Le journal du professeur Blequin (165)

Dimanche 27 juin

12h : M’étant levé très tard, c’est à l’heure où mes concitoyens déjeunent que je me rends au bureau de vote ; par voie de conséquence, il n’y a pas la queue… J’ai beau lire « L’échec de Le Pen » sur la une du magazine Challenges affichée à l’entrée du Stella, je ne peux pas m’empêcher de m’angoisser… Cela dit, c’est con : les jours d’élections devraient être des jours de fête où les citoyens de la République se réjouiraient d’avoir l’occasion de s’exprimer ; je devrais aller au bureau de vote en dansant, heureux de ne pas habiter en Corée du Nord, et j’y vais en tremblant, craignant d’assister à l’avènement du IVe Reich… Quel gâchis !

20h : Ouf ! La grosse Marine ne bénéficiera pas d’un « effet régionales » qui aurait pu lui servir de tremplin vers le pouvoir. Bon, d’accord, ce scrutin ne représente que l’opinion d’une minorité : jadis, j’avais tendance à diaboliser l’abstention, mais aujourd’hui, je ne vois pas d’inconvénient à ce que le sort de la République soit désormais entre les mains des plus civiques d’entre nous. S’il y a vraiment autant de gens à être dégoûtés de la politique aujourd’hui (ce qui peut se comprendre), il est mille fois plus intelligent qu’ils s’abstiennent au lieu de voter RN pour « protester » ! Au moins, ça ne risque pas de conduire des innocents à Auschwitz… Cela dit, je me demande s’il n’y a pas un lien entre cet échec de l’extrême-droite chez nous et celui de Donald Trump aux Etats-Unis : les populistes ont montré l’ampleur de leur incompétence et les politiciens « traditionnels » tels qu’Angela Merkel, malgré leurs défauts, se sont révélés capables de faire face à des situations tendues… Est-ce que ça a déteint sur les électeurs français ? Je ne sais pas, mais si tel est le cas, je ne vais pas m’en plaindre, au contraire !

Lundi 28 mai

11h : Malgré le soulagement que m’a procuré le scrutin de la veille, j’ai toujours autant de mal à m’endormir et à me lever à une heure décente. C’est donc encore en pyjama que j’entends sonner à la porte : je m’attends à recevoir une énième fois un agent de l’EDF venu me harceler pour que je lui montre une facture, mais c’est le voisin du dessous qui vient me déranger alors que je suis en train de désengorger mon placard en me débarrassant des vieux cartons qui l’encombraient. Je ruisselle déjà de sueur, ce qui n’en rend que d’autant plus désagréable cette visite inopinée : de sa voix pâteuse de cas social, il m’explique que sa connexion Internet a sauté et qu’il voudrait appeler son opérateur. N’ayant aucune envie de laisser pénétrer le premier venu dans mon appartement alors que je suis très occupé, et encore moins de prêter mon portable à un type que je connais à peine (et en qui je n’ai pas confiance), j’ai du mal à l’éconduire avec tact… J’ai déjà eu des problèmes avec ma connexion web et je me suis bien débrouillé tout seul malgré mon autisme et ma phobie technologique ! Je sais, une telle attitude n’est pas digne d’un mec de gauche et encore moins d’un bon voisin : mais le temps où j’étais la providence de tous les kassos situés à moins d’un kilomètre à la ronde est révolu, j’ai eu trop de problèmes par le passé en acceptant de rendre service à n’importe qui…

13h : Après avoir vidé tous les cartons inutiles et pris une douche bienvenue, je m’apprête à déjeuner quand soudainement, dans mon atelier dont j’ai ouvert la fenêtre, j’entends appeler depuis la cour située devant l’immeuble : je jette un œil et je découvre que ces cris ont été poussés par un imbécile venu visiter un autre locataire qui croyait que ma fenêtre ouverte était forcément celle de mon hôte… Il y a huit logements dans cet immeuble et ça ne lui venait pas à l’esprit que la seule fenêtre ouverte pouvait ne pas être celle de son copain ! Décidément, c’est le jour des cas sociaux…

15h : Je sors poster du courrier et acheter un peu de matériel. Le ciel est couvert et il y a quelques gouttes, mais l’air est doux, et maintenant que je sais que je ne risque plus de voir apparaître une affiche de RN ou de croiser un militant fasciste en campagne, ça n’en rend que plus agréable les sorties. Les affiches électorales commencent déjà à être recouvertes : des pubs pour un club de majorettes ont fleuri un peu partout, avec pour accroche « Majorettes nouvelle génération ». J’ai toujours trouvé débiles ces défilés de gamines déguisées en bidasses napoléoniens et je me demande bien en quoi ces  nouvelles majorettes peuvent être différentes de celles d’avant… Je croise ensuite une nonne, sortie du clapier situé non loin d’ici : je ne peux m’empêcher de croasser ! Il faut dire que ces derniers temps, je relis de vieux Fluide Glacial, ce qui revient à dire que j’ai relu dans le même laps de temps Paracuellos de Gimenez de L’institution de Binet, et il est impossible de ne pas être indigné par le mal que le clergé fait aux gosses qu’on leur confie, qu’un dictateur lui donne tous les droits ou qu’une démocratie se borne à le tolérer : de tels récits me confortent dans l’idée que la religion est une saloperie quoi qu’il arrive et que ses représentants sont les ennemis du genre humain ! Bref, comparé au mal que font les curés de tout poil, quand je croasse à l’attention d’une nonne pour lui exprimer mon mépris, j’estime que je me sers d’un lance-pierre pour tuer Godzilla !

18h : Deuxième sortie : je me rends aux Fauvettes, qui est une véritable institution pour les jeunes brestois. Je ne m’y étais encore jamais entré ! J’ai donc saisi l’opportunité d’un rendez-vous avec un ami, qui m’avait commandé des dessins, pour découvrir cet établissement. Mon ami, psychologue de mon état, me fait part, entre autres, d’une anecdote révélatrice : il a découvert récemment que s’il y avait eu Parcoursup à l’époque où il sortait du lycée avec son bac technologique, il n’aurait pas pu s’inscrire en psychologie ! En somme, ce dispositif s’inscrit dans la logique d’une double évolution particulièrement néfaste : d’une part, on cherche à rendre quasiment impossibles les changements d’orientation professionnelle, c’est tout juste si on ne demande pas aux jeunes d’avoir une idée précise de ce qu’ils veulent faire de leur vie avant même qu’ils ne sortent de l’utérus ! Et d’autre part, on hyper-spécialise tous les secteurs, ce qui empêche les diverses professions de bénéficier de l’apport que peuvent leur apporter les profils atypiques : les corps de métier perdent une source d’évolution, autant dire d’oxygène, il ne faudra donc pas s’étonner si la France prend du retard… Parcoursup est une grosse connerie, mais une grosse connerie que notre monde de têtes de bois mérite !

Mardi 29 juin       

10h30 : Nouvelle sortie pour faire quelques courses et récupérer un colis. Dans le bus, je tombe sur une pub pour le service VéloZef, qui est un peu l’équivalent brestois du Vélib parisien : seulement voilà, un rapide examen de cette réclame me fait découvrir que pour pouvoir bénéficier d’un tel service, il faut impérativement disposer d’un smartphone… En d’autres termes, ce n’est pas destiné aux vrais écolos, qui limitent l’usage des technologies, mais bien aux citadins qui se donnent bonne conscience en roulant à vélo une fois par mois ! J’exagère peut-être, mais ça me révolte qu’il faille aujourd’hui un smartphone pour tout et n’importe quoi : nos gouvernants des années 1970 ont rendu le compte en banque obligatoire de facto en réformant la rémunération des salariés, leurs successeurs ont rendu la connexion Internet tout aussi obligatoire en digitalisant la déclaration d’impôts ; que vont-ils nous inventer pour nous forcer à avoir tous un smartphone ? Si on persiste à accepter que le smartphone soit de plus en plus indispensable pour des choses qui ne sont pas nécessaires, ils finiront par le rendre obligatoire pour des choses vitales…

11h : Chemin faisant, je tombe sur la « une » d’un journal local et c’est ainsi que j’apprends que l’équipe de France de football a trébuché face à celle de Suisse… Et oui, je n’ai pas suivi le match, et si l’ami que j’ai vu hier ne m’en avait pas parlé, je n’aurais même pas été au courant qu’il avait lieu ! C’est dire si ça m’intéresse : je pourrai dire que pendant le confinement, les grandes compétitions sportives ne m’auront pas manqué !

Yves Frémion

13h : Une fois rentré, j’ouvre mon colis, contenant trois vieux Fluide Glacial que j’avais commandés à un particulier : l’un d’eux est incomplet, faisant mentir l’annonce du vendeur. Comme les deux autres sont impeccables, je mets cette tromperie sur le compte d’une distraction plutôt que d’une réelle volonté d’escroquer les gens, mais ce n’est pas une excuse… Comme ce n’est pas la première fois que je suis confronté à la légèreté d’un revendeur incompétent, je préfère passer outre et je feuillette les deux numéros intacts, ce qui me permet de découvrir, entre autres, des chroniques d’Yves Frémion dont le contenu a de quoi troubler le lecteur qui, comme moi, n’a commencé à lire régulièrement la vénérable revue d’humour qu’en 2004. Premièrement, dans un article faisant l’éloge d’un programme de dessins animés, paru dans le numéro 25 de juin 1978, on lit ceci : « Et ces deux exemples valent mille fois tout De Funès ou les merdes d’Audiard et de J. Girault avec leur « comique français » minable ». Une petite pointe sur De Funès, ça ne mangeait pas de pain tant qu’il était vivant… Mais dix ans plus tard, une fois l’acteur refroidi et enterré, monsieur Frémion lui a consacré deux pages dans le numéro 151 de janvier 1989, reconnaissant que certains de ses films « ne subsistent que grâce à lui » et qu’il avait « un grand sens du gag et de la démesure ». Bref, il n’a daigné reconnaître du talent à De Funès que quand il est mort… Admettons qu’il ne critiquait que ses films, d’intérêt effectivement inégal, sans forcément nier son génie comique personnel. Mais concernant Michel Audiard, c’est encore pire : dans un article sur le génial Francis Blanche paru dans le numéro 52 d’octobre 1980, il dit du célèbre dialoguiste « on ne dira jamais assez qu’il est un dialogueur vraiment pas terrible (malgré la légende) » ; ça ne l’a pas empêché, 24 ans plus tard, dans le numéro 340 d’octobre 2004, de consacrer deux pages à ce même Audiard et à le reconnaître comme un « très grand dialoguiste » ! Ça a l’odeur de la mauvaise foi, la couleur de la mauvaise foi, le goût de la mauvaise foi et C’EST de la mauvaise foi ! On comprend mieux comment Frémion a pu s’intégrer au microcosme politique…

15h : Je relève mon courrier : il n’y a qu’une lettre du bailleur qui rappelle que le local à poubelle n’a pas à être encombré par des cartons et des véhicules à deux roues comme c’est le cas actuellement : il y est précisé que si ça continuait, les frais de nettoyage seraient répercutés sur nos charges… Comme j’avais entreposé mes cartons qui n’entraient pas dans la poubelle jaune, je m’empresse de corriger ça… Vous allez penser que je suis mal placé, dans ces conditions, pour donner des leçons de civisme à mes voisins : je vous répondrai que j’oublie systématiquement le jour du passage des éboueurs et que je pensais qu’ils se chargeraient de mes cartons, qui étaient tous vides. De toute façon,  je peux me tromper, mais j’estime que cet écart n’a aucune commune avec ceux des motards qui prennent le local à poubelle pour leur garage personnel !

20h30 : J’assiste à la répétition de Putain 2 Renaud, la première depuis des mois. La joie de se retrouver prend vite le pas sur l’appréhension des chanteurs qui se demandent s’ils auront toujours leur voix : de toute façon, leur inquiétude, légitime de la part d’artistes qui ne se sont plus exercés depuis longtemps, se révèle infondée. Bref, l’ambiance devient vite gaie et enjouée et m’offre une belle revanche sur la morosité de ces derniers mois.

Mercredi 30 juin

14h : Je n’arrête pas de recevoir des mails m’annonçant que ma messagerie laposte.net a été bloquée et qu’elle ne sera plus accessible d’ici quelques heures si je ne tape pas mon mot de passe sur une page dont on me donner le lien… Bien sûr, c’est une arnaque montée par des pirates : je sais qu’il ne faut donner son mot de passe sous aucun prétexte, que La Poste ne me le demandera jamais pour autre chose que pour accéder à ma messagerie. Mais combien d’autres personnes, plus naïves et plus impressionnables que moi (qui le suis déjà beaucoup) ne se laissent-elles pas prendre ? Après avoir classé comme indésirable l’expéditeur de ce piège à con, je risque un œil sur mon compte Instagram, et je tombe sur une photo prise lors du récent départ du Tour de France à Brest : on y voit deux soldats en kaki, armés jusqu’aux dents, ce qui donne un idée de l’ampleur du dispositif sécuritaire qui a été déployé. J’espère au moins qu’ils n’avaient pas l’ordre de tirer à vue sur ceux qui ne respectaient pas les « gestes barrière » ! Mais sans déconner, je me dis que les petites arnaques des hackers ne sont rien en comparaison de ces deux escroqueries de grande dimension : d’abord celle des promoteurs du Web qui nient que la toile libère les plus bas instincts et ensuite celle des défenseurs du Tour de France qui en parlent comme d’une manifestation festive et bon enfant…

Ma peinture, intitulée « Emmett et la Madeleine ».

18h : Dernier cours de la saison aux Beaux-Arts : on fait de l’aquarelle, je m’inspire d’une photo que j’avais prise lors de la représentation d’un son et lumière à l’écriture duquel j’avais participé. L’aquarelle est une technique intéressante quand on profite pleinement de ses possibilités : on peut faire des dégradés fortement contrastés, loin des paysages mièvres que commettent certains peintres du dimanche. Tandis que nous peignons, la prof évoque une difficulté que l’école rencontre aujourd’hui dans le recrutement des modèles vivants : il est devenu quasiment impossible de convaincre des personnes au physique « atypique » de poser nus, l’emprise des canons de beauté imposés par les médias est telle que seuls les gens gaulés comme des dieux se présentent ! Il y a même certaines personnes qui pensent qu’il y a un « casting »… Et pourtant, il est important pour les étudiants en art de dessiner des femmes et des hommes de toutes les formes et de toutes les tailles, pas seulement des statues grecques de chair et d’os.. Et même sans se limiter aux problèmes que ça pose aux artistes, il est tout de même navrant que des physiques exceptionnels soient désormais envisagés comme une norme indiscutable : l’immense majorité de la population est convaincue qu’elle est ratée ! Regardez autour de vous, vous constaterez qu’il est rare de croiser dans la rue quelqu’un qui ait un physique de top model : au passage, profitez-en pour réapprendre à regarder et redécouvrez qu’il n’est pas nécessaire de ressembler à Ryan Gosling ou à Claudia Schiffer pour être beau (ou belle)…

Jeudi 1er juillet

18h : Visite chez un ami qui m’aide à faire les derniers réglages sur mon nouvel ordinateur. Celui-ci n’est plus très loin de la soixantaine : le « vieux » qui dépanne le « jeune » confronté à des questions informatiques, c’est le monde à l’envers ! Tout en résolvant mon problème, il me parle de la canicule qui épargne notre chère ville mais qui fait des ravages jusqu’au Canada… Des pointes à 40 degrés dans ce pays, voilà quelque chose qu’on n’imagine pas spontanément ! Ceci prouve deux choses : premièrement, ce « grand pays calme et lent » comme l’appelait Camus est un territoire plus divers qu’on ne le croit et il ne se réduit pas aux steppes glacées du grand Nord. Deuxièmement, pendant qu’on en est encore à se mettre la rate au court-bouillon pour un virus qui n’est dangereux que dans une infirme proportion des cas, on oublie presque que notre sale manie de polluer notre planète est en train de rendre cette dernière invivable sans le secours d’un quelconque microbe…

Vendredi 2 juillet

Arnaud Thiry

22h : Je veille assez tard pour peindre. Je travaille avec la fenêtre ouverte et, bien sûr, ma lampe de bureau allumée. J’ai ainsi l’occasion d’avoir la confirmation empirique de ce que démontre Arnaud Thiry dans sa vidéo « La lumière peut-elle tuer ? » : ce vulgarisateur de génie y explique en effet que l’éclairage nocturne ne gène pas seulement les passionnés d’astronomie comme lui mais perturbe les animaux qui se repèrent grâce aux étoiles, à commencer par les insectes et les oiseaux. En effet, ma lumière attire une pie qui se pose sur le rebord de ma fenêtre d’une manière qui me donne presque l’impression qu’elle s’écrase… Et c’est avec ma petite lampe de rien du tout : imaginez les ravages que causent les centaines de lampadaires de votre ville qui ont continué à briller de mille feux en plein couvre-feu ! C’est bien la peine de faire de beaux discours en faveur de l’écologie si c’est pour continuer à commettre de telles aberrations qui, pour ne rien arranger, coûtent un fric fou ! Dans le monde d’après, est-ce que nous serons toujours aussi cons ?

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