21 avril 2002… Pas besoin de vous faire un dessin… Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe… J’allais sur mes quatorze ans, je me revois encore pleurant toutes les larmes de mon corps devant mon écran de télévision, allant de l’incrédulité au désespoir en passant par la terreur… Je n’étais probablement pas le seul dans cet état puisqu’après le choc ont suivi deux semaines de sursaut républicain : on aurait pu espérer qu’une fois Chirac réélu par défaut, les Français reprendraient leur destin en main et continueraient à s’affirmer comme des citoyens actifs. Il n’en fut rien : une fois Le Pen renvoyé dans ses foyers, le train-train a tout balayé et tandis que la Chiraquie reconquérait la France en douceur, la couvrant d’une chape de plomb dont nous sommes loin d’être vraiment libérés, le bon peuple n’accordait d’attention qu’à la coupe du monde de football et à la cuisse de Zidane. C’était à se demander pourquoi ils n’avaient pas élu Le Pen puisqu’ils avaient exactement le profil des sujets dont rêvent tous les dictateurs du monde… C’est cette année-là que je suis devenu « footophobe » et, de manière générale, ennemi déclaré de la médiocrité tranquille du Français moyen ; mais malgré cette rage, mon horizon personnel s’éclaircissait enfin puisque je quittais le collège, mettant ainsi un terme à quatre ans de prison entouré de gros beaufs en devenir qui se prenaient pour des rebelles et rêvaient probablement de lyncher l’ignoble traitre que j’étais, coupable de collaboration avec l’ennemi, comprenez les adultes en général et les profs en particulier.
Je n’en savourai que d’autant plus les vacances d’été à la campagne et c’est dans cette retraite sarthoise que je tombai sur un curieux fascicule portant un tire que j’aurais pu oublier : Charlie Hebdo. Il s’agissait du hors-série que le journal avait publié pour le dixième anniversaire de sa résurrection ; en le feuilletant, je retrouvai un certain nombre de signatures que je connaissais bien : non seulement Cabu et Wolinski, bien sûr, mais aussi Gébé, que j’avais découvert en parcourant de vieux numéro de Pilote dénichés dans le grenier de ma grand’mère. J’étais déjà étonné de découvrir que Gébé était directeur du journal (Ah bon, un dessinateur peut être patron de presse ? Mine de rien, c’est un métier plein de débouchés !) mais je fus vraiment surpris de découvrir des dessins de Charb ! Charb, je connaissais, c’était le dessinateur de Mon Quotidien, le journal qu’on nous faisait lire à l’école et je l’avais retrouvé dans L’hebdo des juniors, un canard pour préadolescents… Je ne connaissais que ses dessins dans ces revues destinées aux gosses, autant dire que je connaissais que la partie émergée de l’iceberg ! Alors il pouvait aussi dessiner des bites, des couilles, des cadavres ensanglantés et toutes les autres horreurs de ce type que je trouvais dans les bouquins de Reiser quand je les feuilletais en cachette de mes parents ? Je n’aurais jamais cru ça de lui ! Mais dans un sens, ça me rassurait : c’était un peu comme quand on va au train fantôme accompagné par un ami de ses parents, on a moins peur puisqu’on a une présence rassurante à ses côtés et on peut mieux apprécier. Une autre signature familière, elle, semblait venir droit du fond des âges : Siné ! Ben qu’est-ce qu’il foutait là, lui ? Je le connaissais… Ou plutôt je croyais le connaître : à la maternelle, on m’avait montré ses dessins sur les chats quand j’étais petit : chat-malot, chat-teau, chat-peu, chat-o… Et voilà qu’il se dessine balayant un gros tas de cadavres de toréros, de chasseurs, de flics, de curés, de militaires, de magistrats et tutti chianti, commentant, l’air mécontent « Putain, déjà dix balais d’usés et le ménage est loin d’être terminé » ! Ah ben merde, alors ! On m’avait donc vendu comme un dessinateur pour enfants un anarchiste pur et dur, un provocateur, un rebelle, un vrai ! Il y a des gens qui font des procès à l’éducation nationale pour moins que ça ! Et à côté de tous ces noms plus ou moins familiers dont je découvrais enfin toute l’amplitude du talent, une foule de signatures jusqu’à présent inconnues mais que j’avais soif de connaître plus avant : Tignous, Luz, Honoré, Bernar, Oncle Bernard, Jul, Willem, et bien sûr, Cavanna.
Mais au-delà du talent de tous ces dessinateurs dont le hors-série nous présentait les meilleures « unes », ce qui me frappait, c’était le culot, l’irrévérence sauvage qui se dégageait de leurs dessins : se foutre de la gueule des hommes politiques de tous bords et y aller à fond la caisse jusqu’à les faire passer pour des cons, ça, les Guignols m’avaient déjà montré depuis longtemps que c’était possible, mais là, je découvrais qu’on pouvait aussi faire pareil avec les religions, les sportifs et même l’armée ! Ces gens-là avaient toutes les audaces, jusqu’à se présenter comme « le journal de l’anti-mondial » en pleine coupe du monde de foot, en 1998 ! Je n’aurais jamais osé, moi qui, à l’époque, avait suivi le mouvement comme tant d’autres – j’avais dix ans : moi, au moins, j’avais une excuse. Mais surtout, Cavanna traitait les représentants de TOUS les cultes, sans exception, de charlatans et d’illuminés, et enfin, comble du comble, Cabu annonçait, à la une d’un numéro daté de 1993, « Le soldat inconnu s’est fait enculer par l’adjudant Chanal », représentant l’adjudant en question sodomisant le squelette d’un poilu ! Et ce n’était qu’un dessin parmi tant d’autres qui traitaient ouvertement les militaires, d’où qu’ils viennent, de fachos et d’assassins sanguinaires ! La cerise sur le gâteau, c’est qu’une interview accordée par l’avocat du journal nous apprenait que le dessin de Cabu avait valu au journal un procès intenté par une association d’anciens combattants… et gagné par Charlie ! De même, d’ailleurs, que la majorité des procès intentés à l’hebdomadaire depuis dix ans ! Imaginez le chemin de Damas que ce fut pour moi : j’avais quatorze ans, je me remettais mal d’une immense déception politique et je découvrais à quel point on pouvait aller loin dans la dérision ! Je me disais : « Alors une chose pareille est possible ? On peut traîner à ce point dans la boue les puissants et les corps constitués ? Il y a donc si peu de limites à la liberté de dérision ? On peut quasiment rire de tout ? Et c’est donc LÉGAL ? Et c’est cette liberté-là que 18% des Français, en votant Le Pen, avaient été prêts à sacrifier par peur de… De quoi, au fait ? C’est vrai, ça, de quoi ils avaient si peur ? De quoi devrait-on avoir peur au point de sacrifier cette chance incroyable de pouvoir rire de tout ? Ah non ! Ça ne se passera pas ainsi ! On a le droit de dessiner des ignominies d’une telle ampleur qu’un symbole national comme le soldat inconnu se faisant sodomiser ? Et bien je vais la prendre, cette liberté ! Rien que pour faire chier ces gros cons qui ont voté Le Pen ! Quoi ? Ce sont des victimes du capitalisme, vous dites ? Et bien ça ne veut pas dire que ce ne sont pas des cons ! Ah, ils auraient bien voulu me faire vivre derrière des barbelés ? Et bien c’est moi qui vais les emmerder, puisque la liberté les fait chier à ce point, ces moutons heureux de se faire tondre ! »
Bon. Pour être tout à fait honnête, j’ai incontestablement découvert, ce jour-là, une nouvelle façon de caricaturer l’actualité, rompant avec le style plus « franchouillard » du Canard et des Guignols. Mais je ne me suis pas mis tout de suite à acheter Charlie Hebdo : je n’osais pas, je me demandais ce qu’en auraient pensé mes parents – pourtant, les auteurs de mes jours ont toujours été des gens plutôt ouverts, j’ai même envie de dire libérés, mais j’avais toujours eu tendance à considérer que tout ce qu’ils ne m’avaient pas expressément autorisé était interdit, heureusement qu’ils ne m’avaient jamais interdit de lire et de dessiner, ce à quoi je n’aurais, de toute façon, probablement pas survécu. Mais je m’égare : j’ai donc attendu quelques semaines avant d’oser sauter le pas et acheter Charlie, avec mes sous à moi, à la maison de la presse la plus proche ; mais même avant de passer à l’acte, je pressentais que ce journal allait m’offrir le courant d’air frais, que dis-je, le rayon de soleil dont j’allais probablement avoir besoin dans la grisaille étouffante que nous promettait le nouveau locataire de Matignon, un certain Raffarin…
À suivre…
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