« Je ne suis pas moderne » (Albert Camus)

 

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Devezh mat Metz, mont a ra ? Vous le savez peut-être, aujourd’hui, l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle aurait eu 100 ans s’il n’avait pas eu l’idée géniale de tuer en voiture à 46 ans comme un vulgaire James Dean de mes roupettes ; je veux bien sûr parler d’Albert Camus, grand dramaturge, grand journaliste, grand résistant, grand philosophe, grand poète, grand écrivain, grand humaniste. Toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers…

En ce jour anniversaire, jugeant que Camus méritait quand même meilleur hommage que le « doodle » du moteur de recherche Google, j’ai décidé de vous faire lire, en exclusivité pour Le Graoully déchaîné et en avant-première, un court extrait d’un livre consacré à l’œuvre d’Albert Camus, livre que votre serviteur devrait publier d’ici peu chez L’Harmattan. Attention, vous êtes prêts ? Bonne lecture !

« Camus aurait cependant refusé que l’on réduise son travail à une œuvre représentative de son temps, comme le laisse voir une note des Carnets prise en Algérie s’achevant sur une affirmation surprenante :

« Petite baie avant Ténès, au pied des chaînes montagneuses. Demi-cercle parfait. Dans le soir tombant, une plénitude glacée plane sur les eaux silencieuses. On comprend alors que, si les Grecs ont formé l’idée du désespoir et de la tragédie, c’est toujours à travers la beauté et ce qu’elle a d’oppressant. C’est une tragédie qui culmine. (…) Pour les Grecs, la beauté est au départ. Pour un Européen, elle est un but, rarement atteint. Je ne suis pas moderne. »[1]

Cette conclusion, « Je ne suis pas moderne », qui prend le contre-pied exact de l’idée suivant laquelle il faudrait vivre avec son temps, veut dire deux choses : prise isolément, elle signifie que Camus ne se reconnaît pas dans l’époque à laquelle il vit. On ne peut cependant pas dire que Camus soit passéiste ou nostalgique, comme le montre une autre note :

« C’est un fait que nous souffrons de nihilisme. Mais le plus admirable, ce sont les prêches sur les « retours ». (…) Pour accorder à ces baumes une ombre d’efficacité, il faudrait faire comme si nos connaissances n’existaient plus – comme si nous n’avions rien appris – feindre d’effacer ce qui est ineffaçable. »[2]

En fait, et c’est là le deuxième sens de « Je ne suis pas moderne », il se trouve que le monde grec lui paraît porteur d’un état d’esprit et d’un rapport avec le monde dans lequel il se reconnaît en tant qu’individu et en tant qu’auteur. Dans le contexte précis de la note qui a cette phrase pour conclusion, on voit apparaître l’hellénisme de Camus, qui est une composante essentielle, parmi d’autres, de son inspiration méditerranéenne.

Chez Camus, la Méditerranée n’est pas exclusivement antique pas plus que l’Antiquité n’est exclusivement méditerranéenne : la confirmation de la deuxième proposition se fera ultérieurement, la première nous intéressant d’abord ; ainsi, l’inspiration méditerranéenne trouve à s’exprimer dans des extraits qui ne doivent rien, dans les images mobilisées, à un hypotexte antique identifiable, et doivent tout, en revanche, au goût de Camus pour son pays natal gorgé de soleil, comme le bain de mer de Rieux et Tarrou dans La Peste ou le voyage en Grèce que raconte Clamence dans La Chute. Plus révélateur encore est cet extrait de Noces inspiré par les méditations de l’auteur auprès des ruines romaines de Tipasa, à l’Ouest d’Alger :

« Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici ce qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu’ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? (…) Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai jamais assez du monde. »[3]

Camus commence par rejeter la référence antique, qu’il juge superflue : les caractéristiques de ces lieux se suffisent à elles-mêmes pour assurer l’établissement d’une ambiance méditerranéenne ; une des clés de l’enivrement offert à l’auteur par le site de Tipasa est justement dans la simplicité des plaisirs sensuels qui lui sont procurés. Il apparaît donc que Camus préfère utiliser les images de l’Antiquité quand il doit faire face à ce qui, selon lui, ne livre pas clé en main sa raison d’être, ce qui est apparemment le cas quand il évoque les mystères d’Éleusis, ces rituels par lesquels un culte était rendu à Déméter, déesse de la terre labourée et du blé. L’analogie, telle qu’elle est exprimée dans ce passage, donne une valeur spirituelle à la référence antique qui se manifeste ici dans sa participation à l’inspiration méditerranéenne : de sa connaissance (forcément lacunaire, même les archéologues sont loin d’avoir percé tous les secrets de ces cultes) du déroulement de ces rituels grecs, Camus tire un enseignement suivant lequel le regard doit s’arrêter sur la beauté du monde en l’envisageant dans sa simplicité ontologique, sans chercher à la sur-interpréter. L’hellénisme de Camus, en effet, se caractérise par un aveu d’impuissance de l’homme face à la nature et à la beauté « et ce qu’elle a d’oppressant » : au lieu de se vouloir faire « comme maître et possesseur de la nature »[4], l’homme grec, selon Camus, dit « oui » à la beauté du monde dans lequel il vit, en dépit du tragique dont ce monde recouvre la condition de l’homme, mais cette absurdité de la condition humaine demande qu’on lui dise « oui » puisque c’est en l’acceptant sereinement que l’on peut goûter la vie avec quiétude, comme l’exprime un passage de L’été :

« Pour être épargné, il faut dire « oui » au Minotaure. C’est une vieille et féconde sagesse. Au milieu de la mer, silencieuse au pied des falaises rouges, il suffit de se tenir dans un juste équilibre, à mi-distance des deux caps massifs qui, à droite et à gauche, baignent dans l’eau claire. (…) Il est midi, le jour lui-même est en balance. Son rite accompli, le voyageur reçoit le prix de sa délivrance : la petite pierre, sèche et douce comme une asphodèle, qu’il ramasse sur la falaise. Pour l’initié, le monde n’est pas plus lourd à porter que cette pierre. La tâche d’Atlas est facile, il suffit de choisir son heure [5]».

Le monde grec, pour Camus, représente un idéal de communion avec le monde, tant sur le plan des sens que de l’esprit, y compris dans ce que le monde peut avoir de monstrueux pour l’homme, car il n’a justement plus rien de monstrueux quand l’homme consent à demeurer dans les bornes de sa condition sans chercher à les dépasser, suivant une sagesse pratique chère aux grecs, comme l’illustration de cette idée par des mythes grecs semble le confirmer. Toutefois, ce dernier point implique une lecture spécifiquement camusienne de ces mythes, laquelle lecture n’est pas incongrue en raison de la diversité d’interprétations qui caractérise le mythe, mais qui mérite d’être explicitée : le Minotaure, ce monstre mi-homme mi-taureau que le roi de Crète, Minos, avait fait enfermer dans le labyrinthe, peut constituer le symbole des forces naturelles qui dominent l’homme ; à cet égard, accepter cette domination est un moyen efficace pour éviter d’être « dévoré », au sens figuré, par ces forces. Atlas, quant à lui, était le titan chargé de porter le monde sur ses épaules : cette tâche paraît pénible, mais c’est à ce prix que la stabilité du monde est garantie. Les mythes grecs, dans ce passage, sont réinvestis par Camus pour exprimer l’enseignement que l’écrivain français affirme devoir à la Grèce, l’idée suivant laquelle il est vital pour l’homme d’accepter la place qui est la sienne au sein de la nature. Cela se traduit par l’acceptation de l’absurde et la fidélité à la juste mesure ; cette sagesse pratique porte le nom de « pensée de midi » et prône, selon Camus, le maintien de l’homme dans un juste équilibre, c’est-à-dire la nécessité de ne consentir ni à la tentation de la surhumanité ni à celle de la sous-humanité et d’être tout simplement un homme ; la pensée de midi est en quelque sorte une manifestation de « cet humanisme tragique qui invite l’homme à vouloir tout le possible, mais seulement le possible, et à laisser le reste aux dieux[6] » dont la pensée d’Aristote était porteuse. »

Voilà ; vous venez de lire cinq pages de ce livre qui en comprendra plus de deux cents ; autant dire que vous n’avez encore rien lu, mais que si cette mise en bouche vous a plu, je ne manquerai pas de vous tenir au courant du devenir de l’ouvrage… Kenavo, les aminches !


[1] A. CAMUS, Carnets II (janvier 1942 – mars 1951), p. 240.

[2] Op. cit., p. 26.

[3] A. CAMUS, Œuvres complètes I (1931-1944), p. 107.

[4] Œuvres de Descartes VI, p. 62.

[5] A. CAMUS, Œuvres complètes III (1948-1956), p. 584.

[6] P. AUBENQUE, La prudence chez Aristote, p. 177.

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