« Charlie » et moi. Chapitre 8 : 2005, « Un Turc est entré dans l’Europe. »

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Quand je vous disais que je ne brillais pas spécialement par ma clairvoyance : pendant longtemps, je suis resté à des lieues d’imaginer que Philippe Val pût un jour mal tourner ; je ne sais pas si c’était ma passion pour Charlie qui m’aveuglait au point de m’empêcher de voir la réalité en face, toujours est-il que je n’ai rien vu venir.

Mais d’un autre côté, pourquoi aurais-je interprété comme des signes avant-coureurs ce qu’on n’a pu désigner comme tel que rétrospectivement ? On cite volontiers contre lui, par exemple, son édito de 2004, publié en période d’élections régionales, qui accusait l’extrême-gauche française d’avoir pris parti contre le capitaine Dreyfus sous prétexte que ce dernier était militaire et, de surcroît, issu des rangs de la bourgeoisie : avec le recul, d’accord, un tel article prend une sale résonnance, mais pouvait-on vraiment lui en tenir rigueur à l’époque ? Après tout, les gauchistes obtus qui préfèrent renoncer à une cause juste rien que pour mettre dans la merde quelqu’un qui ne leur plait pas, c’est vrai que ça a toujours existé : à titre personnel, j’en connais plus d’un ! Et ne citons que le cas d’Arlette Laguiller, élue au conseil régional d’Île-de-France où elle votait à tous azimuts mais JAMAIS avec la gauche ! En tout cas, pour ma part, du haut de mes seize ans, je me disais : « Philippe Val n’aime pas l’extrême-gauche, c’est son droit, après tout ! » Il faut croire que je n’étais pas le seul puisque même Siné, après avoir vu rouge dans un premier temps, avait décidé de passer outre. C’était d’ailleurs ça qui me plaisait (et me plait toujours) dans Charlie, à savoir cette liberté de ton qui permet à des points de vue différents de s’exprimer : j’en ai d’ailleurs eu la confirmation lors de la campagne du referendum pour la constitution européenne…

Je mentirais si je disais que j’avais été très attentif au beau bordel que fut cette campagne et, avec le recul, il n’est pas certain que j’aurais su prendre clairement parti si j’avais été en âge de voter à l’époque. D’abord, j’étais déjà assez préoccupé par le bac qui approchait à grands pas. Ensuite, voter « oui », c’était voter pour une constitution partiellement rédigée par ce vieux grigou de Giscard, c’était voter avec une UMP que je haïssais, c’était soutenir un texte d’inspiration clairement néolibérale ; mais voter « non », c’était faire prendre du retard à une construction européenne à laquelle j’étais, somme toute, déjà attaché, c’était voter avec Le Pen et De Villiers. Franchement, c’était quoi, le moins pire ? Vous avez la réponse ? Et bien je vous envie mais gardez-la pour vous. Une chose était sûre : ce n’était pas la conduite des deux camps, qui frisait chaque jour un peu plus le ridicule, qui m’aurait aidé, et pas davantage la lecture de Charlie où s’exposaient des avis on ne peut plus divergents à ce sujet. On ajoute le soutien de Philippe Val au « oui » comme une pièce à conviction supplémentaire pour alourdir son dossier, mais à l’époque, cela ne m’avait pas gêné ; là encore, j’estimais qu’il avait le droit d’avoir une opinion à ce sujet. De toute façon, il n’était pas le seul : Cabu, qui n’a jamais fait mystère de son pro-européisme, semblait lui aussi taper davantage sur le camp du « non » ; mais surtout, la prise de position du patron du journal n’empêchait pas Cavanna, Siné et Charb, de leur côté, de prendre clairement parti pour le « non », défendant leur point de vue avec leur virulence coutumière. Bref, loin de faire baisser Charlie dans mon estime, tout cela ne faisait que me conforter dans l’idée que je lisais un des rares journaux vraiment libres de France, en tout cas l’un des seuls où plusieurs opinions peuvent cohabiter et où l’on ne se contente pas de publier des variations sur une seule et même idée comme dans tant d’autres hebdos ; de quoi satisfaire l’ami Wolinski, lui qui disait « je préfère des contradictions à des certitudes » !

Le point culminant fut d’ailleurs atteint avec la publication, en supplément d’un numéro de l’époque, de la BD de Luz et Gérard Biard intitulée Un Turc est entré dans l’Europe que je me revois encore feuilleter sous le soleil printanier en redescendant du bar-tabac-presse, où j’avais acheté le journal, vers mon cher lycée : déjà, il était précisé en introduction que les deux auteurs n’avaient pas le même avis sur la question, ce qui ne les avait pas empêchés de travailler ensemble pour produire tout un album de BD ! Et la qualité était au rendez-vous : tout le monde en prenait pour son grade, aussi bien les « oui-ouistes » que les « nonistes » ; autant dire que chacun des deux auteurs y font preuve de sens de l’autodérision assez enviable et, de surcroît, assez rare dans le milieu militant ! En 2011, après l’incendie des locaux de Charlie, Luz nous a pondu une couverture intitulée « L’amour plus fort que la haine » mais six ans auparavant, avec l’aide de Biard, il nous avait déjà prouvé que l’humour était encore plus fort que la haine, n’en déplaise aux intégristes de tout poil ! Pour revenir à la BD, ça vaudrait le coup de la rééditer aujourd’hui : elle a beau faire référence à des faits quelque peu datés, les talents conjugués du dessinateur et du scénariste s’y expriment tout entiers et l’histoire reste poilante, ne serait-ce que grâce au Turc de l’histoire, avatar du type de la victime innocente des puissants, comme Luz sait si bien le représenter ; et puis vu le « boum » qu’il y a eu sur les albums des auteurs de Charlie, ça devrait intéresser plus d’un éditeur…

À suivre…

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