En hiver, je méprise les pauvres encore plus que le reste de l’année. La faute à toutes les initiatives caritatives qui se mettent en place et qui gâchent la magie de nos fêtes de fin d’année. Je ne parle pas des associations qui, avec une abnégation admirable, font tout le sale boulot sur le terrain, et sans qui le paysage urbain en France ressemblerait à une banlieue défavorisée de Tirana. Non, si les pauvres m’énervent, ce n’est pas seulement à cause de l’insupportable tsunami de mauvais goût qui ravage annuellement les ondes à l’approche du nouveau disque des Enfoirés, dont chaque chanson est une ode à la régurgitation de son propre vomi jusqu’à s’habituer au goût.
Ce qui est extrêmement agaçant, c’est que les pauvres répondent à la mésestime des classes plus aisées par une politesse gênée, voire par une certaine discrétion. Certains sont même reconnaissants quand un bourgeois prend une minute sur ses courses de Noël pour compatir avec lui sur la dureté de la vie avant d’aller s’empiffrer avec ses enfants hideux. Soyons justes: les enfants de pauvres aussi sont hideux, mais ils ont souvent le regard attendrissant de ceux qui croient encore aux potentialités de la vie même aux plus noirs moments de la misère où ils grandissent. Et de fait, si le pauvre fait ainsi le deuil de sa dignité, c’est qu’on l’a habitué à se contenter de la charité, qui n’est pas la même chose que la générosité. A titre d’exemple, quand on lui propose avec libéralité les horribles chantes bêlants du charity business (et comble du cynisme, sur TF1), qu’est- ce qui vous dit, camarades bourgeois, que le pauvre ne préfèrerait pas emmener sa famille au théâtre ou à l’opéra? A cause de la charité, on pousse le pauvre à se sentir l’obligé du système qui l’a fait sombrer dans les affres du dénuement.
Quand j’étais en terminale, j’avais une professeure de philosophie qui soutenait que si l’on aidait les pauvres, ils ne feraient jamais la révolution. A l’époque, j’avais trouvé le propos abrupt et plutôt lapidaire, d’autant plus que le cours suivait deux heures d’EPS et que j’étais trop occupé à ne pas recracher mes poumons pour me concentrer sur son exposé. Mais maintenant que mon activité physique se limite à aller acheter du vin dans la boutique la plus proche, je trouve que c’est frappé au coin du bon sens. Depuis une éternité, on s’attache à rendre le pauvre modeste via la pratique de la charité, de l’obole, de l’aumône ou du RSA. Les premiers chrétiens qui ont érigé le masochisme au rang d’art de vivre voulaient bien partager leur manteau avec un clodo antique (comme je ne sais plus quel saint: pas la peine de me préciser lequel, je m’en fous éperdument), mais il ne leur serait pas venu à l’idée d’intégrer le pauvre hère à la communauté. Plus tard, des membres de la même secte, encore plus atteints, ont fondé des ordres mendiants. Des siècles encore après, divers régimes politiques ont tenté d’ouvrir le dialogue avec le pauvre. Grossièrement, à droite, on l’a encouragé à se bouger le cul pour trouver du boulot pour échapper à l’épithète d’assisté, à gauche on lui a fait miroiter une dictature du prolétariat qui serait toujours une dictature, mais sans les bourgeois, ce qui est vachement mieux. De nos jours, la droite n’en à plus rien à cirer des pauvres qu’elle considère comme des parasites, et la gauche de gouvernement est bien triste pour eux, mais l’Europe, la compétitivité et tout ça…
Résultat: les pauvres aussi perdent leurs repères. Ceux qui se piquent encore de politique sont souvent attirés par le plus démagogue des candidats, qui rappelle à l’électorat que si le pauvre est pauvre, ce n’est pas la faute du rupin qui l’exploite ou le laisse crever la gueule ouverte, mais à cause d’une autre variété de pauvre encore plus pauvre qui vient lui piquer son aumône. Par le même procédé du diable, les enfants de pauvres qui parviennent à se sortir de leur condition deviennent souvent de farouches défenseurs du système en agitant leur « réussite » sociale comme la preuve que si le pauvre est pauvre, c’est qu’il le fait sans doute un peu exprès. Et quand parfois (trop rarement) le pauvre, poussé par la détresse et l’indigence, manifeste bruyamment sa colère, on l’enjoint de le faire dans les limites des règles de la civilité en vigueur, en réprouvant par exemple la séquestration patronale, l’incendie et la violence. Bien peu sont ceux qui ne voient pas d’objections à répondre à la violence institutionnelle par la violence tout court, comme l’excellent Xavier Mathieu.
Encore moins nombreux sont ceux qui avouent au pauvre qu’il n’a pas besoin de la permission du bourgeois pour reprendre ce qui lui appartient au lieu de se contenter des miettes du système ou d’un petit tour dans « l’ascenseur social ». Rares sont ceux qui prennent le temps d’expliquer qu’une société d’abondance fondée sur la dépense et la générosité désintéressée est possible hors de la doxa libérale qui préfère la consommation et la charité, et qui fait de la vie un combat où tout le monde ne part pas avec les mêmes armes. Il faut dire que le bourgeois est rusé, et qu’il a eu la vile idée d’accoler le divertissement à la charité, ce qui est encore un autre problème.
Je pense que vous en serez d’accord: pour éviter que les pauvres nous gâchent les fêtes avec leurs petits yeux suppliants et leurs hardes dégoutantes, il faut cesser incessamment toute forme de charité pour les encourager à passer par le feu tous les artistes à six sous qui vont afficher avec ostentation leur compassion à l’endroit des crève-la-faim. Ça ne résoudra pas encore tous les problèmes, mais ça fera déjà un beau barbecue convivial, et une belle occasion de poser les bases d’une autre société.
C’est vrai, quoi !