Le journal du professeur Blequin (131)

Lundi 5 octobre

15h : Bien qu’essayant de sortir le moins possible pour limiter les occasions de porter le masque et, accessoirement, avancer sérieusement dans mon travail, je fais un bref aller-retour à l’office du tourisme de Brest ; j’ai ainsi l’occasion de constater que mes cheveux longs n’éveillent pas seulement la méfiance des forces de l’ordre mais aussi l’intérêt des dealers qui traînent sur la place et qui me prennent pour un client potentiel… Je peux ainsi témoigner une chose : quand on leur dit « non », les vendeurs de drogue n’insistent pas ! Leur commerce n’est certes absolument pas recommandable (quoique pas beaucoup moins, in fine, que d’autres commerces parfaitement légaux), mais ça suffit à me faire dire qu’ils ne méritent pas d’être diabolisés.

Mardi 6 octobre

14h : J’ai reçu un courrier des éditions Fayard auxquelles j’avais envoyé les manuscrits de Geneviève Gautier ; leur réponse est malheureusement négative, mais au moins, ils ne m’ont pas envoyé de courrier-type et leur lettre indique clairement qu’ils ont vraiment lu ce que je leur ai envoyé. Comme quoi, il y a encore des éditeurs qui font sérieusement leur boulot – je dis ça à propos d’un éditeur qui refuse ce que je lui propose, je dois être un peu maso.

Mercredi 7 octobre

17h15 : Je me rends au cours du soir ; comme il va falloir passer deux heures avec un masque, autant prendre un peu l’air avant, alors j’y vais à pied. Seulement, je me suis un peu attardé à travailler sur un nouveau projet d’album et je suis obligé de presser le pas, ce qui est d’autant plus désagréable que je suis chargé comme un mulet et qu’il pleut à seaux. Je dois être complètement dingue !

Jeudi 8 octobre

18h : Je reçois une amie très chère que je n’avais pas encore revue depuis mon retour de vacances : elle en arrive à me raconter que, faute de pouvoir obtenir un rendez-vous avec un ophtalmologiste, elle s’est fait passer un examen de la vue chez un opticien ; et comme elle n’arrive pas non plus à voir un gynécologue, elle consulte sa sage-femme. Je n’en suis pas étonné : décrocher un rendez-vous avec un spécialiste relève du parcours du combattant dans le pays de Brest, il était donc fatal que les gens, n’en pouvant plus d’attendre des mois pour des besoins urgents, en arrivent à faire appel à des praticiens qui ne sont pas médecins mais qui ont assez de connaissances pour faire le même boulot. Seulement, ça ne peut pas être une solution à long terme, d’une part parce qu’il y a des problèmes face auxquels le savoir-faire empirique ne suffit pas et, d’autre part, parce que ça ne peut qu’accroître l’inégalité face à l’accès aux soins car la consultation de ces praticiens n’est pas systématiquement remboursée par la sécu. Mais comme le premier souci des médecins d’aujourd’hui semble être de faire une brillante carrière avec une clientèle de luxe, ça ne risque pas de s’arranger tout de suite…

Vendredi 9 octobre

10h : J’ai besoin d’une table pliante légère, solide et pas encombrante en vue des prochains événements au cours desquels je pourrai présenter mon travail ; ne sachant pas très bien où trouver mon bonheur, j’ai pris la direction du magasin Ikea du Froutven : le plus simple pour moi, de prime abord, était de prendre le bus jusqu’au terminus du tramway mais, une fois arrivé Porte de Gouesnou, je constate que dès qu’on a passé Pontanézen, où la ligne bifurque, les horaires du tramway sont déjà moins avantageux : il faut attendre deux fois plus longtemps qu’en centre-ville… Alors, afin de ne pas m’avaler une dose de stress rien que pour avoir le droit d’étouffer sous un masque dans le tram, je m’offre un peu de marche à pied jusqu’à la prochaine station où je pourrai prendre la direction de Porte de Guipavas. Les piétons ne sont pas légion dans cette zone commerciale qui a été faite pour les bagnoles et je me sens subitement très proche, toutes proportions gardées, de Jon Voight dans Macadam Cowboy : « Comme un étranger dans la ville »…

11h30 : Je n’étais encore jamais allé à Ikea et j’aurais préféré de loin visiter cette boutique dans un autre contexte… N’ayant ni le temps ni le courage d’interroger les employés et de fouiller le magasin en détail, j’ai jeté mon dévolu sur une petite table basse à sept euros qui a le double avantage d’être légère et facile à monter ; ce n’est pas tout à fait ce que je cherchais, mais ça fera l’affaire et ça m’aurait étonné de trouver meilleur marché ! Remontant dans le tram, je constate qu’il est déjà bien tard, qu’il ne me reste plus beaucoup de temps pour faire les derniers achats en ville que j’avais prévus et que si je rentre chez moi pour y déposer mon achat, d’un poids raisonnable mais d’un format encombrant, je risque d’arriver en retard pour donner mon cours, sans même pouvoir déjeuner… Une seule solution : me dépêcher de faire mes dernières courses avant que les boutiques ne fassent la pause méridienne puis casser la croûte sur le pouce en ville avant d’aller à la fac. C’est curieux, mais je suis content : j’ai l’impression d’enfin retrouver le train de vie frénétique qui était le mien avant l’épidémie.

12h : Arrivé en centre-ville, je constate avec horreur que le port du masque est désormais obligatoire sur la rue Jean Jaurès ; encore un secteur à éviter. J’en suis quitte pour emprunter de préférence les rues parallèles et manger mes sandwiches au square Alsace-Lorraine. Tout en grignotant, je feuillette le dernier Côté Brest avec deux pages intéressantes, de « questions pas si bêtes » ; je ne vends pas ma soupe, ce n’est pas moi qui les ai écrites : j’apprends ainsi que quand je marche rue de Siam, c’est aux automobilistes de me laisser passer, pas le contraire ! Mais allez donc faire valoir vos droits auprès de ces Mad Max de Prisunic qui, derrière leurs volants, se croient les rois du monde…

16h50 : Depuis 14h, je donne mon cours sur l’histoire de la BD francophone. J’étais censé terminer à 17h, mais je termine mon historique avec dix minutes d’avance : je ne vais pas commencer des travaux pratiques avec un laps de temps si bref, alors je libère les étudiants qui ont bien du mérite à m’écouter pendant presque trois heures. J’ai eu l’occasion de découvrir que dans cette jeune assistance, je compte une étudiante en médecine qui est aussi inscrite en philosophie parce qu’elle veut, je la cite de mémoire, comprendre comment raisonne l’être humain pour pouvoir mieux le soigner. Non seulement elle consacre son vendredi après-midi à écouter mes ratiocinations malgré un double cursus très exigeant mais elle poursuit de nobles buts : j’espère qu’elle ne sera pas trop vite atteinte par la corruption du métier de médecin…

21h : Malgré ma fatigue, je me rends au Temple du pharaon, histoire de me changer les idées à l’occasion d’une nouvelle scène ouverte organisée par le Collectif Synergie. Je sens que ma gorge est déjà irritée, j’ai dû attraper un rhume à force de marcher dans le froid, mais il faut plus que ça pour me démotiver. Une fois arrivé, je constate qu’il y a beaucoup moins de monde que prévu : est-ce la peur du virus ? Mais surtout, Claire et Sébastien ont des soucis techniques : au lieu d’apporter leur propre ampli comme ils en ont l’habitude, ils ont prêté foi aux propos du patron de l’établissement qui leur avait suggéré de n’emmener qu’un micro sans fil qu’ils raccorderaient sur son ordinateur et, bien sûr, ça ne marche pas ! On ne devrait jamais prendre le risque de changer une méthode qui marche… Bref, la scène ouverte se fait sans micro, ce qui n’est pas trop gênant vu le maigre public présent. Pourtant, tout le monde est content de participer, moi le premier, les textes que je lis n’ayant que des bons retours…

Pierre Ogor vu par votre serviteur.

Samedi 10 octobre

11h30 : Bref passage à Guilers, la commune de mon enfance, pour livrer un album. Ma commanditaire m’apprend que Pierre 0gor, le maire, a viré son fils du domicile familial quand il a appris son homosexualité, ce qui ne m’étonne pas : en effet, quand la loi sur le mariage pour tous avait été adoptée, ce monsieur s’était déjà fendu, dans le bulletin municipal, d’un édito particulièrement abject sur le sujet. Je ne peux donc que le féliciter, car il est assez rare qu’un élu politique ait une conduite en accord parfait avec ses discours ! Ma cliente me dit aussi que ce maire qui se prétend « artisan » dans le civil a coulé sa boîte et est sans activité depuis des années : il est incapable de gérer correctement ses affaires, et malgré ça, les Guilériens l’ont réélu… Je me rappelle pourquoi j’avais fini par quitter cette commune !

15h30 : Il est déjà bien tard, j’ai un peu traîné chez ma commanditaire et j’ai dû m’attarder encore un peu plus en ville pour voir en coup de vent un autre client. Je n’ai pas très bien dormi à cause de mon rhume et le soleil automnal me tape sur les nerfs : bref, quand j’attends le tram pour enfin rentrer à Lambézellec, je suis déjà une cocotte-minute bouillonnante, et quand un cas social vient me demander si j’ai un filtre à lui donner, je perds patience et je l’envoie paître avec une violence qui n’est que verbale mais qui, quand même, ne me ressemble guère… Ce pauvre type aura payé pour tous ceux qui me prennent pour leur providence et me tutoient d’entrée de jeu, mais je suis vraiment à bout de nerfs et puis j’en ai marre d’attirer tous les cas sociaux de la planète…

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