Faut-il pendre les économistes avec les tripes des politiques? La question mérite d’être posée et la perspective est alléchante en ces temps de crise(s), puisque sans ces deux tristes corporations, nous, dispendieux citoyens insoucieux du bonheur du marché, n’aurions même pas remarqué que plus ça va, moins ça va. Un peu comme s’il n’y avait pas de médecin, il n’y aurait pas de maladies.
A entendre nos élus qui nous expliquent avec force circonlocutions et paraboles de bois tout ce qu’il faut faire pour nous sortir de la mélasse, et nos glorieux économistes médiatiques qui avaient tout prédit cinq ans après la bataille, la crise ressemble à une entité mystique, une sorte de virus qui mute à chaque fois qu’on administre à l’économie un vaccin ou un placebo comme le traité européen de stabilité, un hydre fantastique à qui il repousse deux têtes quand on lui lime une griffe. A de rares exceptions près, politiques et économistes sont donc aussi efficaces et utiles qu’une aspirine contre une tumeur au cerveau, qu’un ministre de l’Écologie dans un gouvernement socialiste pro-nucléaire, ou qu’un témoignage chez Jean-Luc Delarue quand on aurait besoin d’une bonne psychanalyse.
Il faut dire que depuis Adam Smith et Jean Baptiste Say, les apôtres de la « main invisible du marché » et du laisser-faire l’économie c’est une grande fille qui sait administrer son foyer tout seul, les économistes (libéraux) considèrent leur discipline comme une science exacte, alors que la fameuse main invisible relève de la même croyance optimiste que la vie après la mort. Si un physicien se contentait d’expliquer l’univers par une main invisible, ou si un mathématicien expliquait la théorie des nombres premiers par le même ressort, tous ses collègues se foutraient bien de sa gueule, et ce ne serait que justice. Et pourtant, c’est toujours le modèle qui a cours aujourd’hui, avec quelques modernisations comme la théorie de la monnaie, les divagations de Schumpeter, j’en passe et des meilleures jusqu’à Thatcher, Reagan, Sarkozy, et le président normal qui n’a pas l’air de savoir ce que veut dire socialiste.
Pour faire court, le fameux marché est l’alpha et l’oméga de la science économique. Le problème, c’est qu’on ne sait toujours pas qui c’est, ce fameux marché. S’il pouvait envoyer son fils se faire zigouiller sur Terre pour nous donner deux ou trois indices, on pourrait se faire une idée, mais non, c’est une divinité cruelle et sauvage qui réclame toujours plus de sacrifices. Adam Smith pensait que la monnaie n’était qu’un voile, une valeur d’échange qui ne pouvait être désirée pour elle-même, et il précisait même que pour que son système fonctionne il fallait que les acteurs économiques soient d’une moralité irréprochable. Ah le con, je sais pas dans quelle boîte à Bisounours il achetait sa cocaïne, mais c’était de la bonne. Depuis, Freud, qui n’était pas moins cocaïnomane, a démontré que l’argent était désiré pour soi, et que ce désir renvoyait à la pulsion de mort. Et l’expérience a prouvé que les dogmes libéraux comme la concurrence libre et non faussée ou la libre-circulation, même (et surtout) les capitalistes les plus acharnés s’en tamponnaient la carapace comme de leur premier plan social. Et les politiques qui savent tout les ont rarement contredit, car un mandat ne dure que quelques années alors que le marché est éternel, amen.
Dans cette orthodoxie libérale, il y a quand même eu des protestants pour dire que l’Eglise se foutait un peu de la gueule des croyants. Ces hérétiques réformistes nient l’omnipotence du marché, considérant que si on a créé la démocratie c’est pas pour se faire passer la main au panier par la main invisible (pourtant l’avènement de la démocratie n’a pas été pour rien dans la naissance du capitalisme) et que l’État serait bien inspiré d’instaurer la laïcité en terme d’économie. En France, on a notamment eu le Front Populaire, et aux États-Unis le New Deal. Avant les dernières présidentielles, un mouvement nommé « Roosevelt 2012 » a interpellé le candidat normal pour lui proposer une batterie de mesures de bon sens pour sortir de la crise. Les quinze propositions du collectif, inspirées du travail de Pierre Larrouturou, font un diagnostic extrêmement juste des ravages du capitalisme, et fournissent de nombreuses pistes de réflexion (comme l’économie sociale et solidaire), même si elles se cantonnent à un réformisme pas trop violent. Elles comportent toutefois un paradoxe: les signataires entendent susciter un sursaut citoyen, et en même temps en appellent aux élus. Peut-être suis-je un peu cynique, mais quand un élu en appelle à la citoyenneté, je pressens la mauvaise nouvelle. Alors que quand les citoyens sursautent pour faire peur aux édiles au fondement mollement installé sur leur trône précaire, je reprends deux fois des nouilles et je bois une bouteille de vin de plus.
Enfin, dans le grand foutoir de l’œcuménisme économique, il y a les athées. Ainsi, Marx et Engels, que les simplificateurs démagogues assimilent toujours à Staline, avaient tout prévu de la crise actuelle, de la concentration des moyens de production aux mains d’un petit nombres d’oligarques à la crise des crédits ou subprimes jusqu’à la paupérisation de la bourgeoisie (les classes moyennes) au profit de l’oligarchie, tout y est, vous pouvez vérifier au lieu de regarder les Experts. La prophétie est impressionnante, les solutions proposées un peu moins. La collectivisation d’accord, la dictature du prolétariat tu peux te brosser. Et quand on est allergique à l’autorité, il y a les économistes anarchistes, comme Proudhon, Fourier (mon préféré) et de plus modernes, qui considèrent le travail non pas comme un des dix commandements mais comme un moyen de se procurer un toit et de quoi manger à sa faim sans trop se fouler et sans penser à faire carrière comme la majorité des esclaves contemporains. Les premiers, ils ont eu l’idée que l’économie était plus efficace à l’échelon local, que la gratuité et le partage valaient mieux que le salaire et que la propriété intellectuelle, et que le local n’empêchait pas le global, comme le disait je ne sais plus quelle marque d’usurpateurs pour vendre sa camelote. Un très grand nombre de mesures dites novatrices reprises par les altermondialistes et par la gauche amorphe et inerte ont été émises il y a cinquante ans ou un siècle par les anars. A titre d’exemple, Linux et toute la gamme de logiciels libres, les coopératives ou les mutuelles reposent sur ces idées.
En résumé, la prochaine fois qu’on vous enjoindra de glisser un bulletin dans une urne, si on vous suggère une politique « réaliste » pour sauver la Grèce ou notre mode de vie, ou si l’on vous propose un SMIC à 2000 euros pour 32 heures par semaine, vous pourrez dire que ce n’est pas assez bien pour vous, car enfin nous ne sommes pas des bêtes de sommes. Les seuls économistes dignes de confiance (et il y en a!) sont ceux qui en appellent à la créativité, à la résistance, à la paresse, et à la joie de vivre, et surtout pas ceux qui mettent leur tête de François Fillon à la télévision pour juger de l’importance d’une variation des taux d’intérêt sur le marché des changes.
Nietzsche disait que quiconque ne dispose pas au moins des deux tiers de sa journée est un esclave. Alors mordons la main invisible qui nous empêche de dormir tout notre saoul.