirait sans regimber les variations hygrométriques et barométriques en espérant vainement une hypothétique Journée du Patrimoine  pour faire un très bref tour du propriétaire.

Bref, je n’attends pas le bonheur mais le médecin. Je me crois en salle d’attente, donc j’y suis. L’ambiance est glaciale, si bien qu’on s’y ennuie à pierre fendre. Sur la table basse au milieu de la pièce sont soigneusement alignés des revues traitant de rugby, et des magazines féminins. Je ne m’intéresse pas au rugby, et je jette donc mon dévolu sur un canard portant le nom d’un pronom personnel féminin. Quoi qu’on puisse en penser, j’aime beaucoup cette littérature: outre qu’elle possède un goût très sûr en matière de dessous, j’envie sa gaie frivolité. Et j’ai appris tellement de choses sur l’épilation que je peux faire disparaître la moindre pilosité de mon épiderme dans le noir et sans outil.

Mais si je suis là, c’est que je suis malade. A moins que ce ne soit l’inverse. Bientôt, je suis en proie aux hallucinations, les caractères imprimés dansent sous mes yeux, et les mannequins photoshopés menacent de me succuber pendant mon sommeil. Je referme le magazine et le jette à son emplacement d’origine. Mes compagnons d’infortune sont silencieux, sauf deux dames assises en face de moi. L’une d’elle se plaint de grossir à vue d’oeil. Encore absorbé dans ma lecture, j’avais bien cru voir ses jambes énormes se rapprocher, mais j’avais mis cette impression sur le compte de la fièvre. Mais très vite, sa bedaine gonfle, gonfle et occupe presque tout le volume de la pièce, me rejettant contre le mur du fond.

Au bord de l’apoplexie, cerné entre la tapisserie d’un goût douteux comme toutes les tapisseries et le ventre de la rombière, je parviens à m’emparer de mon briquet et à allumer une touffe de poils qui dépasse de l’immense cratère que forme son nombril. Très lentement, l’étincelle remonte la mèche, ma vue se trouble et je sens l’heure du trépas se rapprocher, et quand enfin le feu atteint sa cible, la ventripotente patiente se dégonfle dans une trille suraigüe, virevolte autour du lustre et s’enfuit par la fenêtre. Une secrétaire médicale impassible, armée d’un balai et d’une pelle, jette les patients exsangues et bleuis par la pression formidable de l’épigastre géant par la même fenêtre et regagne son bureau.

Il ne reste que moi et mon voisin de droite. Ce dernier, encore sous le choc, me prend par le bras et me supplie de lui rédiger une ordonnance. J’ai horreur qu’on me touche, et je ne m’explique pas qu’à l’ère du wi-fi, d’inopportuns violeurs d’intimité se sentent obligés de me palper pour vérifier si la connexion entre la vibration de leurs cordes vocales et celle de mes tympans fonctionne de façon optimale. Sur une feuille blanche, je lui administre un traitement à base de cyanure et de camomille, et le recommande à un confrère pour l’ablation des avant-bras au niveau du coude. A peine ai-je encaissé ses vingt-trois euros que le médecin, le vrai, se présente et requiert ma présence en son cabinet.

Lui aussi va me toucher, mais c’est pour mon bien-être. Armé de son stéthoscope, il commence à m’ausculter, et fronce les sourcils.

« C’est curieux, dit-il, je n’entends pas votre coeur.

– Veuillez pardonner mon étourderie, votre Sommité Hippocratique, mais comme vous habitez au quatrième étage, j’ai pris la précaution de mettre mon coeur dans un bocal, sans quoi, arrivé au sommet des marches, il bat, il me bat, me roue de coups, et je rechigne à me montrer plein de contusions et d’hémoglobine devant votre autorité immaculée.

– Sage précaution. Les trois premiers étages sont le domaine des microbes, je n’y suis plus descendu depuis mon installation, Je pense qu’il est inutile de vous préciser que nos rapports de voisinage sont pour le moins tendus. Toutefois, une question me brûle les lèvres: pourquoi avoir rempli ce bocal d’huile d’olive plutôt que de formol dont les propriétés désinfectantes sont nettement plus avérées?

– Je vous en demande encore une fois pardon, votre Excellence Esculapienne, mais je ne bois point d’eau, et je n’ai pu polymériser le le formaldéhyde pour en faire une solution aqueuse.

– Qu’il en soit ainsi. Je vous prescris une interdiction d’ivresse totale.

– Comment? Plus d’ivresse? Plus de vin, plus de peinture, plus de livres, plus de musique, plus de promenades sauvages, plus de création, plus de zutisme contre les interdits, plus d’extase au contact d’un être humain dont je tolère le toucher, plus de nouveauté, plus de soif rimbaldienne et d’appétit pantagruélique? Mais, votre Altesse Asclépionique, n’êtes-vous point chargé de soigner, de guérir, de soulager, plutôt que de faire mourir de chagrin et d’ennui?

– On meurt aussi d’ivresse. Mais l’ennui et le chagrin, comme le formol, vous conservent plus longtemps, pour le bien-être commun et la santé publique ».

Puisque je savais désormais rédiger des ordonnances, je n’avais plus besoin de lui. Il me proposa de garder mon coeur pour faire une marinade. J’accèdai à sa requête, à condition de garder l’huile et le bocal. Sitôt sorti de son cabinet, je répandis l’huile sur les escaliers, et me laissai glisser jusqu’au rez-de-chaussée à l’insu des voisins microbiens.

En route vers une autre salle d’attente.

 

 

 

 

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