Le cancer

Mon mari et son nouvel associé venaient de louer un immense garage pour réparer les voitures des millionnaires pendant l’été. C’était à Deauville, en 1951.

Je ne fis la connaissance de cet ancien camarade de guerre de François qu’au moment de visiter le pavillon que nous allions habiter.

« Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois, déclara-t-il sans ambages, pendant que nous traversions la cuisine. C’est vous qui donnerez à bouffer à Georges, le pompiste. »

Je n’ai rien dit, mais j’étais furieuse. Nous allions devoir supporter aux repas la présence de ce vieux, par-dessus le marché, sourd comme un pot ! Pour de jeunes mariés, quel rêve ! Mais je ne pouvais que me résigner.

Au cours des journées et des semaines qui suivirent, quand je passais au garage, je voyais avec tristesse mon époux se livrer aux plus durs travaux, dans la fosse, les mains pleines de cambouis, sous les Rolls et les Chrysler, pendant des heures interminables.

Quant à moi, ma condition de femme me donnait paradoxalement des avantages. Le ménage était peu de chose tandis que pour la cuisine, le pompiste se révéla une aide précieuse et même un chef excellent. Mes après-midis pouvaient donc se passer à la plage avec mon bébé, à me dorer au soleil ou à nager dans l’eau glacée.

Un soir cependant, je voulus sortir. Hélas, François avait trop de travail pour m’accompagner. C’est donc seule que je suis entrée au casino, mais au lieu de me diriger vers les salles de jeu, je pénétrai dans le ravissant théâtre.

C’était là que Louis Lachenal faisait le récit de ses exploits dans la conquête de l’Annapurna. Grâce aux diapositives en couleurs qui me firent voyager avec lui, je fus charmée par la vision des villes indiennes ; les temples s’étageaient en tours ocre décorées de mille sculptures grotesques, les femmes, grandes et minces, évoluaient élégamment dans leurs saris de couleurs pastel, le front orné d’une pierre précieuse. Puis ce furent les rutilantes forêts aux arbres immenses décorés de fleurs multicolores, les sous-bois arborescents, les torrents s’échappant entre de gigantesques rochers, les sherpas courbés sous d’immenses fardeaux fixés par une courroie frontale et enfin apparurent les zones des neiges et des glaciers aux parois verticales.

Soudain, le conférencier n’eut plus de diapositives. En effet les alpinistes s’étaient égarés dans le brouillard. Nuit tragique ! Ils l’avaient passée recroquevillés dans la neige à l’entrée d’une crevasse, attaqués par le froid. C’est pourquoi ayant perdu beaucoup de matériel, ils manquaient d’images pour illustrer les étapes finales.

Or ce qui me frappa, ce fut qu’à partir de ce moment, la conférence gagna mille fois en intensité dramatique. Comme chez Shakespeare, plus besoin de décors, la voix, la parole, le regard avaient bien davantage d’emprise sur l’esprit. J’étais subjuguée par Lachenal, cet intrépide, cet homme tellement imperméable au danger que l’on se demandait s’il était tissé de la même fibre que nous, simples mortels. D’après un guide, il était capable avec une seule prise de la main droite, sans rien d’autre, de faire un balancé pour franchir un abîme de deux mètres de large, séparant deux montagnes !

Mais il paraitrait que Lachenal, chevalier téméraire, ne voulait tenir compte d’aucun obstacle et qu’il fut victime de son entêtement : on lui avait dit et répété qu’il ne fallait pas descendre la Vallée Blanche à skis au printemps car, en cette saison, les crevasses s’ouvrent sous la neige. Il ne voulut rien écouter et mourut le sourire aux lèvres. La mort est-elle une récompense ? C’est ce que me dit autrefois une femme éclairée. Qui le croirait aujourd’hui ? Toutefois, à l’époque de cette histoire, Lachenal était bien vivant. Je l’ai observé à l’entracte, sans oser lui adresser la parole, car je n’avais pas un sou pour lui acheter son livre. C’était un petit homme aux yeux bleus, aux cheveux noirs.

Enfin, je sortis seule du théâtre, pleine de nostalgie en lançant un coup d’œil d’envie sur la belle façade de l’hôtel Normandie, genre de séjour qui m’était interdit. La vie de ces millionnaires m’intriguait, c’est pourquoi, quelques jours plus tard, j’ai demandé à une cliente du garage qui apportait une somptueuse limousine à réparer :

« Resterez-vous longtemps à Deauville ?

– Oh, ce n’est pas sûr… Voyez-vous si dans quinze jours mon mari perd tout au casino, nous devrons partir ! »

En enregistrant cette réponse, notre modeste pavillon ne me parut plus si désagréable.

 

Toutefois le charme de la plage, l’intérêt suscité un soir par Louis Lachenal, l’observation de la clientèle, non, rien ne pouvait autant me passionner que les récits que nous faisait, au cours des repas, Georges, notre vieux pompiste !

Pourtant ce personnage ne payait pas de mine : totalement chauve, le teint rouge, sans guère de dents et avec un appareil acoustique pendu à son cou, il faut avouer qu’il était devenu un pauvre hère. Il me paraissait très vieux. Il devait avoir dans les cinquante-cinq à soixante ans.

« Ce qui semble de plus en plus jeune au fur et à mesure que l’on vieillit », remarqua-t-il sérieusement.

Tout est relatif ! Je me mis à rire.

Ce vieux garçon vivait dans la région parisienne en compagnie d’un autre célibataire, tout simplement parce que c’est moins triste et plus pratique que de vivre seul. Chaque semaine, c’était lui qui faisait la lessive, dans une vieille lessiveuse en tôle galvanisée, où l’on mettait à bouillir le linge sur un feu de bois ou de charbon. Il paraissait avoir accepté cette existence avec philosophie.  Tranquille, sans soucis, il était même un peu je m’en fichiste car, lorsque les clients le dérangeaient trop la nuit, il débranchait son appareil auditif pour avoir la paix.

Mais à table, dès qu’il commençait à parler, j ‘étais suspendue à ses lèvres !

Dans sa jeunesse, il avait été d’une famille très aisée, appartenant à un bon milieu. Et n’avait-il pas été beau ? Ses traits, on le voyait en l’examinant attentivement, étaient réguliers, non dépourvus de noblesse.  Quand il avait vingt ans, un de ses oncles, particulièrement riche et aventureux, avait décidé de 1’emmener en Amérique du Sud. Le premier soir, débarquant dans une capitale immense et moderne, il pénétra dans un hôtel luxueux. Mais à peine enfermé dans sa chambre, il se trouva en face d’une dangereuse tarentule ! Puis l’abat-jour du plafonnier se mit à se··balancer, les murs vacillèrent : c’était un tremblement de terre ! Il n’eut que le temps de se précipiter dehors, échappant par miracle à la mort !

N’importe ! Dès le lendemain matin, son oncle entreprit de l’emmener en expédition dans la Cordillère des Andes. À dos de mulet, ils gravirent des sentiers vertigineux… Et ce voyage ne représentait qu’une des facettes de sa vie mouvementée.

De retour en France et toujours « du temps de sa splendeur », il passa son brevet de pilote privé, ce qui lui plut beaucoup. Ensuite, brutalement, aussi inopinément que l’aventure l’avait saisi, le malheur le frappa. Il devint aveugle. Mais avec un courage exemplaire, il décida de s’adapter à cette nouvelle existence. Il suivit à Duroc, à Paris, les cours de l’association Valentin-Haüy. Il apprit le braille et se mit au courant de toutes sortes de choses.

« Devinez, dit-il, comment un aveugle sait qu’il va falloir descendre du trottoir ? C’est qu’il sent à travers la semelle de sa chaussure, la démarcation entre l’asphalte et la pierre du rebord. »

Après avoir ainsi lutté de longs mois pour surmonter l’épreuve de sa plongée dans les ténèbres, il recouvrit doucement et mystérieusement la vue !

Hélas, cette fois, ce fut pour devenir sourd, quand un élève mal inspiré vint souffler dans une trompette tout près de son oreille, alors qu’il avait accepté un emploi de pion !

« Je ne peux pas guérir, mais avec mon appareil, j’entends. »

Le vieux pompiste nous raconta encore bien des anecdotes, mais la plus remarquable, celle que je veux faire connaître, concerne la cause du cancer.

« Cette maladie, commença Georges, est due à un déséquilibre électrique à l’intérieur de la cellule. Pour la comprendre, il faut se tourner vers la mécanique, car ce qui se produit dans le corps humain est analogue à ce qui se passe dans le delco. Lorsque le condensateur est usé, les vis platinées sont atteintes. Pendant que l’un des rupteurs est bouffé, l’autre reçoit un amas sans cesse grossissant de dépôt métallique.

Chez l’homme également, dans le cas du cancer, se produit une prolifération ininterrompue de cellules.           ·

Ce fut un ingénieur électricien et non un médecin qui eut l ‘idée de faire ce rapprochement et d’étudier le problème. Il fit de longues expériences sur des rats. Il acquit la certitude que, puisqu’il s’agissait d’un phénomène électrique, seul un appareil électrique pouvait le guérir. Il en fabriqua un, mais, pour être sûr d’avoir réussi, comment obtenir l’autorisation de l’expérimenter sur des malades ?

Il parvint cependant un jour, après de nombreuses démarches, à capter l’attention d’un grand professeur, agrégé de médecine, et enseignant dans une université de Paris. Ce dernier fut tellement intéressé qu’il donna l’ordre d’essayer l’appareil en question sur les malades de son hôpital (Necker, je crois).

C’est alors que j ‘entre en scène, continua Georges, tout en roulant une cigarette. J’étais aide-soignant à l’époque, et c’est moi qui ai essayé l’appareil avec un collègue. Nous avions affaire à une cancéreuse (cancer de l’intestin) déjà mourante, elle étouffait de façon horrible. Or ses étouffements cessèrent, l’expérience réussit, ses souffrances disparurent et, finalement, elle guérit.

Mais une catastrophe survint à ce moment-là : le professeur de médecine mourut subitement. Après cette disparition, il se fit un grand silence autour de l’ingénieur. Nul ne parla plus de sa découverte. Ce fut comme si rien de tout cela n’avait existé, les expériences cessèrent et bientôt l’affaire fut oubliée.

Eh bien, voilà, conclut Georges, avec le regard blasé de quelqu’un qui a trop vu, trop compris et trop souffert, on ne voulait pas ruiner les centaines de laboratoires ultra-modernes qui, dans tous les pays du monde, travaillent à la recherche sur le cancer, celle du virus, par exemple, ni faire du tort aux grosses pharmacies qui vendent tant de médicaments en général inopérants dans ce cas précis. L’argent… C’est bien le règne de l’argent – et pour le coup, il ajouta un mot plus cru.

– Cela rappelle, interrompit mon mari qui avait écouté ce récit, ce qui est arrivé à Monsieur Diesel, mystérieusement disparu d’un paquebot au cours d’une traversée… Probablement balancé par-dessus bord !

– C’est vrai, reprit Georges, la mort soudaine du professeur est suspecte… Non, à cause de l’argent, on n’a même pas reculé devant un meurtre. Un diamant caché dans sa gangue et tenu dans la paume de la main d’un clochard, n’est plus qu’un simple caillou, restant ignoré aux yeux de tous. »

L’histoire me laissait rêveuse.  Que faire ? Avec autorité, Georges m’ordonna d’écrire. J’avais vingt-huit ans. Je lui obéis fort mal.

Les « vacances » estivales se terminèrent. A mon grand soulagement, le garage de Deauville fut abandonné. L’associé de mon mari me raccompagna en camion à Paris, en compagnie sa femme. À ce moment, je leur ai trouvé du charme, car ils chantèrent tous les deux des airs d’opéra, avec de très belles voix. Quant au pauvre Georges, j ‘ai ignoré ce qu il était devenu.

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