Après les performances comparées des participants à la coupe du monde de foot, l’autre sujet auquel il est impossible d’échapper en ce moment, c’est la grève à la SNCF. C’est surtout aux clichés sur les employés de la société et leur statut (tellement privilégié que tous les matins Bill Gates se demande pourquoi il est devenu voleur de brevets plutôt qu’aiguilleur) qu’on ne peut se soustraire. Mais puisque c’est de saison, souviens-toi Knysna, même les rupins font grève parfois, alors prends-en de la graine.
En tant qu’usager quotidien du train, j’entends bien que les annulations et les retards peuvent agacer. Surtout quand la réduction du nombre de train et la promiscuité conséquente dans les rames nous oblige à constater que certains vouent les cheminots aux gémonies mais ne se gênent pas pour faire la grève de la douche, les gros dégueulasses. Surtout quand au lieu de pioncer ou de lire, je suis coincé entre deux mémères qui se racontent le dernier épisode de « l’amour est dans le pré ». Surtout quand je dois laisser ma place à une femme enceinte qui pourrait se contenter d’emmerder son conjoint plutôt que moi. Si j’étais aussi obtus que les usagers « pris en otage » par les grévistes, tu sais ce que je ferais? Je demanderais à la future maman si elle est en congé maternité et si elle est indemnisée par la Sécu. Dans l’affirmative, je laisserais mon siège, dans la négative, je lui dirais « t’es pas en maladie ma grosse, alors arrête d’abuser du système et va obstruer l’autre bout du couloir ».
Mais bon, il se trouve que je bosse aussi pour un service public. Il arrive que là où je bosse, on fasse grève et que ça emmerde des gens qui sont en situation précaire, pour qui un différé d’indemnisation d’un jour peut avoir des conséquences fâcheuses. Et dans le service public pour lequel je bosse, les plus gros emmerdeurs ne sont pas les gens dans le besoin, mais les bourgeois qui pensent que tout leur est acquis sous prétexte qu’ils payent des impôts, et pas toujours en France en plus.
Alors je pense qu’il est bon de préciser que quand on fait grève, ce n’est pas pour faire chier les usagers des services publics. C’est même pour leur rendre service. Pour que les gens qui décident de comment on gère le service public arrêtent de penser en termes de « client » mais se souviennent ce que veux dire « usager d’un service public ». Ce n’est pas seulement pour défendre nos conditions de travail, qui sont souvent plus mauvaises que celles du privé.
Depuis le tournant libéral des années 70 et 80, quasiment toutes les catégories de salarié(e)s du service public se sont mobilisées. Le personnel des hôpitaux, au premier rang duquel on pense aux infirmier(e)s, n’ont cessé de protester contre la privatisation des hôpitaux et d’informer le public des dangers qui pesaient sur l’hôpital public: compression de personnel et baisse des qualifications, émergence des maladies nosocomiales, explosion du tarif des interventions, manque de lits, tarification à l’activité, et j’en passe. Peu de monde a cherché à comprendre, et on se retrouve aujourd’hui avec une santé « à deux vitesses » et un accès aux soins plus inégalitaire que jamais.
La magistrature et les employés des tribunaux ont rappelé plus souvent qu’à leur tour les conséquences des diverses réformes pénales qui visaient à rendre la justice « efficace » en ne faisant rien d’autre que réduire les moyens des juges pour travailler à une justice sereine et équitable. Tout le monde s’en bat les flancs, les juges sont pétés de thunes. Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des erreurs judiciaires effarantes et des dossiers qui traînent dix ans.
Les professeurs et le personnel de l’Éducation Nationale y vont pratiquement tous les ans de leur petite grève pour dénoncer l’emprise de l’entreprise et de la publicité sur l’école publique et sur les universités. Depuis la réforme Pécresse, les universités sont même priées de mendier un sponsoring, avec toutes les garanties que cela suppose sur la neutralité et la qualité de l’enseignement. Les étudiants et les chercheurs, depuis des années, font partie des populations les plus précaires de la population. Mais on se demande de quoi se plaignent tous ces glandeurs qui sont en vacances quatre mois par an. Et bientôt, l’école ne sera plus seulement le grand reproducteur des égalités sociales mais carrément le lieu de sélection des élites.
Même les flics , dont je suis tout sauf un défenseur, ont des conditions de travail dantesques, des millions d’heures supplémentaires impayées, une administration qui confine à la débilité profonde, et tous les deux ans un mégalomane de plus à la tête de leur ministère de tutelle. All cops are bastards, comme on dit chez les gens de goût, mais il faut bien reconnaître que les gars travaillent comme des chiens pour rien ou si peu.
Ne va pas penser que je défends les fonctionnaires en particulier. Le service public peut très bien se passer de l’Etat, comme la Sécurité Sociale le prouve avec brio depuis les ordonnances de 1945. Mais un des principes fondateurs du service public, c’est son universalité. Tous les mouvements que j’ai évoqués dans les paragraphes précédents protestent contre des mesures qui vont à l’encontre de ce principe, en traitant les services publics comme des entreprises où il faut cracher de la rentabilité et de la statistique au détriment de la qualité du service.
Alors bien sûr, dans l’hôpital public, à la SNCF, à Pôle Emploi, à la CAF, tout n’est pas parfait. On ne parle pas d’une boîte de merde qui fabrique de la bagnole standardisée à la chaîne, mais de services qui touchent des millions d’usagers. Tous ces organismes, et tant d’autres, sont dépouillés sous couvert de rigueur et d’austérité, pour libéraliser, économiser, rationaliser, et au final on organise leur inefficacité en formant les agents peu ou mal, en calquant les techniques de management/dressage qui ont cours ailleurs, en demandant à chacun de faire plus avec moins, dans un contexte de paupérisation croissante de la société. Le but final est de tout refiler au privé, qui fera bien souvent de la merde chère là où il y avait un service gratuit ou presque.
Demande aux salariés d’EDF, de France Télécom, de la Poste, s’ils vivent mieux depuis qu’ils bossent dans le privé. Consulte les tarifs des autoroutes, de Véolia, et de tous les services externalisés (comprendre vendus au moins offrant et au moins disant) et compare aux tarifs de l’époque où tous ces trucs étaient publics. Demande aux mineurs, qui cartonnaient dans le public, qui ont failli couler sous l’empire des Wendel, avant de redevenir rentable dans le public et de re-couler dans le privé. Demande aux ex-ANPE et Assedic si ça les amuse de fliquer au lieu de faire du placement. And so on…
Donc, si tu trouves que les salariés de la SNCF et des autres services publics sont des privilégiés, c’est simple: postule à un boulot dans ce domaine, il y a des concours et des offres d’emploi pour ça, et c’est ouvert à tout le monde. Tu me diras après si c’est mieux que le privé.
Si tu penses que ces gens sont bienheureux de pouvoir faire grève sans se faire licencier, je vais t’apprendre un truc: la plupart des employés du public ont un contrat de droit privé. Mieux: la grève est un droit constitutionnel, et tu as parfaitement le droit de manifester sans te faire virer. Ça vaut peut-être le coup de perdre une semaine de salaire/de cours pour continuer à faire prévaloir la solidarité sur le chacun-pour-sa-gueule. Et sache que si tu es si mal payé pour ton boulot pourri, c’est précisément pour que tu fermes ta gueule en pareilles circonstances.
Mais si tu penses que la SNCF te « prend en otage », tu dois être loin de ces préoccupations. Je te suggère donc un stage chez Boko Haram. Tu verras ce que ça fait d’être pris en otage.
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