Le journal du professeur Blequin (129)

Lundi 21 septembre

L’après-midi, je me rends à la maison de retraite où vit Geneviève Gautier ; je ne lui avais pas rendu visite depuis quatre mois, mais je voulais d’abord être sûr que le protocole sanitaire (qui, pour le coup, portait bien son nom car c’était vraiment un protocole de chiottes) soit allégé, et quand j’avais reçu une lettre de Geneviève m’invitant à venir la voir dans son « studio », j’avais compris que je n’aurais pas à prendre rendez-vous ni à m’asseoir dans une espèce de parloir comme la dernière fois, ce qui était déjà un beau progrès. Arrivé sur place, je constate qu’en fait, c’est encore mieux : je n’ai que deux choses à faire, à savoir signer un registre et prendre ma température – je ne m’exécute qu’à moitié car l’appareil censé me permettre d’effectuer cette seconde action ne marche pas ; non, je ne suis pas manchot : avant moi, un homme et une jeune fille sont eux aussi tombés sur un os en essayant de l’employer ; à la sortie, je verrai que tous les autres visiteurs auront laissé en blanc la case « température »…

Une fois passé le sas, la dame de l’accueil me donne un masque pour Geneviève : je lui dis un peu sèchement qu’il ne faut pas compter sur moi pour la forcer à l’enfiler ! Elle me répond qu’on ne me demande pas de forcer qui que ce soit mais que c’est pour ma sécurité et la sienne et gnagnagni et gnagnagna…. FOUTEZ-MOI LA PAIX ! Je ne suis JAMAIS malade et Geneviève est née à une époque où le monde venait à peine de se remettre de la grippe espagnole ! Faites-moi confiance, petits donneurs de leçons : elle vous enterrera tous ! Et ce n’est pas une vue de l’esprit ; je la fréquente depuis trois ans et je suis toujours aussi impressionné par la vivacité d’esprit de cette femme presque centenaire dont l’enthousiasme pétillant donnerait un coup de vieux à bien des jeunettes…

Mardi 22 septembre

Je reçois la visite de ma mère, qui vient de rentrer de vacances et que je n’avais pas revue depuis trois semaines ; son premier geste est de m’embrasser : dois-je aller la dénoncer la Kommandantur pour non-respect des gestes barrières ?

Mercredi 23 septembre

Rien de spécial.

Jeudi 24 septembre

Le matin, je sors faire quelques photos pour Côté Brest : j’ai écrit des articles où je mentionne deux monuments commémoratifs et cette sortie photographique me permet non seulement d’aller vérifier sur place si mes sources, qui datent un peu, sont toujours valides mais aussi de fournir au journal des illustrations libres de droits. Un observateur extérieur serait en droit de juger que je me donne beaucoup plus de mal que ne le mérite le montant de mes piges dans cet hebdomadaire, mais ma passion de l’écrit et de l’imprimé est plus forte que tout esprit calculateur. Et puis je fais ce que je veux, après tout !

Vendredi 25 septembre

Je redonne cours à la faculté ; encore une fois, les étudiants me disent que je parlent trop vite. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais ils ont plus nombreux cette année à m’exposer ce grief : il faut dire que derrière un masque, rester intelligible relève de la gageure ! Mais là où je ne les rejoins pas, c’est quand ils demandent à ce que le cours soit mis en ligne : ils se sont bien entendu aperçus que je m’appuyais sur un texte dactylographié, et cette génération « deux point zéro » doit juger aberrant qu’on n’ait pas recours à la machine quand c’est possible… Mais j’ai besoin d’un support écrit : si j’improvisais, je bafouillerais encore davantage et il serait encore plus difficile de me suivre ! De toute façon, avec le responsable de l’UE, nous nous sommes mis d’accord pour ne pas donner suite à cette requête car nous ne voulons pas leur donner un prétexte pour ne pas venir aux cours… Je sors quelque peu déprimé de cette confrontation avec les enfants de l’an 2000 : je ne pourrais être que leur grand frère, mais je me sens déjà très vieux…

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