Les Anglais ont re-débarqué

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Dans notre série « les débats à la con », j’ai envisagé dans un premier temps de vous entretenir de la prostate de François Hollande. Ça n’a rigoureusement aucun intérêt, comme les variations du baromètre  ou comme une élection de Miss France, mais ça alimente quand même les conversations. Fort heureusement, Georges Clémenceau avait déjà clos le débat quand il déclara qu’au cours de sa longue existence il avait constaté que l’homme peut allègrement se dispenser de deux choses: la prostate et la présidence de la République. Quand j’aurai ajouté tout le reste du personnel gouvernant et le petit orteil, je pense qu’on aura fait le tour de la question.

Dissertons donc d’un sujet plus intempestif. Comme cela arrive encore périodiquement, les Anglais ont débarqué.Je veux dire, dans le vocabulaire. Le Parisien se demande aujourd’hui « Do you speak encore français? », comme aux temps bénis de la loi Toubon où l’on traquait l’anglicisme dans le langage comme le ministre de l’Intérieur traque le Rom et le fait divers pour montrer son museau à la télé.

Je n’ai pas lu l’article du Parisien, aussi me demandé-je: pourquoi remettre ce débat stérile sur le tapis? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit, choisissez celle(s) qui vont plaira le plus:

a) le canard, peu réputé pour sa puissance d’analyse et la subtilité du trait, cherchait un moyen original de surfer sur la vague identitaire provoquée par l’explosion de la fosse septique qui sert de boîte à idées au ministre de l’Intérieur et au Français moyens.

b) c’est un coup de Jean-Luc Mélenchon, qui veut bien user de « la langue de l’envahisseur » pour se pavaner devant GQ comme un vulgaire Frank Ribéry au Ballon d’Or, mais qui grogne que jusqu’à la preuve du contraire, l’anglais c’est pas made in France.

c) c’est un coup de l’amicale des néologistes barbares qui veulent bien « se positionner » car ils ne savent pas où se situer et qui cherchent à « solutionner » des problèmes qu’ils sont bien en peine de résoudre, mais qui préfèreraient crever que de chouraver un vocable chez Shakespeare, Yeats ou Burroughs. Et tous les termes médicaux grammaticalement absurdes que vous avez forgé en torturant le grec ancien, ça ne vous fait pas trop mal aux miches? Et la novlangue libérale qui remplace un terme précis par un concept aussi creux que la pensée de Laurent Wauquiez, ce n’est pas de la maltraitance envers les personnes âgées qui croupissent au Quai Conti?

Mais qu’est-ce que ça peut bien faire à tous ces braves gens, si on anglicise, on germanise, on japonise, on arabise ou on plattise à qui mieux-mieux pour enjoliver notre langue? Depuis la nuit des temps, il n’y pas une seule langue qui n’ait évolué sans le coup de main de sa voisine, que ce soit pour des raisons de prédominance culturelle (ainsi le florentin est devenu l’italien), politique (et le patois d’Ile de France et de Picardie est devenu le français), technique (l’anglais est la langue du commerce et de l’informatique) ou conceptuelle (l’allemand nous a ainsi légué maint concept philosophique ou mathématique, comme la magnifique théorie de la Gestalt, sur laquelle je reviendrai).

Sur quelles bases tous les fondamentalistes du vieux françois peuvent-ils lancer le postulat que le français est une langue supérieure aux autres, qui mérite qu’on sauvegarde sa pureté et que l’on cache son sein immaculé du regard de l’anglais rougeaud? Ouvrez les yeux et les oreilles, messires les racistes de l’idiome: la langue française est certes une maîtresse jamais avare de caresses, et je ne rechigne ni à l’usage des verbes défectifs ni au bon vieil argomuche des tavernes, ni au swag quand il faut chiner. Néanmoins, le vocabulaire anglais, par la grâce de Guillaume (qui est devenu William en passant la Manche parce que les Normands -français- ne possédaient pas le son « gu »), est pour une bonne partie du français qui a évolué différemment. L’usage d’un anglicisme n’est donc qu’un juste retour des choses. Et comme l’appropriation d’un mot dans une langue obéit toujours à la loi du moindre effort, il est à parier que dans quelques temps, le mot importé aura vécu sa propre vie et on aura oublié ses allers et ses retours dans l’Euro Tunnel. Et juste pour que vous arrêtiez de vous la péter avec votre français éternel, la littérature britannique est bien plus ancienne que la littérature en français, et l’anglais comporte presque trois fois plus de mots que le français. Dans ta gueule, le prestige national.

Mais assez déconné. Je pressens que vous trouvez l’explication trop légère, et comme je suis un sale abstentionniste, vous me soupçonnez déjà de faire le jeu du Front National. Revenons à la théorie de la Gestalt. Sous ce tendre substantif dont la majuscule traduit l’origine teutonne, se cache un principe assez simple énoncé en premier par Aristote (déjà, la Grèce, l’Allemagne…) qui veut que le tout soit plus que la somme des ses parties. C’est aussi valable pour invalider toute la théorie économique libérale, mais là n’est pas le sujet.

Ainsi, une injection plus ou moins massive de mots anglo-saxons ne tarirait pas la langue française au profit de « l’envahisseur ». Pour aller encore plus loin, des biologistes de l’université d’Auckland (Russel Gray et Quentin Atkinson) ont décidé d’appliquer à la lettre l’idée qui veut que les langues évoluent, comme des espèces vivantes. Ils ont donc appliqué des modèles utilisés habituellement en biologie à l’étude des l’évolution du langage, et on en déduit une technique de datation des divergences entre les mots (la glottochronologie), de la proto-langue indo-européenne à toutes les langues qui ont cours aujourd’hui en Europe et dans une partie de l’Asie du Sud. Ils ont associé leurs résultats à des études archéologiques et géographiques, et sont parvenus, avec les instruments de leur discipline, aux mêmes hypothèses que les linguistes. Leur apport est d’avoir affiné l’étude de l’évolution du langage en fonction de l’environnement (social et naturel) et sur des facteurs génétiques, et que le processus est aussi irréversible que l’évolution au sens darwinien.

Encore plus technique, encore plus rigolo. Des chercheurs de l’université de Navarre ont appliqué des outils associés aux mathématiques et aux sciences physiques, à savoir l’étude des systèmes complexes à l’analyse de l’apprentissage de la langue. Cette technique obéit à la théorie de la Gestalt, et part de l’étude du système global pour comprendre l’architecture des parties qui le composent. Ils en ont déduit que toutes les langues du monde, aussi différentes soient-elles du point de vue grammatical, obéissent aux mêmes modèles d’organisation et aux mêmes lois statistiques qui permettent d’expliquer la polysémie, et l’organisation en caractères sémantiques. Pour faire simple, l’apprentissage et l’architecture du langage s’organise en réseaux et en associations d’idées. Et qui aujourd’hui peut croire que le monde n’est pas un petit réseau?

De toutes ces données, il ressort donc une idée: les ennemis de l’anglicisme (et de l’apport de vocabulaire d’autres langues en général) sont à la langue française ce que les créationnistes sont à Darwin: de vilains rétrogrades dont le cerveau ressemble beaucoup, en termes de volume, à celui des dinosaures dont ils nient l’existence. S’ils empêchent la langue d’évoluer, elle mourra.

Et puis de toute façon, si j’ai envie de parler portugais à ma grand-mère, allemand à mes chats, russe ou luxembourgeois quand je suis bourré, et un mélange de tout ça quand ça me prend, ça ne ressuscitera pas Nelson Mandela.

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