Les gens l’appellent l’idole des beaufs…

Affirmer que Georges Pompidou écrivait moins bien que le général De Gaulle, c’est énoncer un doux euphémisme ; pour passer ses journées à lire les livres que le deuxième président de la Ve République a légués à la postérité, il faut être un masochiste ou un pompidolien fanatique (l’un n’empêchant pas l’autre) ou bien il faut être un universitaire qui prépare une intervention orale dans le cadre d’un colloque organisé par l’institut Pompidou et qui a donc intérêt à se renseigner pour ne pas dire trop de bêtises : je suis dans ce troisième cas et je vous prie de croire que ce n’est pas une sinécure.

Quand je pénètre dans le bus après une journée de travail de ce style, on ne m’en voudra pas, je l’espère, de n’aspirer qu’à un peu de calme et d’oser m’attendre à ce que les autres usagers, eux aussi fatigués par de longues heures de labeur, aient les mêmes aspirations et, de ce fait, se contentent, comme moi, d’entrer dans le bus puis d’en sortir à leur arrêt sans chercher, entre ces deux actions élémentaires, à mettre dans le bus une animation dépassant le seuil de tolérance tacitement et collectivement accepté, à savoir l’inévitable brouhaha suscité par les inévitables conversations des passagers, entre eux ou sur leurs portables. Voilà quel était mon état d’esprit ce soir-là, vers sept heures de soir, ce qui explique ma surprise.

Oui, je ne m’attendais guère, à cette heure-ci, à voir débarquer dans le bus toute une bande de… Disons toute une bande de personnes d’un certain âge passablement éméchées par les bières qu’elles avaient ingurgitées – d’ailleurs, ces messieurs-dames n’avaient visiblement pas fini leur apéritif puisque beaucoup d’ente eux sont entrées avec, à la main, leurs bouteilles entamées ; j’ai commencé cet article par un euphémisme, j’en exprimerais un autre si je disais que ces gens-là ont fait du bruit ! Ce fut un souk du diable, à côté duquel une virée entre supporters passe pour un cours de baisemain : je croyais que ça n’arrivait qu’à minuit passé, bien fait pour ma pomme et pour celle des autres passagers qui ont été eux aussi obligés de subir ce boucan pendant vingt bonnes minutes à cause du bouchon ! J’ai bien essayé d’être tolérant, mais quand une dame de la bande s’est assise sans sourciller sur mon sac à dos, j’ai quand même tiqué… Mais, me direz-vous, pourquoi y avait-il un bouchon ? Justement pour une raison qui était également celle de la présence de ces joyeux lurons dans le bus : le concert de Johnny Hallyday. Voir descendre les fans de l’idole des beaufs fut un soulagement à côté duquel la joie de voir le FN battu au second tour des régionales ne fut rien !

Qu’on s’entende bien : je sais bien qu’il faut respecter les goûts musicaux d’autrui, même quand on ne les partage pas – ce qui est assez difficile étant donné que les sons sont les seuls stimuli contre lesquels nous n’avons pas de défenses naturelles, comme le fait remarquer Amélie Nothomb dans Cosmétique de l’ennemi. Je sais aussi qu’on ne peut pas empêcher les gens de s’amuser et que faire la bringue est devenu un acte de résistance contre l’obscurantisme depuis le 13 novembre. Je reconnais également qu’au-delà de la gêne auditive, il n’y a pas eu la moindre déprédation, pas le moindre incident grave pendant le trajet – même si j’avoue avoir craint que l’une des groupies de Jean-Philippe Smet, dans son ébriété avancée, ne se livre à des attouchements sur ma personne, mais ce fut là un effet de ma paranoïa incurable plutôt que des intentions réelles de cette dame. Mais n’empêche : imaginez un instant que ces braves gens se fussent trouvés à ma place de petit travailleur laborieux sur le chemin du retour au foyer et que le bus eût été envahi par des jeunes, en route pour un concert de heavy metal, qui eussent adopté un comportement similaire au leur. Combien pariez-vous que ces johnnidolâtres eussent été les premiers à protester, à réclamer l’expulsion du bus de cette bande voire à appeler la police et à en informer la presse locale, laquelle eût ainsi publié un article saignant sur cette jeunesse incivique et irrespectueuse d’autrui qui n’a plus guère d’idéal en dehors des « musiques de sauvage » et de la picole, nonobstant le fait que le Hellfest soit un des festivals de musique où les actes de violence sont les plus rares, loin derrière les émeutes que suscitaient les concerts de Johnny au début de sa gloire ? Pour résumer, à votre avis, est-ce que ces bons contribuables, bien vieux, bien blancs et téléspectateurs de TF1, auraient toléré, venant de jeunes métalleux en virée, le comportement qu’ils ont eux-mêmes adopté ce soir ?

Je vous laisse réfléchir à ma question en vous faisant remarquer que Johnny Hallyday a débarqué à Brest en même temps que le cirque Bouglione : comme quoi un clown ne chasse pas forcément l’autre !

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