Le journal du professeur Blequin (133)

Brest aussi a ses mystères.

Lundi 19 octobre

10h30 : Passage aux archives municipales pour faire des recherches sur les visites présidentielles à Brest, de Vincent Auriol à nos jours. J’avais bien entendu pris la peine de consulter préalablement le site web des archives et de noter soigneusement les côtes des différents articles qui m’intéressent mais, bien entendu également, il y a eu un changement de côtes décidé par je ne sais quel crâne d’œuf administratif, et la personne à qui je remets ma liste a toutes les peines du monde à retrouver les dossiers correspondants… Pendant l’épidémie, les conneries continuent !

De Gaulle est passé trois fois à Brest en tant que président de la République.

11h : Alors que je fouille de vieux journaux à la recherche des passages à Brest de nos anciens présidents (je n’ai rien trouvé sur Sarkozy qui, semble-t-il, n’est passé qu’une fois à l’Île longue et ne s’y est pas attardé parce que môssieur n’aime pas les Bretons qui, du reste, le lui rendent bien), le guichetier (je l’appelle ainsi par commodité, je ne sais pas comment on désigne officiellement les gens qui font son travail) me signale que les documents sont consultables à la journée : devant mon incompréhension devant cette expression, il me précise, si j’ai bien saisi ses explications (ce dont je ne suis même pas sûr) que je ne pourrai pas les consulter à nouveau dès le lendemain car ils seront mis en quarantaine pour limiter la propagation du virus… Franchement, il était inutile de me déranger pour me dire ça car j’ai bien l’intention de consacrer ma journée à la recherche des renseignements dont j’ai besoin et de ne pas revenir demain ! Mais il ajoute qu’il est tenu par le règlement de me le dire… Et si tes supérieurs t’avaient demandé de me chanter La Traviata pour me perturber un peu plus, tu l’aurais fait aussi, pauvre zorglhomme ?

14h : Je quitte avec soulagement les archives, nanti d’à peu près tous les renseignements que je cherchais, soulagé surtout d’avoir pu enfin enlever les gants qu’on m’a forcé à enfiler pour pouvoir manipuler les vieux journaux : c’est pratique, tiens ! Quand je fais face à toutes ces mesures sanitaires imbéciles et arbitraires, je repense à ce passage des Collines noires de Morris et Goscinny, où Lucky Luke force les passagers d’un train entier à n’occuper qu’un seul wagon, ou encore à cet extrait de La caravane où le cow-boy solitaire interdit de faire du feu à des pionniers trempés jusqu’à l’os… Vie sécurisée, vie niquée !

Beau château, n’est-ce pas ?

16h30 : Visite guidée du château de Ker Stears, qui accueille aujourd’hui le lycée Fénelon. Ce manoir néogothique détonne dans le décor brestois : on y oublie facilement qu’on est à deux pas du port de commerce. Une fois encore, je dois être le plus jeune des visiteurs inscrits, mais j’ai l’habitude de fréquenter les événements qui attirent surtout les retraités, et puis qu’est-ce que des jeunes viendraient faire dans un lycée alors que les vacances de la Toussaint commencent, à moins d’être, comme moi, complètement dingues ou passionnés par le patrimoine ? Quoi qu’il en soit, je croise les doigts pour que personne ne s’autorise une quelconque plaisanterie sur le port du masque ou le couvre-feu… Bien sûr, la guide en arrive à évoquer l’affaire du diamant bleu qui avait inspiré une nouvelle à Maurice Leblanc : je lui glisse que d’après Jacques Arnol, le diamant en question, aujourd’hui perdu, reposerait au fond de l’eau avec l’épave du Titanic… Bien entendu, je précise que cette thèse est sujette à caution ! Vous-même n’êtes pas obligé de me croire, mais je ne vois pas pourquoi j’irais inventer ça…

Mardi 20 octobre

10h30 : Visite chez mon ancienne prof d’espagnol de khâgne ; bien entendu, je lui demande des nouvelles de la classe de prépa littéraire qui était menacée de fermeture par le recteur : face au tollé médiatique, ce rond-de-cuir a finalement reculé et décidé d’accorder un sursis à cette classe qui sera sauvée si elle parvient à drainer un effectif suffisant… Comme quoi ça vaut le coup de rouspéter, de temps en temps, même si c’est malheureux d’en arriver là ! Ancien élève des prépa littéraires de Kerichen, je peux attester que fermer une de ces classes revient à sanctionner la réussite ! De manière générale, quand je vois les dégâts causés par l’application aveugle de la logique financière dans l’éducation nationale et l’enseignement supérieur, je me dis que c’est un peu facile, de la part de nos dirigeants, de venir verser des larmes de crocodile sur le cadavre de Samuel Pety après avoir tout fait pour déconsidérer le métier d’enseignant aux yeux de l’opinion publique et privé les professeurs de moyens décents pour faire leur travail ! En fait, dans cette triste affaire, on récolte ce qu’on a semé, l’école de la République étant devenue ce que les requins au pouvoir en ont fait avec notre assentiment voire notre bénédiction : parmi tous ces braves gens qui manifestent aujourd’hui leur indignation on ne peut plus légitime face à l’horreur d’un enseignant décapité, combien étaient-ils à ne pas pester sur ces « salauds de fainéants de fonctionnaires » quand les profs se mettaient en grève pour alerter sur le manque chronique de moyens de l’éducation nationale ? Je n’affirme rien, je pose la question…

14h30 : Ayant un peu de temps avant un rendez-vous, je passe à la bibliothèque universitaire dans l’espoir de consulter brièvement mes messages sur un des potes informatiques. Problème : je n’ai pas pris la peine, en sortant de chez moi, d’emporter mes fiches avec mes codes d’accès. Je demande donc à l’accueil si on ne peut pas m’ouvrir une session : après un bon quart d’heure à fouiller leurs documents à la recherche d’une solution, ils en sont finalement réduits à appeler une collègue qui peut leur donner mon mot de passe… Je ne peux qu’applaudir ces employés qui se sont littéralement mis en quatre pour me venir en aide, mais cette mésaventure confirme qu’à force de tout sécuriser, on finit par rendre la vie impossible…

Victor Segalen en professeur Tournesol.

15h30 : Réunion du CA de l’association Segalen de Brest : l’asso avait été fondée par des chercheurs de la faculté pour coordonner les événements liés au centenaire de la mort de Victor Segalen, de sorte que, l’année du centenaire étant passée, la question de la continuation de l’association se posait ; on décide finalement de continuer, au moins le temps d’éditer un livret qui fera le bilan des actions menées à l’occasion de cet anniversaire. Une fois la réunion terminée, certaines personnes, même parmi les plus pondérées, ne manquent pas de manifester leur ras-le-bol du masque qui les étouffe et les empêche de parler…

Mercredi 21 octobre

10h : Aujourd’hui, je reste sagement chez moi, je ne vais même pas manifester : le contexte ne me donne qu’une envie, celle de me couper du monde, je vais même jusqu’à baisser le volet de mon bureau et à me passer une vidéo de pluie tout en travaillant, histoire de ne pas laisser ce gros con de soleil, toujours là quand on n’a pas besoin de lui, m’imposer l’intrusion de cet extérieur inhospitalier jusque dans mon appartement… Je suis sûr que Samuel Pety aurait compris !

Jeudi 22 octobre

11h45 : La sentence est tombée : l’exposition à laquelle j’étais censé participer ce week-end, à Porspoder, a finalement été interdite par la préfecture. Bien sûr, c’est triste pour les organisateurs, mais j’avoue que ça m’arrange presque : voir défiler des gens masqués pendant deux jours d’affilée ne me disait rien ; de surcroît, je compte profiter de la semaine prochaine pour me recroqueviller dans mon doux foyer, à l’abri des turpitudes de ce pauvre monde : ce reconfinement volontaire débutera finalement avec deux jours d’avance, ce n’est pas plus mal !

Vendredi 23 octobre

10h : Jour de marché à Lambé ; j’ai tellement peur d’entendre des plaisanteries sur la situation sanitaire que je me mets des boules Quiès que je ne retire que quand mon tour de passer commande est venu. Et oui, autant je ne supporte pas qu’on me force à me couvrir le nez et la bouche, autant je me bouche de bonne grâce les oreilles. Le virus me fera toujours moins peur que les nuisances sonores, surtout quand celles-ci proviennent des conversations minables de mes semblables… Au fond, je n’ai pas trop de mal à pratiquer la distanciation sociale, vu que je suis déjà misanthrope !

André Franquin vu par votre serviteur.

15h30 : C’est déjà mon dernier cours de l’année. Je propose aux étudiants une initiation à l’analyse de planche de bandes dessinées avec, entre autres, une planche des Idées noires de Franquin que j’avais donnée comme sujet d’examen l’année dernière. Bien entendu, il ne fallait pas rêver : on est vendredi après-midi, c’est leur dernier jour de cours avant de prendre une semaine de vacances et les contraintes sanitaires exacerbent sûrement leur fatigue… Bref, sur une grosse vingtaine d’étudiants présents, il n’y en a que cinq ou six qui participent vraiment ! J’ai quand même une satisfaction : sur la page des Idées noires, ils ne font pas les mêmes erreurs que les candidats à l’examen de l’an passé, je veux dire qu’ils ne prennent pas le juge pour un roi et que quand ils voient un bourreau enlever ses gants, ils ne s’imaginent pas qu’il se frotte les mains ! Il y a donc encore des jeunes qui savent lire des images… Bon, à la décharge de ceux qui ne participent pas, je reconnais que je ne dois pas les mettre en confiance : quand j’essaie de faire répéter une jeune fille qui avait trouvé une bonne réponse, celle-ci s’imagine que je veux lui faire honte de s’être trompée et elle finit par essayer de se cacher derrière son classeur ! Je ne me savais pas si intimidant, je devrais être moins brusque auprès de ces jeunes gens qui ont à peine atteint leur majorité… Tout ça ne m’empêche pas, au bout d’une heure et demie, de repartir vers mes pénates avec la satisfaction du devoir accompli et la volonté affirmée de goûter un repos mérité, à l’abri de la folie de mes semblables…

Samedi 24 octobre

10h : Je me lève et j’ai la satisfaction de constater qu’on a enfin un temps automnal : un ciel gris, du vent, de la pluie… Une météo idéale pour rester tranquillement chez soi et faire abstraction du monde extérieur. Je sourirais bien si j’en étais encore capable…

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