Format Poche

 

Monsieur Kora était un vieil homme rouge et corpulent, aux gestes lents, courts sur pattes, dont le regard sans cesse inquiet évoquait un animal apeuré que la vie rebutait. Il était saturé de peurs, de colères, de frustrations et de vin rouge. Autrefois orateur hors pair au barreau de la capitale, quelques mésaventures l’avaient rendu méconnaissable pour ses pairs et plongé dans une misère telle qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il n’avait plus rien de l’homme qu’il avait été. Il était aujourd’hui aussi inutile qu’une vieux torchon de plancher. C’était pourtant lui qui transportait, du bout des doigts, toute sa petite famille lors de leurs sorties à l’extérieur. C’était pourtant lui, l’homme de coeur, qui avait tout mis en oeuvre afin de protéger sa famille contre les relents méphitiques de cette société qu’il avait tant de fois cotoyé.

Lorsque l’incident se produisit la première fois, ils étaient sortis voir un film au cinéma. Il les entendait gesticuler et se disputer entre eux de leurs voix fluettes et presque inaudible pour qui n’y prêtait guère attention. Ses deux garçons, Jim et Keith, sautaient pour s’agripper aux revers de la poche, restaient quelques secondes suspendu ainsi, essayant de suivre les images projetées sur la grande toile tendue devant eux, pour finir par retomber. Nola, elle, avait utilisé une petite pointe en acier acéré, pour percer un petit trou en bas de la poche. Ce qui lui permettait d’observer un peu le monde par ses propres yeux. Mais le remue-ménage intempestif de ses frères l’empêchait de garder les yeux en face du trou et de suivre l’intrigue. Elle ne put ainsi pas profiter pleinement du film. Elle avait tellement bataillé pour aller le voir. D’habitude, son avis n’était pas pris en compte. D’ailleurs, d’habitude, elle se taisait… Une fois elle avait suggéré que l’on établisse un système de rotation permanente quant à la personne qui choisissait le thème de la sortie mensuelle que le patriarche leur accordait. Elle n’avait pas l’impression d’avoir dit cela d’un ton impérieux. Elle ne voyait juste pas pourquoi c’était son père qui décidait de tout. Mais son père lui avait répondu d’un ton péremptoire qu’elle ferait ce qu’on lui dirait tant qu’elle ne vivrait pas sous son propre toit. Et sa mère qui ne pipait mot… Oh comme elle la haïssait !

Etant de nature sentimentale et nostalgique, elle, l’ainée, se laissait parfois aller et repensait au temps où elle pouvait se déplacer d’elle-même. Une vie hors de la cage, hors de la poche. Une vie tout simplement. Elle avait récemment essayé d’aborder ce sujet avec ses frères, quelque peu prosélytique, prenant sa mère à témoin (qui prenait un ton sibyllin à chaque fois que le sujet était évoqué). Mais pour eux, trop jeunes pour avoir connu autre chose que l’intérieur sombre de la poche paternelle ou encore le mur blanc dans la pièce vide et effrayante qu’ils occupaient la nuit, tout cela n’était rien de plus qu’une vieille histoire, un conte,  dont ils entendaient parfois parler depuis la petite enfance, sans qu’ils n’aient jamais vraiment compris de quoi il retournait. La version officielle était la maladie. Malades qu’ils étaient… Et d’après M. Kora, c’est grâce à ce paternalisme poussé à outrance qu’ils étaient encore en vie. Mais Nola, elle, n’y croyait pas une seconde. D’ailleurs, la vie pour elle ne pouvait pas se résumer à ce triste ersatz qu’elle supportait depuis déjà trop d’années. Elle se souvenait presque de tout ce qui faisait son ancienne vie mais ne parvenait pas pour autant à fournir une explication tangible à ce qui leur était arrivé. C’est ainsi qu’elle s’était lentement, au fil du temps, résigné et avait progressivement enfouie au plus profond d’elle-même toutes ces choses qui faisaient qu’autrefois elle s’était sentie vivre. L’amertume cohabitait déjà avec elle alors même qu’elle n’avait pas encore atteint l’Age adulte.

Ce n’était que lorsqu’elle avait vu à la télévision, par hasard, alors qu’elle épiait son père, que le dernier  film de son réalisateur préféré devait sortir dès le lendemain, qu’une émotion très lointaine remonta alors en elle pour finir par la submerger totalement. Comme une prédisposition atavique qui chaque jour gagnait un peu plus de terrain en son for intérieur. Nola prit soin d’attendre le lendemain avant de mettre à exécution le plan qui avait pris forme dans sa tête. Elle devait absolument parvenir à convaincre son père.

Le premier jour, elle se heurta à un roc. Idem pour le second. Le troisième ne lui redonna pas plus d’espoir. Le quatrième lui fit perde le peu d’espoir qu’il lui restait. Et ainsi de suite. Cela dura près de trois semaines. Le film en question n’avait pas explosé au box-office. Les projections devenaient ainsi de moins en moins nombreuses et plus tardives. Elle estimait qu’il lui restait quatre jours voire cinq, avec beaucoup de chance, pour parvenir à convaincre son père avant que le film ne soit plus en salles. Le pari paraissait perdu d’avance, et tous les soirs, de sa cage, sa mère la décourageait ; lui conseillant de renoncer à cette idée stupide. Mais elle s’était battue jusqu’au bout et enfin, un soir, son père céda. Elle l’entendit grommeler une réponse qui semblait affirmative et alla jusqu’à reposer la question une fois de plus, et obtint cette fois la promesse qu’ils iraient tous voir le film en question dès le lendemain soir, pourvu qu’elle la ferme et retourne dans sa cage en silence et sans protester. Le match de foot, moment presque religieux pour M. Kora, venait de commencer. Elle s’exécuta, des étoiles dans les yeux. Elle comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus de lui maintenant mais s’en fichait éperdument. Elle avait eu ce qu’elle voulait. Elle avait retrouvé cette détermination qui autrefois l’animait et se sentit ainsi renaitre. Elle retourna se coucher tranquillement dans sa cage, le sourire aux lèvres. Elle voulut partager sa joie avec ses frères et même avec sa mère, mais tout ce petit monde dormait déjà à poings fermés. Elle n’avait rien ressenti d’aussi intense depuis des années. Le simple fait d’exprimer son opinion, de contredire son père, pour finir par le faire cédé, avait réveillé une force en elle qu’elle avait cru disparu à jamais. Elle pensa encore à un bon nombre de choses avant que ses yeux ne finissent par se fermer d’eux-mêmes et qu’elle trouve le sommeil.

Elle fut réveillée quelques heures plus tard par le claquement lourd et sec de la porte d’entrée. M. Kora était parti au travail. Elle maudit son père un instant puis chassa sa colère et décida de réveiller les autres en entonnant, depuis sa cage, un petit chant improvisé sur sa petite victoire de la veille. Sa chanson n’eut pas l’effet escompté. Ses deux frères sourcillèrent à peine. Keith se contenta de tourner lentement la tête, le regard hagard, et d’essayer en vain de comprendre pourquoi sa sœur semblait de si bonne humeur avant de se rendormir, Jim ne daigna pas bouger un cil et continua de ronfler comme si de rien n’était. Sa mère se frotta les yeux, lâcha le bâillement mécontent de celui dont le sommeil a été abrégé de force mais ne put s’empêcher de réprimer un léger sourire. Ce sourire, aussi furtif soit-il, n’échappa pas à la vigilance de Nola. Ainsi sa mère n’était peut-être pas complètement devenue la femme faible et fade qu’elle s’était figuré. C’était comme si ce sourire avait pu effacer ces huit dernières années et leur rendre la vie qui leur avait été volé.

Nola remarqua alors que sa mère la regardait de manière insistante et quelque peu étrange ; un peu à la manière dont  l’on regarde les singes au zoo. C’est limite si elle ne sentait pas les cacahuètes rebondir sur son corps. Mme. Kora secoua le plus jeune de ses frères et ses cris plaintifs réveillèrent le plus vieux. Ils se frottèrent tous deux les yeux et se mirent à regarder Nola sans comprendre ce qu’il se passait. Ils suivirent leur mère hors de leurs cages et s’approchèrent de celle de Nola.  Qu’est qu’il leur prenait tout à coup ? Nola sortit de sa cage également, mais de façon tellement gauche que son front heurta la partie supérieure de l’huisserie métallique et rouillée. Elle baissa la tète, sortit, et ce n’est qu’en arrivant à leur hauteur qu’elle comprit.

Elle dépassait maintenant sa mère et ses frères en taille d’au moins une tête alors que la veille encore, Jim se moquait de sa petite taille. Elle passa presque toute la journée à réfuter les théories, plus grotesques et enfantines les unes que les autres, que ses frères se faisaient un plaisir d’élaborer pour trouver une explication à son état. Ce n’est que bien plus tard, allongée dans sa cage, alors que son père les avait, comme promis, conduit au cinéma, pour voir le film dont elle n’avait pas pu profiter, qu’elle put enfin trouver le calme nécessaire pour réfléchir à la question. Elle n’en dormit pas de la nuit et ce n’est qu’au petit matin, qu’elle pensa détenir la clé de l’énigme. Elle décida donc de tenter une petite expérience afin de confirmer ses suppositions. Elle sortit de sa cage, fit quelques pas, droite, fière, presque sure d’elle même, scrutant le halo de lumière jaune qui venait du couloir et qui s’infiltrait par endroits dans la pièce, puis se mit en route en direction de la cuisine. Elle avait beau avoir une tête de plus que les autres, elle n’en restait pas moins minuscule ; et elle n’avait aucun plan en tête. Elle n’en  avait guère besoin. A peine avait-elle fait son entrée dans la cuisine, que son père la chassait de revers de la main, la priant de retourner dans sa cage, qu’ils avaient une entente, et que si elle ne respectait pas les règles qu’il avait fixé, les cages seraient cadenassés à nouveau. Subitement, elle se surprit alors à crier toute son âme à son père, à lui dire tout ce qui aurait du être dit depuis des années déjà. Elle n’en avait plus rien à foutre…Elle criait de plus en plus fort, à un tel point que les larmes finirent par couler. Plus elle criait et plus elle grandissait… Son corps semblait se tordre et se tendre sous la pression qu’elle avait accumulée.

Alors le regard de Monsieur Kora prit une autre expression. Nora y lisait maintenant de la terreur. Elle hurlait tellement fort qu’elle ne comprit pas un traitre mot de ce que son père lui dit. Il semblait vouloir l’avertir de quelque chose mais ses mots se perdaient dans les cris de sa fille et elle, ne parvenait plus à s’arrêter. Et elle n’en avait pas l’envie. Il était trop tard pour la modération. Toute la rancœur qu’elle avait accumulée ces dernières années lui fit perdre tout contrôle. Nola s’apprêtait à porter l’estocade dans la cuisse de son père lorsqu’elle sentit une vive douleur dans le dos, dans les bras, dans les jambes, puis dans chacun de ses membres. Ses muscles éclatèrent sous la pression de ce développement soudain. Elle hurlait maintenant comme un animal blessé. Toute expression humaine quitta presque instantanément son visage autrefois si bienveillant. Ses mains se flétrirent jusqu’à n’être plus rien d’autre qu’une file pellicule rose sur ses os apparents. Cette décomposition s’étendit au reste de son corps. Ses cris déchiraient le silence qui régnait chez les Kora. Cela dura un petit moment.  Elle s’évapora ensuite subitement dans un nuage de cendres rouges qui brulèrent quelque peu le lino sur le sol. Et tout cela sous les yeux effarés de son père qui était resté là à observer la mort de la seule de ses filles.

Monsieur Kora avait tellement redouté cet instant qu’il ne semblait pas croire au spectacle auquel il venait d’assister. Il courut, inquiet, dans la chambre aux cages pour trouver le reste de la famille aligné au centre de la pièce, l’oreille tendue, le regard apeuré et interrogateur de ceux qui aimeraient la vérité mais en ont tellement peur qu’ils ne font rien pour la découvrir. En le voyant débouler ainsi, ils se firent discret. Comme si rien de tout ça nétait arrivé. Malgré les cris d’horreur de Nola, ils étaient tous restés bien sagement dans la chambre. Ils avaient suivi les règles. Et ils étaient en vie…

Quelques jours plus tard, M. Kora pris la décision de procéder à une ablation de la langue des membres restants de sa petite famille qui s’y prêtèrent avec docilité ; pour les protéger d’eux-mêmes, se disait-il comme pour se dédouaner de ce dont il était encore le seul à avoir connaissance…

 

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