Le journal du professeur Blequin (175)

Dimanche 9 octobre

14h : Il ne faudrait pas s’imaginer que je ne lise que ma propre page dans Côté Brest : on dira ce qu’on voudra, cet hebdomadaire est bien pratique pour savoir ce qui se passe à Brest et connaître les opportunités qui s’y présentent, et je ne dis pas ça parce que j’écris dedans. Et puis quand on lit entre les lignes, c’est une belle photographie de l’air du temps. Ainsi, en page 6, il est question de la buvette de Brest Arena : « Dès aujourd’hui, il est possible de commander et payer ses consommations au bar, sans télécharger d’application. Il suffit de scanner un QR Code. » Après un paragraphe complet expliquant le système, mon collègue saute à la ligne pour préciser : « Les commandes et paiements au bar, de façon classique, sont toujours possibles. » Il n’a même pas besoin de préciser « plus pour longtemps », il le pense assez fort pour qu’on l’entende ! Je le vois venir, le jour où, sous la double influence de la technomanie et de l’hypocondrie généralisées qui caractérisent notre époque, il semblera tout simplement incongru, pour commander un verre, de se diriger vers un comptoir et de s’adresser à un être de chair et de sang au lieu de poser directement son cul sur une chaise et de pianoter sur un smartphone… C’est vrai quoi, quelle perte de temps de parler à un serveur sous-payé et probablement bourré de bactéries ! Plus sérieusement, à la place du personnel de la buvette, je me méfierais : à terme, plus personne ne verra d’inconvénient à ce qu’ils soient remplacés par des robots…

14h30 : Toujours dans Côté Brest, les dernières annonces de François Cuillandre : il y est question de la mise en place d’une « brigade de tranquillité urbaine » ; monsieur le maire précise bien qu’il « ne s’agit pas de police municipale » et que « la répression et le justice sont du rôle de l’Etat ». Je trouve qu’il a raison, à chacun son boulot, et puis le taux de délinquance à Brest n’est pas élevé au point de justifier la création d’une milice armée ! Si la presse locale peut encore se permettre de consacrer sa « une » au moindre coup de feu qui retentit en ville, ça veut bien dire que c’est loin d’être banalisé, n’en déplaise à Bernadette Malgorn et à toutes les volailles qui se sentent en danger dès qu’ils entendent parler quelqu’un avec un petit accent arabe…

21h : Au lit, j’écris deux slams et le scénario de deux planches de BD ! Pour les slams, compte tenu du fait que d’habitude, je n’arrive pas à en écrire plus de deux par an, je ne serais pas étonné que ma récente prestation à La Raskette m’ait apporté un surcroît de motivation. Quant à la BD, elle est consacrée aux déboires que j’ai connus dernièrement à la fac : comme quoi, les galères peuvent servir à donner des idées marrantes, mais comme je n’ai jamais eu besoin de ça pour être créatif, je préfère continuer à éviter les ennuis !

Lundi 10 octobre

9h : C’est lundi matin, j’essaie de réserver cette matinée aux écrits de feue Geneviève, plus précisément à la relecture de son recueil de nouvelles que je compte bien rééditer. L’une des nouvelles se passe au Sénégal au temps des colonies et je tombe sur une phrase que je connaissais mais qui me fait quand même tiquer : « Les noirs étaient bien moins évolués et la rupture entre eux et les blancs prédominait ». Dans la première édition, je l’avais laissée telle quelle car Geneviève vivait toujours et je n’osais pas la censurer, mais là, je ne peux pas m’empêcher de couper dans le texte, ce qui  donne : « la rupture entre les noirs et les blancs prédominait ». Je ne suis pas fier de moi, mais je ne voudrais pas donner l’impression que Geneviève était raciste, même si elle était tributaire de la vision de l’Afrique qui était encore dispensée en Europe quand elle était jeune fille (elle était née en 1922). Et puis je préfère être accusé de « cancel culture » que de paternalisme colonialiste ! Vous me direz que c’était une autre époque ? Etant donné que Geneviève m’avait demandé de diffuser ses nouvelles dans les années 2010, cet argument ne tient pas…

La dernière baraque encore debout à Brest.

14h : J’écris pour Côté Brest, plus précisément sur les baraques dans lesquels de nombreux Brestois ont été logés après la seconde guerre mondiale : d’habitude, ça me vient très facilement, mais aujourd’hui, c’est plus laborieux, d’une part parce que j’en ai un peu marre de parler de la guerre et, d’autre part, parce que ce sujet était dans mes cartons depuis des années et sent donc un peu le moisi. Mais bon, j’y arrive quand même, et quand je rends ma copie, la rédactrice en chef me félicite… Il y a des jours où je suis à deux doigts de croire que je suis génial !

Mardi 12 octobre

9h : J’assiste à la soutenance de thèse Jean-François Marec : j’avais déjà eu l’occasion d’écouter ce monsieur au cours du forum des doctorants et j’avais été intrigué par son sujet, en l’occurrence une étude sociologique sur les profs d’EPS en Bretagne ! Comme je garde un souvenir plutôt amer de mes cours de sport du collège (la prof qui traitait de « fainéant qui voulait se faire passer pour un neuneu, plus les cancres qui comptaient sur le sport pour sauver leur moyenne et donc me haïssaient parce que j’étais incapable d’attraper un ballon), j’ai voulu en savoir plus. Il n’y a que six personnes dans la salle, la plupart des jurés étant en visioconférence : il est donc assez vite décidé de tomber les masques ! Après tout, on n’est pas là pour se faire des bisous… Les conclusions du travail de Jean-François Marec sont les suivantes : premièrement, il n’y a pas de grande différence entre le public et le privé concernant l’enseignement sportif ; deuxièmement, le milieu est assez endogène, la proportion de fils de profs d’EPS étant très forte ; troisièmement, les femmes montent en puissance dans la profession, ce dont on peut se réjouir, même si je peux attester que les femmes qui exercent ce métier ne sont pas plus tendres que les hommes !

12h : Déjeuner au Tara Inn, pub irlandais sur le port de commerce. Les serveurs ne sont pas masqués : j’ai dû rater un épisode et passer à côté d’un assouplissement des règles sanitaires ! Je devrais m’informer davantage, mais les médias m’ont fait tellement de mal ces derniers mois que je rechigne à sortir de ma tour d’ivoire… J’étais venu pour savoir s’ils organisent toujours des scènes ouvertes : ils me disent que non à cause des musiciens qui refusent de se faire vacciner ! Être artiste ne met pas à l’abri de la connerie… Bon, je continuerai donc à aller à La Raskette, mais je ne regrette pas d’être descendu jusqu’au Tara Inn : on y mange toujours si bien…

13h : Passage éclair chez Leclerc. J’ai juste deux courses à faire, le magasin est presque vide, je suis donc surpris de voir qu’il y la queue aux caisses ! Il faut dire aussi qu’il n’y en a qu’une sur quatre d’ouverte (c’est à croire qu’ils tiennent absolument à nous faire poireauter) et que je fais l’erreur d’en choisir une tenue par un jeune homme qui n’a pas l’air doué… Aussi, quand il en est encore temps, je sors de la file et j’attends à la caisse d’à côté, où la caissière est une femme d’âge mûr : bonne intuition, je me dirige déjà vers la sortie quand le jeune caissier est encore à se dépatouiller avec je ne sais quelle difficulté… Il n’y a pas qu’au lit que l’expérience des femmes est appréciable !

13h30 : J’ai deux heures et demie à tirer avant un rendez-vous, je me rends donc dans un lieu que je n’étais plus habitué à fréquenter depuis un certain temps : l’espace étudiant de la faculté. Avec mes cheveux longs, ma marinière et mon jean, je ne dépareille pas outre mesure au milieu de ces jeunes gens et on me fiche la paix. Je peux donc tranquillement écouter un message qu’on m’a laissé sur mon répondeur : j’espérais que ce serait lié à ma récente prestation à la Raskette mais, hélas, il s’agit simplement des archives départementales… En effet, les ayants droit de Geneviève Gautier m’avaient demandé de confier ses journaux historiques à cette institution que j’ai donc contactée il y a une semaine déjà. Bon. Alors je les rappelle, je dialogue avec la dame qui m’avait téléphoné : je vous fais grâce des détails, mais on fait bien comprendre que comme ces écrits ne concernent pas directement le Finistère, j’ai intérêt à voir ailleurs… Il va donc falloir que j’explique la situation aux ayants droit et que je leur propose des solutions alternatives : je ne suis pas au bout de mes peines ! Geneviève, vous avez bien fait de partir…

16h : Je fais le pied de grue devant la cafétéria de la fac ; j’attends la personne avec laquelle j’ai rendez-vous, qui a du retard. J’ai ainsi l’occasion d’apprendre que la cafétéria ferme désormais à 16 heures, un horaire qui doit encore surprendre beaucoup d’étudiants puisque je dois ouvrir la porte de l’extérieur pour permettre aux clients de sortir !

16h15 : Mon amie arrive enfin ; je ne lui tiens pas rigueur de son retard, elle m’explique qu’elle est au bout du rouleau, qu’elle travaille de longues heures pour une rémunération dérisoire (en tout cas insuffisante pour la mère de famille qu’elle est devenue l’année dernière) et qu’elle envisage de se reconvertir. Encore une brillante chercheuse broyée par le système universitaire !

Mercredi 13 octobre

Un détail du dessin en question.

15h : J’essaie de faire un montage sur Photofiltre : je travaille sur la couverture d’un recueil de mes carnets de croquis. L’idée est d’intégrer dans des espaces laissés blancs quelques-uns des croquis que je compte mettre en avant mais, bien sûr, rien ne se passe comme prévu ! Ce logiciel est loin d’être le plus fonctionnel et le plus instinctif sur le marché et je m’abîme les yeux pour trois tentatives infructueuses… Je dois être maso pour avoir des idées pareilles !

18h : Cours du soir à l’annexe des Beaux-arts : cette fois, la prof, qui a décidément des idées originales, a décidé de nous faire dessiner des champignons. Il a donc fallu en apporter : ça irait si ça n’attirait pas… Les mouches ! Oui, les mouches ! En plein mois d’octobre ! En Bretagne ! Ces insectes sont déjà agaçants en tant que tels, mais quand, en plus, ils viennent nous rappeler que le réchauffement climatique est une réalité, on regrette vraiment de ne pas avoir une langue de caméléon pour faire disparaître efficacement ces sales bestioles…

20h45 : J’arrive à La Raskette, avec l’intention de participer une nouvelle fois à la scène ouverte : je commande une planche de charcuteries et de fromages histoire de pouvoir quitter mon assiette pour la scène sans avoir à craindre que ça ne refroidisse. Je suis très surpris d’y voir deux tranches de fromage… Vert ! Comme c’est peu appétissant, je mange ça en premier, mais ça n’a pas beaucoup de goût… Je n’ai pas le courage de demander ce que c’est ! Heureusement, le reste est meilleur.

21h20 : Après le passage d’un groupe dont la jeune chanteuse n’est pas tout à fait à la hauteur des chansons dont la reprise est assez ambitieuse, je monte sur scène : comme la maîtresse de cérémonie, dans le Côté Brest paru aujourd’hui, a fait part de sa volonté de donner de la visibilité aux femmes, je bombarde deux textes féministes ainsi que mon dernier-né, « Je suis à l’ouest », dans lequel je reviens sur ma vie de personne avec autisme. Je n’ai que des compliments, on ne me reproche même plus de parler trop vite, on loue mon talent et mon énergie, on salue la façon dont j’arrive à surmonter mon handicap… Une bien belle soirée, en somme !

Jeudi 14 octobre

9h : Sortie rapide pour prendre quelques informations à la fac. Le panneau d’affichage situé à la sortie de mon immeuble est souillé de trois affiches électorales de Zemmour ! Fort heureusement, les lobotomisés qui les ont mises ont dû compter sans la rosée matinale, ou alors ils ont employé une colle de mauvaise qualité : il m’est donc très facile des les arracher ! Je sais bien que je prends un risque en faisant ça en plein jour, je pourrais me faire surprendre par les supporters de cet abominable bonhomme, mais je n’ai aucun scrupule, d’autant qu’il n’y a pas que leur colle et leurs idées qui sont pourries : la photo de Zemmour est effrayante ! Il est vrai qu’il est impossible de faire un bon cliché avec une aussi sale gueule ! On ne peut pas l’accuser de publicité mensongère, il a la tête de ce qu’il est ! Quant à l’affiche avec un grand « Z », je vous laisse deviner à quelle BD elle me fait penser…

18h30 : Après une journée assez pénible, je me décide à sortir, direction les Chais d’Iroise où mon copain Matthieu Le Donge doit chanter. La porte de l’immeuble est encore une fois ouverte, je vois arriver un autre locataire : je lui demande si c’est lui qui est sorti sans fermer la porte. « Quelle porte ? » éructe-t-il ! D’accord, j’ai affaire à un intellectuel… Je lui dis que la porte d’entrée de l’immeuble ne doit pas rester grande ouverte comme ça, que n’importe qui pourrait entrer, mais il ne veut rien entendre, m’oppose qu’il était juste sorti en coup de vent pour acheter des cigarettes… C’est la première fois que j’ai une vraie altercation avec un autre locataire ! Il a de la chance que la délation soit contraire à mes principes, il mériterait bien que le bailleur lui remonte les bretelles ! L’incivilité n’a décidément plus de limites…

19h30 : Me voilà donc aux Chais d’Iroise où le public est plutôt d’âge mûr. Rien d’étonnant, Matthieu est plutôt spécialisé dans la reprise des standards du rock. Il n’empêche que je me sens moyennement à l’aise dans cette ambiance où je ne connais personne et où je fais figure de nouveau-né ! Je commande une planche de charcuteries et de fromages : quand on me sert, j’y vois encore une fois le fromage vert que j’avais découvert à La Raskette ! On m’explique qu’il a cette couleur parce qu’on met du pesto dedans… Encore une ânerie à la mode car ça n’apporte rien au fromage ! Bref, je ne suis pas dans les meilleures dispositions du monde mais, heureusement, la voix de Matthieu et sa bonne humeur communicative ont vite fait de chasser mes idées noires : je ne suis pas toujours d’accord avec ses choix de reprise mais il est très charismatique et ça amène le reste. Cela étant, je sursaute quand il se met à jouer… La ballade nord-irlandaise ! Je n’ose pas dire que je l’ai entendue deux fois il y a moins de quinze jours, interprétée successivement par les Marins du bout du monde et Putain 2 Renaud ! Il doit s’agir de la chanson française la plus reprise !

22h30 : Après avoir passé un bon moment, l’heure est venue de rentrer ; je suis dans le tram et je vois débarquer… Les contrôleurs ! A cette heure-ci ! Quand je vois ces charognards, j’ai un principe : pour éviter les ennuis, je m’arrange pour avoir déjà la main sur ma carte MAIS je ne la sors pas tout de suite, j’attends qu’ils me l’aient expressément demandée ! Je les oblige même à répéter en enlevant ostensiblement mes boules Quiès devant eux : je les fais donc attendre assez longtemps pour les agacer mais pas assez pour qu’ils aient le droit de se monter menaçants ! Ils ne peuvent rien me dire, je suis en règle, et puis je les aide à justifier leurs salaires !

Vendredi 15 octobre

9h30 : Aujourd’hui, les bus sont en grève, seuls ceux qui desservent les communes périphériques circulent, et encore, pas tous.. Pour être sûr de ne pas arriver en retard à la fac, je fais donc la route à pieds, avec tout mon matériel sur le dos. Heureusement que j’aime marcher…

11h : Après avoir marché pendant trois quarts d’heure et tenté en vain de me connecter au réseau Internet de la fac, comme je me suis levé tôt et que j’ai déjà faim, je vais déjeuner à la friterie où les employés semblent particulièrement excités… Je demande poliment le silence, en vain, évidemment.

11h45 : Déjà sorti de table, je m’assieds au pied de l’hôtel de ville, comme la semaine dernière, pour y glaner l’ombre et la fraîcheur qui me font défaut en ce moment… Je feuillette un magazine BD pour passer le temps, ce qui me vaut d’être interpellé par un cas social qui me demande « Les nouvelles sont bonnes ? » puis se penche carrément pour voir ce que je lis… Je lui crie de me laisser tranquille : ce n’est pas très poli, mais ce n’est pas moi qui ai commencé !

12h30 : Je m’installe dans la salle de classe, ouverte et vide. Et bien entendu, je n’arrive pas à projeter mon diaporama ! Ce n’est pas faute d’avoir prévenu le technicien, qui m’a assuré que j’aurais dû avoir au moins une image de piètre qualité, ni d’avoir essayé toutes les combinaisons envisageables avec mon PC et mon adaptateur ! Bref, les étudiants vont encore devoir suivre sur un petit écran… Quelle misère !

15h : Première pause. Le cours se déroule convenablement malgré tout. Je dis aux étudiants que si l’alarme incendie sonne encore une fois, je démissionne ! Ils rient, pourtant, je ne plaisante qu’à moitié…

17h : Fin du cours. Essayons de retenir les points positifs : les étudiants ne se plaignent plus de mon débit oratoire et j’ai la chance d’avoir une promotion plutôt sympathique et compréhensive cette année. Mais je garde un goût amer dans la bouche et je m’attends au pire pour le chemin du retour que je ne veux pas du tout effectuer à pieds, conscient que les côtes à grimper son plus nombreuses dans ce sens-là et ayant déjà une journée entière dans les pattes…

18h30 : Enfin rentré ! Avec la grève plus le bordel qui caractérise ordinairement la circulation le vendredi, j’aurai mis six fois plus de temps que d’habitude pour rentrer chez moi… Renseignement pris, il semblerait que la grève soit due à un bus qui aurait pris feu ! Je suis épuisé…

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