Le monopole du soleil

 
Je me réveille d’un seul coup. Je suis nu comme un ver, et bordel, j’ai horriblement froid. Pas de doux cocon bien chaud ce matin. Réveil agressif. Une horreur. C’est quoi ce délire ?  Je ne comprends pas tout de suite que quelque chose ne tourne pas rond, encore à moitié endormi que je suis. C’est Sophie, qui la première, trouve l’erreur dans le tableau. Elle ne m’en touche pourtant pas un mot. Son regard change juste brusquement du tout au tout. Je la vois alors détourner la tête et s’adosser à la fenêtre pour me regarder droit dans les yeux. C’est seulement là que je m’en rends compte…

Putain ! Tout mais pas ça ! Notre soleil a disparu. Et toute trace de chaleur également. Le sol est glacé et je suis obligé de mettre chaussettes plus pantoufles. La cuisine change subitement d’atmosphère. Elle s’assombrit.  Je vais devoir aller rebrancher l’électricité dans la cave. Heureusement que j’ai tout de même conservé les anciennes installations de l’époque. Je savais déjà que ça pouvait dépanner.

« Qu’est qu’il se passe ? » hurle Sophie, à côté de moi,  directement dans mon oreille droite.

–         Ne me dis pas que tu as encore oublié de payer la facture ? lui réponds-je,  je ne sais pas pourquoi, en hurlant également tout en me frottant vivement l’oreille avec mon auriculaire.

–          Il me semble que oui, dit-elle en régulant le volume de sa voix.

–          Il te semble ?

–          Oui… Je ne suis plus sure… Ce n’était pas ton tour… ? »

Je quitte la cuisine en poussant un soupir suffisamment audible pour qu’elle comprenne qu’elle me les brise d’avoir encore oublié. Ce n’est pourtant pas si compliqué. Elle m’avait déjà fait le coup l’année dernière et il avait fallu que je rappelle le service après-vente. J’avais passé trois heures à essayer de leur expliquer quel était le problème mais il ne semblait pas y avoir eu de précédent depuis que le système avait été créé. Personne ne comprenait de quoi je voulais parler au juste. Tout le monde payait sa facture au bon moment. Certains laissèrent même entendre que si ce cas de figure était avéré, l’Etat se devrait de faire enfermer « des types comme ça. » Des types comme moi ? Il me raccrocha au nez. Je rappelais immédiatement avec l’envie de lui dire ma façon de penser. Mais je ne retombais plus sur lui. Les hommes et les femmes se succédèrent au téléphone, d’un incompétent l’autre, personne ne fut capable de solutionner mon problème. Je dus attendre au moins une semaine avant que le service ne me recontacte pour m’entendre dire qu’on m’enverrait un technicien sur place dans les plus brefs délais. Entre temps, je découvrais l’électricité. Cette énergie d’une époque pas si lointaine que ça sur les calendriers. Au début, j’avoue que ça m’a amusé. A chacun de mes gestes, je me représentais mon père, il y a encore dix ans, accomplir ces mêmes gestes. Mais ce petit brin de nostalgie avait vite laissé place à un ennui profond. Le compteur sautait sans arrêt. L’ampérage était trop faible pour tous nos appareils sophistiqués. Et je ne pouvais rien y faire. Les pièces qu’il aurait fallu ne se vendaient plus depuis belle lurette en commerce. Ou alors à la sauvette, dans les bas-fonds d’une ruelle dont la neige, tapissant le sol de quelques centimètres, serait la seule source de lumière. J’allais donc devoir encore en repasser par là puisque les techniciens ne pouvaient être contactés par personne d’autre que le service après-vente. Et le pire dans tout ça, c’est que nous payions même dans l’incapacité de consommer. Les contrats sont établis sur deux ans ininterruptibles. Impossible de se rétracter, de suspendre momentanément le service. Mais qui le voudrait…

J’appelle donc leur service comptable qui m’apprend que la facture a bien été réglée à temps et qu’elle ne voit pas d’où vient le problème. Première nouvelle. J’ai engueulé Sophie pour rien. L’hôtesse cherche pendant vingt bonnes minutes avant de constater enfin sur son écran que c’est mon sélecteur qui est en panne. Elle me dit qu’elle ne peut rien faire pour moi et que je vais devoir attendre l’appel du service après-vente.

Peu de temps après, je décide d’appeler Danny afin de savoir s’il veut bien nous héberger le temps que notre sélecteur soit réparé ou remplacé. Cela nous fera surement faire un peu de route supplémentaire pour aller travailler mais c’est peu cher payé. Malheureusement, Danny m’apprend via sa messagerie qu’il est actuellement en vacances signifiant que « ma maison sera inaccessible pour une période post-définie par moi-même ». Je vais donc devoir repasser un hiver de plus avec Sophie. Cette perspective, il faut l’avouer, ne m’enchante guère. Ce n’est pas que je n’aime pas sa compagnie, bien au contraire ! C’est juste qu’elle hait l’hiver plus que tout. Nous avons, il est vrai, tous les deux horreur d’avoir froid. Mais elle, c’est pire que tout. Je crois même qu’elle préfèrerait se foutre en l’air plutôt que de ne pas avoir son énergie solaire à elle. En même temps, tous les gens normaux ont horreur de l’hiver. Non seulement à cause du froid mais aussi pour tout ce qu’il représente dans l’imaginaire collectif en termes d’échec social. Le froid, c’est pour les pauvres. Si je ne suis pas capable de me protéger moi et ma famille du froid et d’avoir le soleil continuel, je ne vaux pas mieux que tous ces crève-la-faim qui courent les rues habillés comme en partance pour la Lune. Des astronautes qui seraient fauchés.

Heureusement pour moi, j’arrive à relativiser un minimum. Pour elle, c’est différent. Moi, je peux m’adapter. Elle ne le peut pas. Son humeur du jour varie toujours selon le temps qu’il fait. « Et ce depuis la plus petite enfance » aimait parfois répéter sa mère. Elle avait toujours détesté le mauvais temps et elle le détesterait toujours. C’est pourquoi elle avait voulu faire carrière dans la météorologie. Elle pensait que ça serait une bonne cure pour elle. Elle avait donc intégré l’ENM, établissement dans lequel elle avait brillamment réussi des études qui ne l’avaient conduite qu’à parvenir à décrocher un poste de présentatrice à la télévision… La pauvre redescendit bien vite de son cumulo-nimbus lorsqu’elle se fit licencier pour le motif qu’elle n’annonçait  jamais rien d’autre que du beau temps. C’est à dire que lorsqu’elle voyait que les prévisions météorologiques n’annonçaient rien de bon pour le moral des troupes, elle n’en parlait pas. Parfois, elle se faisait porter pâle et n’y allait carrément même pas, préférant trainer au lit. Comme elle le disait elle-même, « Si je fais ça, c’est juste pour ne pas pourrir la soirée de ces pauvres gens qui n’ont pas les moyens de vivre en été tous les jours de l’année. Pour ceux aussi, qui campent jour après jour derrière leur poste de télévision dans l’espoir vain de jours meilleurs. Dans l’espoir de quelque chose d’apaisant et qui leur redonnerait un peu le sourire. » En vérité, c’était juste mieux pour elle.

Nous venons de passer une semaine à nous les geler grave dans notre belle maison à laquelle cet hiver soudain, agressif et persistant, a fait perdre toute joie de vivre. Il fait la même température ici que dehors. Nous commençons par désespérer. C’est après que vient la colère. On s’engueule donc pour des conneries, lorsqu’enfin le téléphone sonne.

«  Bonjour monsieur ! S.A.V. du S.S.U.N. à l’appareil dit la voix à l’autre bout du fil

–          Je vous demande pardon ??

–          Service après-vente du Service du Soleil d’Urgence Nationale. Vous êtes bien monsieur Loger de la rue 24 ?

–          Oui oui, c’est bien moi.

–          Félicitations ! Vous êtes notre grand gagnant du jour !  Vous avez été sélectionné parmi un million de personnes ! Vous rendez-vous compte quel chanceux vous faites ! Vous allez faire des jaloux !! Est-ce bien vous qui avez un problème avec votre sélecteur ?

–          Waouh ! Oui… oui. ! C’est bien moi !

–          Eh bien dites-vous que c’est comme s’il était déjà résolu mon cher monsieur ! Nous passerons dès demain dans la matinée pour régler votre problème.

–          Aussi rapidement…? Génial… Vers quelle heure ?

–          8h30-12h30. Je ne peux malheureusement pas vous donner une fourchette de temps plus précise. Quelqu’un sera-t-il chez vous pour accueillir le technicien ?

–          Oui oui ! Ne vous inquiétez pas ! Ma concubine sera là.

–          Très bien. Je vous envoie Gérard. Un verre de whisky sec dix-huit ans d’âge, un bon cigare et une turlutte au minimum et vous rentrerez dans ses bonnes grâces. Je n’ai pas besoin de vous faire comprendre l’importance que cette personne va prendre dans votre vie dès à présent. Sachez juste que s’il se sent suffisamment à l’aise chez vous, il se peut qu’il vous rende visite un peu plus longtemps que les tournées basiques. Si vous rentrez dans ses petits papiers, croyez bien que vous ne le regretterez pas !

–          Eric ne travaille plus pour vous ? C’est lui qui était venu la dernière fois.

–          Désolé monsieur mais je ne suis pas habilité à vous communiquer cette information.

–          Ah ? Et pourquoi cela ? Il nous avait dépannés gratuitement…Lui !

–          Désolé monsieur mais je ne suis pas habilité à vous communiquer cette information.

–          Ok… Ok…

–           Bon… eh bien. Bonne journée à vous monsieur. Merci pour votre appel. N’hésitez surtout pas à reprendre contact avec nous si le besoin s’en fait sentir. Au revoir !

–          Merci à vous ! Au revoir »

Je raccroche et j’informe Sophie des dernières nouvelles en n’omettant rien des exigences demandées. Elle me fait un grand sourire, le plus beau que je ne l’ai vu décrocher depuis ce qui me semble être une éternité. Quelle horreur cet hiver ! Nous allons enfin retrouver notre soleil… Notre vie…

Le lendemain matin, je me lève de bonne heure afin de tout préparer pour la visite du technicien. Je ramasse les nombreux poils que notre chat perd par touffes depuis que notre système s’est détraqué. Je n’ai pas besoin de dire à Sophie de mettre sa robe la plus échancrée et son rouge à lèvres le plus provocateur, elle a un train d’avance sur moi. Je salue son pragmatisme en la gratifiant d’un petit clin d’œil. Je suis néanmoins obligé de prendre une demi-journée de congé car ma présence est apparemment requise par Gérard. Nous attendons quatre heures avant qu’il ne se pointe.

A peine se présente-t-il en passant le pas de la porte que Sophie le débarrasse de son manteau et de son chapeau (un superbe borsalino) et lui indique avec un peu trop d’ardeur la pièce où se trouve le régulateur de soleil. Ses yeux brillent d’avidité. Il ouvre la bouche, hésite un instant, mais ne dis finalement rien. Je suis suspendu à ses lèvres. Je jette un regard noir à Sophie qui comprend soudain que sa gaffe va peut-être nous couter notre soleil. Gérard la suit néanmoins et va juste insérer une petite clé dans le sélecteur, la tourner une fois à l’intérieur de la serrure, et… et c’est tout !

Je me demande encore pourquoi il a exigé ma présence. Puis, comme s’il avait lu dans mes pensées, exige soudain de moi que je le regarde se faire tailler une pipe par Sophie. Je lui dis avec une assurance timide qu’il exagère un peu. Il me jette un regard autoritaire qui me fait perdre mes moyens. Je tique au début en regardant Sophie qui me fait signe d’acquiescer et de m’exécuter. Je trouve cela malsain mais je m’exécute tout de même en nous imaginant nus, elle et moi, une nouvelle chaleur à même la peau. Je m’imagine la serrer très fort, la retrouvant chez nous après une journée d’un labeur éreintant tant psychologiquement que physiquement. Je m’imagine me perdre dans les dédales de ses cheveux étalés en cascade sur cet oreiller si original qu’elle a tricoté il y a peu. Je pense à tout ça et à d’autres choses encore…Comme c’est doux…

« OUVRE LES YEUX ET REGARDE ! » me crache-t-il soudain à la figure tandis que Sophie le pompe comme une folle furieuse pour en finir plus rapidement.

Rassasié, Gérard la repousse d’un revers du bras, comme si elle n’avait été que le dernier des vide-bandits et remonte sa braguette d’un air satisfait. Puis, il remet  tranquillement sa veste, son chapeau (un superbe borsalino noir et or), et sort sans dire un mot.

C’était la dernière fois que je devais le voir. Le pauvre fut victime d’un malheureux accident alors qu’il était en intervention chez des clients.

Plus tard dans la soirée, après avoir enfin pu faire l’amour à Sophie, un type fringué comme un sauveteur en haute montagne, guitare sur le dos, mal rasé et assez négligé, une espèce de sauvage, vient sonner à la porte. Il n’a pas tellement l’air d’avoir froid. Nous nous observons un moment. Je le vois ensuite lever la tête puis regarder en direction du toit. Il regarde mon soleil. C’est le seul de la rue depuis que le voisin s’est endetté au point de se faire arracher sa maison. Je suis plutôt fier de moi. De quel droit ce mec se permet-il de regarder mon soleil ? Si je n’avais pas si peur d’avoir froid, j’aurais été lui dire ma façon de penser à ce corniaud-là. S’il n’avait ne serait-ce qu’une once de bon sens, il irait travailler comme tout le monde pour se payer son propre soleil. Pourquoi toujours s’élever contre l’autorité ? Pourquoi ne parvient-il simplement pas à jouer le jeu ? Surement un souci au niveau d’une éducation trop laxiste adapté à la personnalité de l’individu. Au final, c’est juste encore un de ces idéalistes, disons-le franchement, un assisté, qu’il faudrait aider au nom d’une chimérique solidarité. Tout le monde s’en branle de son voisin. Le sociologue d’Etat l’a démontré il y a peu. Le pire dans tout ça, c’est que ce type se permet de ramener sa carcasse bonne pour l’usine de saucisses du coin devant ma porte sans penser une seconde aux conséquences que va avoir sa démarche sur ma réputation. Je l’aurais bien aidé, vraiment, mais je m’étais tellement battu pour mon confort et ma réputation, que je ne pouvais décemment pas mettre l’un des deux en péril au risque d’entrainer l’autre à sa suite.

Je balaye alors d’un regard les maisons alentours et je vois précipitamment des têtes disparaître dominoniquement en faisant doucement osciller les rideaux diaphane de soie blanche et noire, le propre de ma rue.

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