Le journal du professeur Blequin (126) Demi-teinte

Jeudi 18 septembre

13h30 : Mine de rien, j’ai terminé dans les temps mes travaux les plus urgents ; j’ai mon après-midi libre, il fait grand soleil, les enfants seront à l’école. Bref : ce serait bête de ne pas en profiter. Je devrais mettre en branle d’autres boulots, mais la tentation est trop forte, et bravant mes propres principes, je décide de m’offrir une tranche d’insouciance à la plage. Dans le premier bus, tout va bien : il y fait presque frais, il n’y a pas grand’ monde mais je me demande, en ne rigolant qu’à moitié, si je ne suis pas en train de m’attirer la colère d’Héphaïstos, dieu des artisans… Bref : c’est bizarre, je ne la sens qu’à moitié.

14h : Arrivé à la station de tram, le tableau d’information me donne des renseignements insolites : le prochain tram est annoncé dans quinze minutes et le suivant dans… Seize minutes ! Une minute d’écart entre les deux ! Il y a dû avoir un incident retardant le trafic. En tout cas, je dois attendre un quart d’heure en plein cagnard, ce qui est d’autant plus désagréable que les hauts-parleurs se sentent obligés de nous asséner une énième fois les consignes sanitaires… Héphaïstos me punit déjà !

14h15 : Le tram arrive enfin : il est bourré à ras bord ! Ce n’est pourtant pas l’heure de pointe ! Et quand il arrive au niveau du lycée Dupuy de Lôme, c’est encore pire : si j’étais un vieux con, je demanderais bien ce qu’ils foutent dans le secondaire ! Cette foule me tape sur les nerfs jusqu’à ce que le tram se vide subitement, comme par magie… Au niveau du centre commercial Iroise ! Si j’étais un jeune con, je cracherais bien sur cette foule consumériste ! Cela dit, quand j’y réfléchis : je ne suis plus vraiment jeune, je ne suis pas encore tout à fait vieux… Mais je suis déjà un con.

15h : J’arrive enfin à la plage de Sainte-Anne… Où je suis accueilli par une pancarte annonçant une « interdiction temporaire de baignade ». Pas à cause de la pollution, pas à cause du contexte sanitaire, mais parce qu’on y met… Du nouveau sable ! Là, franchement, il faudrait m’expliquer pourquoi on a besoin de changer le sable d’une plage ! Ça me rappelle la blague de Coluche : « les technocrates, si on leur donnait le Sahara, dans 5 ans, faudrait qu’ils achètent du sable ailleurs » ! En attendant, que faire ? Je pense un instant m’étendre sur la plage pour lire au soleil, mais je me dis que ça ne valait pas le coup de faire cette route pour ça. De toute façon, un autre bus arrive dans l’autre sens : je saute dedans et je décide de me rabattre sur la plage du Moulin Blanc.

15h15 : Dans le tram encore une fois. Je suis d’humeur mitigée, la chaleur et le port du masque n’arrange rien, j’ai l’impression que le véhicule se traîne lamentablement. Subitement, toute une troupe d’adolescentes pénètre en trombe dans la rame, accompagnant leur ruée des gloussements typiques de l’âge ingrat. Quand je suis de bonne humeur, ce spectacle m’attendrit, mais aujourd’hui, il me fait exploser et, n’y tenant plus, je me retourne en pour leur crier « silence » ! Elles ont peur pendant quelques secondes, puis elles rigolent… Quand je hausse la voix, personne ne me prend au sérieux : comment ils font, les autres ?

16h : Me voilà enfin au Moulin Blanc. Que le cadre soit beaucoup moins agréable qu’à Sainte-Anne, je ne l’avais pas oublié. Ce que j’avais oublié, c’est que cette plage compense en courant ce qui lui manque en grâce : en fait, je ne peux pas barboter deux mètres sans risquer de prendre de la flotte dans les yeux ; quand j’essaie de nager dans l’autre sens, c’est le soleil qui me martyrise le nerf optique… Demain, je donne mon premier cours du semestre et la météo annonce de la pluie à partir de samedi : je prends donc vraisemblablement mon premier bain de mer de l’année et son déroulement m’aide à quitter l’eau salée sans trop de regrets.

18h : Sur le chemin du retour, je descends à la première station sur la rue Jean Jaurès, histoire de marcher un peu. Bien m’en prend : ça me permet de croiser une jeune femme de mes amies, que je vois peu parce qu’elle est débordée. Je crois me souvenir qu’elle donne des cours de chant : en tout cas, elle me raconte, entre autres, que le port du masque lui donne beaucoup de problèmes pour reprendre sa respiration devant ses élèves, au point de lui avoir fait attraper une espèce de rhume qui ne passe pas… Ça fait décidément beaucoup d’inconvénients pour un ustensile dont l’efficacité n’est pas complètement avérée ! Je suis quand même content de revoir cette charmante personne : ces retrouvailles sauvent ma journée ! Est-ce que j’aurais mieux fait de rester travailler chez moi ? Pas sûr : si j’avais eu la scoumoune en plein boulot, mon système nerveux aurait été encore plus rudement éprouvé ; là, j’ai au moins la satisfaction d’avoir fait un peu de nage et d’avoir retrouvé une bonne copine. C’est déjà bien, quand on sait qu’il y a à peine six mois, je n’étais même pas sûr de goûter ces plaisirs…

18h15 : Tout en descendant la rue Jean Jaurès, j’entends une musique que je reconnaitrais entre mille : celle de Titanic… Qu’est-ce qu’on a pu me gonfler, quand j’étais ado, avec ça ! Je ne suis pas près d’oublier toutes ces pisseuses qui bavaient pour Di Caprio, filant des complexes aux gamins boutonneux dont je faisais partie ; même sans tenir compte de ses souvenirs désagréables, je trouve les chansons de Céline Dion d’une connerie à rougir et cette mélopée m’agace : on se tape déjà de la musique un peu partout, on pourrait avoir au moins le silence quand on marche dans les rues ! Puis je découvre l’origine de cette nuisance : un musicien de rue, un violoniste pour être exact, doté d’un ampli… Où sont les musiciens de rue d’antan ? Ça y est, je me remets à parler comme un vieux con. Je crois que je déteste mon époque.

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