Le journal du professeur Blequin (100)

Mardi 9 juin

10h30 : Je fais la queue devant la poste. La file va jusqu’au coin de la rue, ce qui n’a rien d’étonnant : le bureau n’est ouvert que deux jours par semaine et le courrier à expédier a vite fait de s’accumuler entretemps ; ajoutez à ça les « gestes barrière » et les files d’attente ont vite fait de se rallonger ! Mis à part ça, j’ai le sentiment que les gens masqués sont plus nombreux : plus l’épidémie reflue et plus les gens ont peur ! En fait, si j’en voyais peu jusqu’à présent, c’est parce qu’ils ne trouvaient pas encore de masques ! C’est pour des choses comme ça que je me dis que Goscinny était un écrivain réaliste quand il mettait en scène, dans Lucky Luke, des « honnêtes gens » que la pleutrerie rendait plus redoutables que les desperados eux-mêmes…

12h : J’arrive au niveau des rives de la Penfeld : il y est affiché que les pique-nique sont interdits. Est-ce que ça inclut les marcheurs qui veulent juste s’arrêter pour un casse-croûte, comme moi ? Ce n’est pas précisé : ces bons messieurs qui font les règlements ne pensent pas à tout, et surtout pas aux cas anormaux comme moi ! Dans le doute, je préfère éviter une amende et je me restaure sur un banc, sous la ramure d’un arbre, le long d’une rue de Bellevue. Le ciel se couvre peu à peu, mais ce n’est pas le cauchemar automnal dont on ne rebat les oreilles ! Il y a des jours où je me demande si la Bretagne est vraiment en France…

Mercredi 10 juin

12h30 : Avant de repartir en ville, je relève mon courrier. Il y avait longtemps que ma boîte n’avait pas été aussi bien remplie ! J’y trouve d’abord un courrier de mon bailleur avec deux masques de tissu qui me sont offerts gracieusement, c’est trop gentil, ‘fallait pas. J’ai aussi droit au palmarès du concours de poésie organisé chaque année par les éditions Littérales : évidemment, je n’ai toujours pas gagné, je dois être trop terre-à-terre pour être un vrai poète. Plus agréable, j’ai enfin mon Fluide Glacial après un long sevrage : je le feuillette vite fait et je n’y découvre aucune allusion explicite à l’épidémie, sauf dans la page de Diego Aranega qui traite le sujet d’une façon qui me met à l’abri de toute bouffée d’angoisse… Merci, Fluide, de continuer à exister et à déconner au bout de 45 ans d’existence ! C’est méritoire : je n’ai que 32 ans et je ne suis pas sûr de pouvoir encore y arriver…

14h : Après une bonne heure de marche, me voilà à Bureau Vallée pour faire imprimer d’imposants tapuscrits. Chemin faisant, j’ai croisé une dame qui portait son masque autour du cou mais arborait une cigarette au bec : qu’on puisse avoir moins peur du cancer que du Covid-19, ça me dépassera toujours ! Dans le magasin, alors que j’attends qu’on me remette mes tirages, un vieux monsieur demande s’il peut se connecter à Internet pour prendre connaissance de sa facture Orange, désormais dématérialisée, et à laquelle il n’a pas accès de chez lui pour la bonne raison qu’il n’a PAS Internet… On lui répond que ce genre d’opération n’est pas autorisée : en clair, « ils » ont profité du confinement pour pousser plus loin le tout-numérique, et « ils » laissent sur le bord du chemin les gens qui n’arrivent pas encore à s’y mettre : je suis vert de rage !

Déodat et Trémière, les héros du « Riquet à la houppe » d’Amélie Nothomb, vus par votre serviteur.

14h30 : Je repars, direction mon humble demeure. Je passe devant un magasin où j’avais l’habitude d’acheter des bricoles avant le confinement : le port du masque y est obligatoire, je me dis que je vais saisir l’occasion pour essayer l’un des masques offerts par mon bailleur. Mais quand j’en déballe un, je constate qu’il faut le nouer derrière la tête ! Et je peux vous l’avouer : je n’ai jamais su faire un nœud sans voir ce que je faisais : même pour faire mes lacets, j’ai besoin de me concentrer… Je renonce aussitôt à tout lèche-vitrine. Quelques mètres plus loin, je sens quelque chose de dur me tomber sur la tête : je hurle de douleur et m’apprête à rouspéter contre l’individu qui m’a jeté un caillou, mais quand je me passe la main sur le crâne, je m’aperçois que le projectile était en fait… Une fiente d’oiseau ! Je ne pensais pas que ça faisait si mal en tombant, j’étais même persuadé que celui qui le recevait sur l’occiput le sentait à peine : en fait, au vu de la vitesse à laquelle ça chute, et comme ce n’est pas entièrement liquide, il est logique qu’on sente un choc, je me coucherai moins bête ! Tout en profitant du gel hydroalcoolique disponible dans un restaurant voisin, je repense au roman Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb où l’amour du héros laid et surdoué pour les oiseaux voit le jour après un incident de ce type ; je suis moi-même très intelligent (c’est du moins ce qu’on me dit) et moche (ça, au moins, j’en suis sûr), mais je ne pense pas que ce troisième point commun avec le héros de cette chère « Amelie-san » fera de moi un ornithologue chevronné !

Jeudi 11 juin

9h45 : On the road again. Je m’arrête dans un petit bistrot de Bellevue dont j’ignorais l’existence jusqu’à présent, et j’ai le plaisir d’y retrouver l’ambiance d’un bon vieux débit de boissons à l’ancienne : pas de télé qui hurle des clips, pas de wi-fi, juste un comptoir, des tables, des chaises et un jeu de fléchettes, le tout sous l’autorité d’une bistrotière autoritaire mais attentive. Pour ne rien gâcher, le thé ne coûte que deux euros. Le bonheur, quoi ! Non, je ne vous donnerai ni le nom ni l’adresse de l’établissement pour trois raisons essentielles : premièrement, je ne tiens pas à ce que tous les snobs se jettent dessus ; deuxièmement, je ne veux pas vous priver du plaisir de le retrouver par vous-mêmes si vous venez faire du tourisme à Brest ; et troisièmement… Je ne n’en rappelle pas exactement. Je sais, c’est nul.

10h30 : Visite à l’EHPAD où vit Geneviève Gautier : six mois sans visite, c’était indigne d’un agent littéraire digne de son nom ! Mais ce n’est pas de ma faute si le gouvernement m’a volé trois mois… Il avait déjà fallu prendre rendez-vous avant-hier : une fois sur place, pour pouvoir entrer, il faut signer deux papelards administratifs (donc abscons), remplir deux registres en donnant mes coordonnées presque complètes (sans doute pour pouvoir me retrouver plus facilement et me faire un procès si jamais je rends malade un pensionnaire), prendre ma température (en me mettant le thermomètre dans l’oreille, je vous rassure) et, surtout, enfiler non seulement ce maudit masque mais aussi des gants (dont je ne voudrais jamais pour faire ma vaisselle), une blouse taillée pour les gringalets (je ne peux en fermer que deux boutons, elle ne protège donc de rien du tout, c’est nul) et des espèces de sacs plastiques autour des godasses… C’est donc ainsi harnaché que je fus conduit dans une espèce de parloir improvisé pour enfin pouvoir voir la noble dame dont je suis l’humble serviteur : ce que nous nous sommes dits ne vous regarde pas, je tiens quand même à dire qu’elle a baissé brièvement son propre masque pour que je puisse voir son visage ; elle est toujours aussi belle, elle n’a connu de l’épidémie que la gène liée au confinement, comme tout de même l’immense majorité de la population, à plus forte raison à Brest… Mais elle a tout de même eu 98 ans récemment et elle entend mal : comme je n’ai même pas le droit de me dresser sur ma chaise, je suis obligé de parler fort et lentement, et comme ma pensée va plus vite que ma parole, ça me donne un mal de chien ! Au bout de vingt minutes (je n’ai pas le droit de rester plus longtemps), je repars avec l’impression d’avoir rendu visite à une parente en prison… Je rentre chez moi pas le chemin des écoliers, histoire de me faire passer l’envie de me flinguer.

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