Les truies ne pleurent pas

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Aujourd’hui, Céline, la secrétaire de Ben, avait trouvé son patron physiquement épuisé mais d’excellente humeur. Il avait les joues émaciées et des valises sous les yeux mais souriait en affichant une gaieté qui ne lui était pas coutumière. Aujourd’hui, il fit même attention à elle.

Si Ben semblait si heureux c’est qu’il allait enfin remettre le manuscrit définitif de son roman à l’éditeur. Il n’en avait d’ailleurs pas dormi des nuits durant, trop excité et perfectionniste pour y arriver. Etant à l’aise financièrement, il avait tenu à inviter le directeur de publication en personne à déjeuner pour lui remettre ce projet qu’il lui promettait depuis des mois en main propre. Il avait tout prévu. Le plan était millimétré. Du papier à musique. Les deux premières fois, le directeur avait refusé prétextant que l’argent ne faisait pas tout et que ce qu’il avait écrit ne valait pas un clou. L’immonde arrogant ! Pour qui il se prenait ce con ?! Mais à la troisième, Ben, qui s’était entouré de nègres littéraires-les meilleurs sur le marché et payés au lance-pierres de surcroît- joignit à l’e-mail un des chapitres de ce roman qu’il mettait décidément tout en œuvre pour qu’il soit publié. Deux jours plus tard, le déjeuner était confirmé.

Philippe Verda avait été subjugué en lisant ce chapitre. C’était vraiment très bon et écrit avec un style qui ne ressemblait pas du tout aux précédentes ébauches que ce Ben lui avait envoyé. Il était curieux mais loin d’être stupide. Il se doutait bien qu’il avait dû, à l’aide de son argent maudit, dévoyé quelques talents mais peu importe. Tant que le livre pouvait se vendre. Et c’était bon, ça allait se vendre comme du cannabis dans un quartier triste. Puissant, fougueux, et sans compromis. Les idées bouillonnaient déjà dans sa tête et il allait en faire de l’or pur en barre si le reste du manuscrit était aussi bon que ce chapitre.

Ben compose le code du coffre-fort dans lequel repose son manuscrit mais la LED rouge s’allume et une voix robotique lui annonce que « Je n’ai pas pu saisir votre demande. Veuillez taper les quatorze chiffres du code de déverrouillage ou vous préparer à prendre une balle dans les intestins ! » Putain de machine à la con se dit Ben. Il retape le code et au moment où la voix recommence son speech, il tape trois grands coups dessus avec le poing, penche rapidement la tête sur la droite pour éviter le tir, et enfin le coffre s’ouvre.

« Ah…Il est là…Mon tout beau, mon énorme, mon prodigieux, mon précieux, l’œuvre de ma vie, mon immortalité sans avoir à changer de couches pleines de merdes, ma promesse de mariage avec Florentine… » qu’il se chantonne à lui-même tout en soulevant le manuscrit comme si c’était un objet sacré pour le déposer avec une délicatesse exagérée tout en souriant à s’en déformer les lèvres. Puis le téléphone sonne. C’est Céline qui annonce l’arrivée de Monsieur Verda. « Faites-le entrer je vous prie. Merci Céline. »

« Monsieur Verda ! Quel plaisir d’enfin pouvoir mettre un visage sur le nom qui m’a tant fait damné. Comment allez-vous ?

–         Le plaisir est partagé d’enfin pouvoir vous rencontrer mais je vous en prie, appelez-moi Philippe. Ça va très bien ! Et vous-même Ben ? »

Les deux hommes se serrent la main avec emphase et tout en se jaugeant mutuellement.

« Asseyez-vous Philippe, je vous en prie. Un petit scotch peut-être ?

–         Non-merci ! Je ne bois jamais. De plus, il est un peu tôt pour ça non ?

–         Tout dépend de l’heure depuis laquelle vous êtes réveillé. Et si vous n’avez même pas dormi ça ne compte pas. C’est très subjectif tout ça ! Vous êtes vraiment sûr que vous ne voulez pas m’accompagner? Vous n’allez quand même pas me laisser boire tout seul ! l’incite t-il en agitant la bouteille sous son nez.

–         Bon…Puisque vous insistez…Un petit mais rien que pour vous accompagner alors.

–         Voilà qui est parlé ! »

Ben sert deux bons verres de ce scotch que Céline lui a offert à Noël dernier, après qu’il lui ai enfin laissé une semaine pour respirer et qu’elle en ai profité pour aller visiter une distillerie en Ecosse, le pays de ses grands-parents. Céline n’a rien acheté à son mari. Elle vénère son patron plus que tout et trouve que son mari n’est qu’une larve, sans aucune ambition que celle d’être esclave de son patron, qui lui a coupé tant de fois sa virilité au moment de l’acte dans leurs jours heureux et sexués.

Et qu’est qu’il était délicieux ce scotch du pays! Ben, lui, ne lui avait rien jamais rien offert. C’est tout juste s’il savait qu’elle existait, il ne connaissait son prénom que grâce au chèque du mois. C’est tout juste s’il lui parlait même lorsqu’il la rejoignait chez elle, deux ou trois nuits par semaine, pour se libérer de sa sauvagerie à l’intérieur de sa tendresse. En général, ils baisaient deux fois de suite puis Ben allait se faire un café en embarquant ses cigarettes et son ordinateur portable. Il restait enfermé dans la cuisine à essayer d’écrire tout en remplissant le cendrier avec une verve qui aurait effrayé Gainsbourg. Il aimait être seul pour cet exercice. Lorsqu’il y avait du monde autour de lui il parvenait moins bien à réfléchir et plus du tout à écrire. « Au-dessus de deux, les gens sont des imbéciles » était une phrase qu’il aimait à se répéter et à répéter aux autres lorsqu’ils devenaient trop pesants, qu’ils cherchaient trop à sociabiliser avec lui alors qu’il n’en éprouvait aucune envie. Mais bon…Puisqu’il le fallait…Ce n’était pas qu’il n’aimait pas les gens, plutôt que lorsqu’il avait décidé d’être seul avec lui-même, plus personne ne comptait et sus à ceux qui ne comprenaient pas la démarche. Il avait l’impression que les pensées des autres, trop triviales et bruyantes, l’empêchaient d’entendre les siennes beaucoup plus raffinées.

Céline ne s’inquiétait de rien. Elle le comprenait. Elle savait aussi qu’en général si Ben ne revenait pas au bout d’une demi-heure, ce n’était pas la peine qu’elle l’attende pour le troisième round.

Philippe vida le verre d’un trait et ouvrit le manuscrit que Ben avait déposé si délicatement avant de lui tourner le dos, sûr de lui, pour contempler à travers l’immense baie vitrée, sa vue plongeante sur la capitale qu’il avait mis tant d’années à acquérir. C’était l’une de ses grandes fiertés cette vue. Il mettait au défi quiconque doutait de son talent en lui foutant dans la gueule à quel point elle était belle, SA VUE. Il souriait. A tout le monde, à Paris, à sa victoire, à son propre reflet qui lui renvoyait une image de lui-même dans laquelle il se complaisait de plus en plus jusqu’à presque vénérer ce reflet fantomatique. Puis Philippe le fit légèrement tressaillir lorsque de sa grosse voix :

« Est-ce une plaisanterie Ben ?

–         Quoi donc mon vieux? répondit-il en faisant lentement volte-face comme un acteur dans son rôle

–         Mais…ça ! Toutes les pages sont vierges. Il n’y a rien du tout d’écrit. Que du papier blanc de chez blanc. »

Ben s’approche et se rend compte que Philippe est sérieux. Il n’y a plus rien. Rien du tout. Plus aucune trace d’un quelconque mot.

–         Que se passe t-il ?

–         Je n’en sais foutre rien ! C’est pas possible ! J’ai moi-même relu le manuscrit et l’ai mi à l’abri tout juste avant que vous n’arriviez. C’est pas possible ! C’est quoi ce délire ?!

Ben passait littéralement de l’allégresse la plus légère, d’un pays aux petits nuages assez solides pour supporter la masse d’un homme, à l’horreur pesante et embarrassante d’une situation inexplicable face à quelqu’un qui vous accuse lorsque l’on se sait pertinemment innocent du crime.

–         Il est bien quelque part. J’ai dû me tromper, ne pas vous donner le bon…

Ben rouvre le coffre qui ne contient rien d’autre qu’une photo de Florentine en dessous affriolants, sa lourde poitrine venant remplir le soutien-gorge avec une force et une élégance à le mettre en pièces, et un flingue. La tension monte et il commence à ne plus savoir comment maîtriser ses nerfs qui lui jouent des tours depuis quelques temps.

« Céliiiiiine !! hurle t-il. ICI ! I-LLI-CO PRESTO !! »

La secrétaire débarque alors dans le bureau en courant comme si sa vie en dépendait, étonnée et presque effrayée qu’il la tutoie au bureau alors que personne ne sait rien de leur relation.

« Où est passé mon putain de manuscrit Céline ?

–         Quoi ?…Qu’est ce que… Je…

–         Arrête de bafouiller ça m’énerve ! Mon PUTAIN DE MANUSCRIT ! Céline !

–         Mais…à sa place bien sûr…Patron… ?

–         Crois-tu vraiment que je serais en train de te parler à l’heure actuelle si c’était le cas PAUVRE IDIOTE ?!

–         Mais !…Ben…. ! Ne crie pas s’il te plaît. Je ne t’aime pas quand tu es méchant. Tu as bu c’est ça ?

–         Mais quel est le putain de rapport ? Ne change pas de sujet ! Oui j’ai bu ! Et alors ? Il n’empêche que sobre ou pas sobre, le manuscrit a disparu.

–         Le manuscrit a disparu…. ?

–         Putain t’as du mal ! Oui, DISPARU ! Il n’y a plus que des pages blanches ! Donc concentre-toi ! Il n’y a que toi qui connaît le code du coffre à part moi et je suis sûr de l’avoir remis dedans tout à l’heure après en avoir relu un bout. As-tu ouvert le coffre entre le moment où je l’ai remis et celui ou Philippe est arrivé ?

–         Philippe ?

–         Monsieur Verda !

–         Mais comment… ? Tu es resté dans ton bureau tout ce temps…Comment aurais-je pu ?…

–         Pour une raison ou pour une autre, as-tu touché à mon manuscrit ??? Réfléchis bien et plus que d’habitude. Ta place en dépend ! Et même ta vie !

–         Mais je n’ai pas besoin de réfléchir ! Je suis sûre Ben !

–         Vraiment ? Dans ce cas, tu as peut-être une explication ?

–         Evidemment que je suis sûre. T’es seul dans ton bureau depuis ce matin. La dernière fois que j’ai vu le manuscrit était hier et si tu dis que tu en as relu un bout avant que monsieur Verda n’arrive…

–         Tu m’accuses donc de t’accuser à tort ? Tu veux me faire passer pour un cinglé devant lui c’est ça ?

–         Mais non ! J’essaie simplement de t’aider.

–         Mais où est-il alors ?

–         Comment veux-tu que je le sache ?? a t-elle dit la voix brisée et progressivement sanglotante.

–         TU N’ES DECIDEMENT BONNE QU’A TE FAIRE BAISER MA PAUVRE !! ARRETE DONC DE CHIALER POUR UN RIEN ! LES TRUIES NE PLEURENT PAS ! lui hurle t-il dessus.

–         MAIS…BEN…POURQUOI TU AGIS COMME CA ? TU SAIS POURTANT QUE JE T’AIME !!! répond-elle en claquant la porte, incapable de retenir plus longtemps les larmes qui lui montent aux yeux

–         AH CA Y EST ! ELLE L’A LACHE LA GARCE ! LE PETIT MOT QUI GICLE POUR FECONDER LES CŒURS !!!

–         Euuuuuh…Excusez-moi mais quelqu’un peut-il m’expliquer ce qu’il se passe ici ? N’accablez donc pas cette pauvre fille de cette manière Ben, si elle vous dit la vérité…enfin moi je dis ça…ajoute Philippe, rentrant dans cette dispute qu’il s’était contenté d’observer jusqu’à présent.

–         T’as pas encore compris ?! T’es plutôt du genre lent pour un mec censé repéré les talents toi !! Tous mes putains de mots ont disparus ! Fiôôôtt ! Envolés ! Comme ça ! Dans un claquement d’ongles bouffés ! Et puis de quoi tu te mêles déjà pour commencer ? T’as cru que tu la connaissais mieux que moi cette grognasse ? Tu prends sa défense ? Tu veux t’la faire c’est ça hein ?!

–         Mais…Pas du tout…Soyons sérieux je vous prie. En avez-vous une copie quelque part de ce fameux manuscrit?

–         Je n’aime pas du tout le ton que tu prends mon gars je préfère te prévenir ! Parle-moi meilleur si tu veux pas repartir d’ici la gueule de travers !

–         En avez-vous une copie ?

–         Non ! Putain de merde ! La seule et unique version était dans ce coffre.

–         Ce n’est pas très malin à l’heure de l’ordinateur et de la clé usb ça Ben !

–         Quoi ?… Tu te fous de moi toi c’est pas possible !

–         Je ne fais qu’énoncer une vérité qui ne vous convient pas, rien de plus. »

Ne pouvant plus retenir la rage qui l’habite et grandit en lui depuis plusieurs jours en plus du manque de sommeil, Ben attrape le lourd cendrier de verre et l’abat sur le crâne de Philippe qui s’écroule sous le choc. Voyant qu’il fait mine de vouloir se relever en poussant le cri le plus puissant dont il est capable « Céliiiiiiiine… ». Bim ! Le cendrier s’abat une nouvelle fois, une autre, puis encore une autre. Ben est comme enragé et continue de défoncer le visage de son futur-ex éditeur à coups de cendres, de mégots, de sang, et de verre, sans parvenir à s’arrêter. Le tout plane un court moment dans les airs, presque au ralenti, avant de retomber sur la moquette pour y imprimer une nouvelle teinte que tous les bons professionnels n’ont pas sur leur nuancier.

Puis Ben entend toquer et avant même qu’il ai pu répondre, Céline fait son entrée.

« Quelqu’un m’a appelé ?

–         Oui, oui, entre ma chérie. »

A peine entré dans la pièce, elle reçoit le même traitement que Philippe sans avoir le temps de savoir ce qui lui arrive. Un bon gros coup de cendar à l’arrière du crâne qui l’emmène tomber juste à côté de l’éditeur. Ben se dit qu’il est foutu et que foutu pour foutu autant se faire plaisir et se lâcher. Au point où il en est…Il a tellement investi dans cette saloperie de roman qu’il ne voit plus d’autre alternative. Il pense soudainement que c’est le meilleur moyen pour faire la promo de son bouquin. Mais quel bouquin ?! Merde ! Et d’ailleurs où est-ce qu’il est passé ce putain de manuscrit ?!

Et s’il liquidait tout le bâtiment ?  Il n’aurait pas assez de balles pour tous ces trous de… mais il pourrait essayer de se faire les pires des emmerdeurs. Les gens le traqueraient, le donneraient aux flics, le tueraient, l’enverraient voir la vie en taule, feraient semblant de pleurer sur leurs collègues disparus trop tôt pour leur âge, jusqu’à ce qu’ils soient bien planqués chez eux et se félicitent en secret de l’action de Ben. Pire, ils le glorifieraient, s’en jetteraient un à sa santé en blaguant dessus autour du repas de famille. « Ah ! Tu sais pas la dernière au boulot chérie ? Y’a un type qui a pété les plombs et qui a buté douze personnes ! C’est horrible, une horreur sans nom que seul un cinglé peut accomplir…mais… et je ne veux pas passer pour un insensible…qu’est qu’il a bien fait de lui foutre une balle à ce gros con d’Anderson ! A part bouffer des beignets et dire des conneries, le type ne servait à rien ! J’aurais presque aimé le buter de mes propres mains tellement il m’a fait chier ces trois dernières années ce con ! Et cette connasse de Brigitte avec ses manies de merde… ! Et la Chantal ! Toujours en train de faire sa pute à la machine à café ! Celle-là y’a que le train et moi, chérie, qui ne lui sont pas passés dessus. Et Dimitri ! Cet espèce de tarlouse suffisante ! Dieu merci ! Pour tout dire…entre toi et moi…il a été plus efficace que l’entreprise de nettoyage que la boite emploie! »

Bien planqué dans l’intimité de leur habitat, entre ces quatre murs qu’ils croient impénétrables, et ce malgré l’avancée et le zèle qu’ils mettent à afficher leurs vies sur les réseaux sociaux, les humains se révèlent. La plupart seraient soulagés s’il choisissait les pires détritus du bâtiment, il en était convaincu. Bien sûr la bienséance les empêcherait de lui témoigner une quelconque gratitude publique mais en secret, loin des autres, ils le remercieraient. Il n’avait de toute façon plus que cette option pour devenir immortel. Plus le choix. Le manuscrit envolé, il allait devoir faire un sacré ménage dans la boutique histoire que personne ne l’oublie. Et c’est ce qu’il fit avant de se mettre le flingue dans la bouche et d’envoyer valser son encéphale sur la baie vitrée qui donnait sur cette vue dont il était si fier.

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