Bob, Jean et Jean-Marc

Chaque fois qu’il se passe quelque chose de marquant, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce qu’en auraient peut-être pensé les illustres artistes qui m’ont donné envie de devenir dessinateur satirique. Je pense notamment à trois maîtres absolus que je considère comme de véritables idoles tutélaires, trois génies fort différents mais qui avaient chacun leurs mérites, à savoir Bob Siné, l’éternel trublion qui n’a jamais baissé la garde face aux crapuleries des puissants, Jean Cabu, le virtuose aux yeux d’enfants devenu martyr par la faute d’une bande de beaufs version hallal, et enfin Jean-Marc Reiser, l’ingénieur autodidacte à la curiosité toujours éveillée qui a révolutionné l’art du dessin.

Aux dernières présidentielles, Siné aurait sûrement appelé à voter contre Marine Le Pen, gardant en tête que battre l’extrême-droite n’est pas une option mais une nécessité vitale, mais sans nourrir la moindre illusion concernant Macron. Pareil pour Cabu qui avait compris avant tout le monde que « Manu » n’en ferait qu’à sa tête mais a toujours combattu vigoureusement le fascisme : d’après Jean-Luc Porquet, l’un de ses derniers dessins représentait l’héritière du borgne tenant Houellebecq sur ses genoux en lui disant « tu seras mon Malraux »… Pour Reiser, c’est plus difficile à imaginer : les têtes de pioche de la politique ne l’intéressaient pas, Macron n’aurait sûrement pas été sa tasse de thé, et il est mort trop tôt pour avoir assisté au réveil de la bête immonde ; j’ai un peu de mal à l’imaginer insensible à la montée du fascisme, mais je ne le vois pas non plus donner des consignes de vote à ses lecteurs.

Les gilets jaunes auraient sans doute reçu le soutien de Siné : il détestait l’ordre et le pouvoir, il aurait été ravi de voir les citoyens se mobiliser contre les inégalités, mais il aurait sûrement désavoué les dérapages racistes de certains manifestants, non sans rappeler qu’ils étaient rares. Cabu aurait probablement été plus nuancé : il aurait dit (ou plutôt dessiné) en substance que Macron ne récoltait que ce qu’il avait semé, mais il ne se serait sans doute pas reconnu dans la revendication initiale qui portait sur les prix de l’essence, il n’aurait peut-être pas eu de scrupules à caricaturer certains « gilets jaunes » en beaufs. Quant à Reiser, il aurait probablement été navré de constater qu’on en est encore, au XXIe siècle, à manifester pour le prix des hydrocarbures lui qui avait fait tant de propositions pour développer les énergies alternatives ; de surcroît, s’il n’aimait pas le pouvoir, il aimait l’ordre, il n’avait aucun esprit de classe et ne participait jamais aux manifs, tout au plus aurait-il pris la défense du faible contre le fort dans les affrontements avec les CRS.

Concernant le confinement, pour Siné, pas de problème : cet éternel anarchiste qui refusait tout contrainte, même utile, aurait sûrement pesté vertement contre cette limitation des libertés individuelles ; peut-être aurait-il néanmoins serré les fesses face au virus. Cabu aussi aurait sans doute déploré le sommeil forcé et brutal des villes, mais il n’aurait peut-être pas complètement désapprouvé le confinement face à une situation aussi abracadabrante : il n’aurait cependant pas accepté sans réserve qu’il soit total et national. Reiser, enfin, se serait interrogé : il aurait cherché à comprendre, se serait renseigné, aurait collecté ce que l’on découvrait concernant le virus, ses modes de transmission, et aurait peut-être même proposé des solutions alternatives à un blackout radical.

Vous l’avez compris, si ces trois grands dessinateurs avaient pu assister aux événements qui ont marqué les dernières années, ils n’auraient sans doute pas été d’accord sur tout et leurs conversations auraient été animées. En revanche, il est un fait qui les aurait sûrement réconciliés : l’annulation du défilé militaire du 14 juillet. L’anti-militarisme de Siné et de Cabu était aussi total que notoire et même Reiser accusait les militaires d’avoir « volé » le 14 juillet au peuple de France : ils auraient donc sablé le champagne à cette occasion ! Hélas, les morts ne boivent pas : mais rien ne nous interdit de le faire à leur place, non ?

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