Le jongleur de Central Park

Je venais de passer dix heures à bord d’un Greyhound inconfortable en provenance de Montréal, et je sortis de la station sur la 8ème avenue de New-York. A la frontière entre les USA et le Canada, les cow-boys de la douane m’avaient fait passer un interrogatoire serré (ainsi qu’à tous ceux qui n’avaient pas la bonne idée d’avoir un passeport yankee), avec prise des empreintes digitales, de l’iris, enquête sur mes antécédents en matière de nazisme, de terrorisme, de grippe aviaire, et tout l’arsenal paranoïaque en vigueur en ce temps-là. Les deux seuls sourires qui m’accueillirent sur le territoire américain furent la trogne de poivrot bienheureux de George Bush dont la photo ornait le mur du fond, et celui d’une douanière quand elle vit les six dollars que je lui tendis pour m’acquitter de mon droit d’entrée.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les présentations avec Oncle Sam partaient sur un mauvais pied. Un peu plus tard, une étape dans une gare routière d’Albany, bled de la banlieue de New York qui n’a rien à envier à Sarcelles en termes d’urbanisme vertical et sinistre, me conduisit à me demander pourquoi je n’étais pas resté tranquillement à bâfrer de la poutine au pied du Mont Royal. Puis enfin, Big Apple s’ouvrit, avec ses longues avenues rectilignes où il est impossible de se perdre à moins d’avoir un problème pathologique avec la géométrie euclidienne. Pour rejoindre mon gîte, je traversai Manhattan jusqu’au ferry qui m’emmena à Staten Island. Le gîte en question était tenu par des ex-hippies ternes et tristes qui évoquaient plus un club de sudoku de comptables dépressifs que les joyeux disciples de Ken Kesey et de l’Acid Test. Le flower power avait méchamment fâné en quelques années. Mais c’était le seul endroit de New York où il était possible de se loger et de manger pour une somme modique, en échange de quelques menus travaux. C’est d’ailleurs à New York que j’ai touché une poule pour la première fois, malgré une adolescence passée dans une brousse quelconque de l’Ouest de la France.

Le soir de mon arrivée, je pris donc mon premier repas avec mes colocataires d’occasion. Certains résidaient là depuis toujours, d’autres n’étaient comme moi que de passage. Parmi eux, je fis la connaissance de Dave, qui exerçait la noble profession de jongleur à Central Park. Il ne vivait pas encore au sein de la communauté, mais postulait à une chambre car son loyer à Manhattan était exorbitant au regard de ses revenus maigres et dépendants du bon vouloir des passants. Il était étique et plutôt timide par rapport aux autres locataires, qui incarnaient bien l’optimisme sans faille de l’Américain ordinaire. Il avait vécu dans une communauté d’artistes dans l’Arkansas (et m’apprit qu’on prononce « Arkansa »), et avait promené son talent un peu partout sur la côte Est avant d’arriver à New York. Après le repas, je passai une bonne petite heure à épurer ma dette en frottant des grilles de barbecue qui n’avaient sans doute pas vu l’eau depuis Woodstock, puis je subis (encore une fois) un interrogatoire de mes hôtes qui voulaient tout savoir sur moi et sur les motivations de ma venue à New York. Les membres du cénacle apathique groupés en cercle autour de moi, dans une lumière blafarde, j’eus quelques peines à expliquer au chef de la communauté ce que je faisais for a living, et au fond il s’en foutait, ça passait juste le temps de voir un Frenchie s’aventurer à Staten Island. Après quoi, j’eus grand besoin d’une bière et de quelques cigarettes, et j’accompagnai Dave à un concert dans un bar bio qui appartenait au gîte. Le concert était aussi chiant que mes colocataires. Dave me proposa de le rejoindre le lendemain à Central Park après le boulot pour une petite visite guidée des bons coins de la ville.

Le lendemain, j’eus beaucoup de mal à trouver un bureau de tabac, et je me fis une petite frayeur en m’aventurant dans les rues de Staten Island en quête de ma précieuse nicotine. Entre les Portoricains râblés mais bâtis comme des bœufs, tatoués de haut en bas et pas franchement amicaux à l’endroit d’un touriste perdu, et les gangstas de deux mètres dix pas vraiment mieux intentionnés, je commençai à considérer la course à pied sous un nouveau jour et regrettai un peu d’avoir arrêté le sport pour me consacrer à l’alcoolisme. Quand j’eus trouvé un paquet de mon légume préféré, je m’arrêtai dans un coffee-shop. Mon petit déjeuner consistait en un café serré et un donut hyper-glucidique infect, mais qui ne coûtait qu’un dollar. Puis je repris le ferry en sens inverse, et passai la journée à marivauder à Manhattan. Le temps m’était compté puisque je repartais le lendemain à Montréal, aussi fis-je le maximum de trucs à touristes: Ground Zero encore en chantier, le rideau fermé du fameux CBGB, l’Empire State Building, et tout le saint-frusquin. J’aurais bien voulu marcher dans les pas d’Henry Miller à Brooklyn, mais mine de rien c’est court vingt-quatre heures pour faire le tour de New-York après avoir été séquestré toute une soirée par une bande de hippies neurasthéniques. Puis en fin d’après-midi, je retrouvai Dave qui jonglait, pour le plus grand plaisir des enfants qui passaient devant lui. Sa journée terminée, nous battîmes le pavé et nous fîmes une halte dans une épicerie pour acheter de la bière et du vin. Alors que j’allais m’ouvrir une mousse, il m’apprit (ignorant que je suis) qu’à New York il faut emballer sa boisson dans un sac marron pour ne pas écoper d’une amende, comme quoi le puritanisme n’a pas cours qu’en Alabama. Il m’emmena chez lui avant de faire le guide touristique. Il vivait dans un sous-sol à West Greenwich, juste à côté du local des Hell’s Angels, qu’il m’encouragea à ne pas regarder avec trop d’insistance.

Son appartement était profondément déprimant, sans fenêtre (évidemment, dans un sous-sol) et il aurait été plus correct de l’appeler un terrier. Tout ceci pour un loyer hebdomadaire qui dépasse l’entendement, même pour New-York. Après avoir devisé pendant un moment en éclusant le litron, nous fîmes un bon tour dans l’East Village, celui de Dylan, de Patti Smith&Co, et j’appris plus de choses sur New York que je n’en avais espéré. Comme je ne voulais pas abuser de la bonté de Dave, je lui demandai à plusieurs reprises de me dire s’il était fatigué et s’il voulait rentrer se reposer. Mais mon camarade jongleur, qui était manifestement las, disait toujours « it’s OK, it’s OK ». Du coup, en compagnie de ce sympathique personnage, j’ai oublié les douaniers indélicats, les ex-fans des sixties qui ont remplacé le LSD par le Prozac, et la dure loi new-yorkaise qui veut que Big Apple t’offre autant de fun que tu peux t’en acheter. Dave était relativement pauvre, mais pour moi il vaut plus que Fort Knox et le NASDAQ réunis. Malheureusement, j’ai perdu son adresse email, et je n’ai plus eu de nouvelles de lui depuis.

Puis, quelques années plus tard, est arrivé l’ouragan Sandy qui a noyé Battery Park et une bonne partie de Manhattan. Comme toujours, les États-Unis se relèveront de cette catastrophe, en tout cas bien plus facilement qu’Haïti ou Cuba. Mais pendant que Sandy dévastait le New Jersey et New York, je me suis demandé si Dave jonglait toujours à Central Park, s’il avait rejoint la communauté de Staten Island, ou s’il était allé voir ailleurs si l’herbe était plus verte.

Aussi, chère lectrice, cher lecteur, si tu passes à Central Park un de ces quatre et que tu vois le jongleur dont la photo trône en haut de cet article, plutôt que de te goinfrer un infâme hot-dog, n’oublie pas de lui glisser un billet, car les temps sont durs pour les artistes de rue. D’ailleurs, s’il s’était présenté aux élections présidentielles américaines, j’aurais voté pour lui.

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