Le journal du professeur Blequin (181) Bienvenue dans un monde de merde

Samedi 20 novembre

14h : Courte escapade chez mes parents : c’est l’occasion d’une pause bienvenue dans la vie de marathonien que je mène depuis quelques temps mais aussi d’un léger coup de vieux quand les auteurs de mes jours m’apprennent qu’ils ont mis en vente la maison de campagne où j’ai passé les vacances de mon enfance et qu’un vieil ami de la famille a eu une crise de sénilité qui l’a amené à marcher en pleine nuit le long de la voie express et à tomber dans le fossé… Il n’y a pas mort d’homme dans tout ça, bien sûr, et ça ne m’affecte pas outre mesure, mais ça fait beaucoup de nouveautés à assimiler.

Dimanche 21 novembre

18 : Me voilà déjà rentré dans mon appartement. J’ai honte de l’écrire mais je suis presque soulagé : me retrouver chez mes parents m’a rappelé les cinq mois que j’ai passés chez eux en attendant qu’on nous déconfine et ça m’a angoissé… Voilà l’exemple-type de la conséquence de l’épidémie qui ne sera comptabilisée nulle part ! D’ailleurs, si on ajoute aux ravages moraux provoqués par les restrictions tous les préjudices pour la santé engendrés par la sédentarité, on est vraiment en droit de penser que le remède a été pire que le mal ! En ce moment, on nous rebat les oreilles avec le taux d’incidence qui serait en hausse, mais quand on sait qu’on peut être porteur du virus sans même tomber malade, je n’y vois pas forcément un signe de mauvaise santé de la population : il est mille fois plus sain d’être libre de ces mouvements et de risquer une infection que de tourner en rond chez soi à l’abri d’une contamination ! Les chiffres ne diront jamais tout.

Lundi 22 novembre

9h : Bien décidé à mettre en forme les écrits de Geneviève en vue d’une publication, je décide de gagner du temps en convertissant au format word le fichier PDF de la chronique de ses années de résistance. Mais il me faut trois ou quatre tentatives pour trouver le site adéquat, qui ne me demande pas de télécharger ni d’acheter je ne sais quoi et qui, surtout, traite le fichier, malgré son état passable, comme un texte à part entière et non pas comme une vulgaire succession d’images numérisées… L’informatique a encore beaucoup de lacunes, mais ce n’est pas une découverte pour moi.

19h : Je termine la journée en passant de la couleur sur les bords de trois toiles que j’ai peintes récemment : je ne fais que suivre un conseil qui m’a été donné par ma prof. Si j’étais un garçon normal, j’aurais d’abord peint deux côtés sur quatre et j’aurais attendu que la gouache sèche pour faire les autres, mais j’ai tellement hâte d’en finir que je préfère tout faire d’un coup… Avez-vous déjà vu un peintre tenant d’une main son pinceau et de l’autre sa toile en prenant garde à ce que les bords ne soient en contact avec rien ? Et bien si vous étiez venu me voir, vous en auriez eu l’occasion ! Je dis parfois que ma vie est un roman, mais elle a trop souvent l’air d’un numéro de clown…

Mardi 23 novembre

17h30 : En attendant la visite d’une amie chère, je commence la lecture de Premier sang, le dernier roman d’Amélie Nothomb, qui lui a valu le prix Renaudot. J’ai un peu honte de me retrouver dans la même position que tous ces blaireaux qui foncent sur les prix littéraires comme les mouches sur autre chose, mais l’honneur est sauf, j’avais acheté le livre avant qu’il ne soit primé et puis il s’agit quand même de madame Nohtomb. Comme vous le savez, l’ouvrage romance la vie de son père décédé l’an dernier : il est encore trop tôt pour que j’exprime un avis, mais j’ai déjà hâte de lire la suite.

18h15 : Mon amie est là ; elle est bien fatiguée pour une raison simple : ses enfants ayant été déclarés « cas contact », elle a été assignée à domicile pendant une semaine et elle a donc du travail à rattraper au bureau ! Pour résumer, ses enfants ont finalement été testés « négatif », mais leur mère risque le surmenage ! C’est fou, le mal qu’on nous fait pour notre santé !

Mercredi 24 novembre

10h : Je commets un acte d’une audace inouïe : j’entre à la boulangerie sans masque ! Mais ce n’est pas entièrement de ma faute, je suis encore jeune et influençable et il y a deux personnes âgées qui en ont fait autant : je suis victime du mauvais exemple de mes aînés, en quelque sorte ! Je pourrai donc invoquer les circonstances atténuantes quand je serai traîné en justice pour avoir provoqué une hécatombe dans mon quartier ! Plus sérieusement, personne ne me fait de remarque, ni les clients, ni les vendeuses ne me disent quoi que ce soit, et quand je sors, je constate que le panneau incitant à porter un masque est relégué dans un coin de la vitrine, comme si on voulait le cacher ! A mon avis, et quoi qu’en disent les adversaires de la vaccination,  les gens en ont bien plus marre du port du masque que du pass sanitaire, le premier étant autrement plus contraignant que le second ! Montrer un papier à quelqu’un, ça ne fait pas mal aux oreilles et ça n’empêche pas de respirer à pleins poumons, que je sache…

20h : En sortant du cours du soir, je jette un œil à mon portable pour m’assurer que ma montre est bien à l’heure et je découvre un sms qui m’avait été envoyé il y a quatre heures ! C’est un peu stupide de ma part, mais j’en suis fier : je me dis « chouette, je ne suis pas accro à mon téléphone comme tous ces blaireaux qui ne voient plus le monde qu’à travers leur smartphone » !

Jeudi 25 novembre

11h : J’assite à la dernière partie de la soutenance de Raphaël Haudidier, consacrée aux textes non-fictionnels de William Burroughs : cette évocation de la beat génération est rafraîchissante, elle me permet de savourer une bouffée de liberté dont on a bien besoin dans cette époque obsédée par la sécurité… Je finis par tomber le masque : de toute façon, je suis assis comme dans un bar et je n’ai personne à côté de moi. Par-dessus le marché, une fois Raphaël intronisé docteur de l’université, un pot est offert à l’assistance dans une salle de la faculté, et il faut bien baisser le masque pour boire des coups… Toute l’hypocrisie de cette règle imbécile est résumée dans les anecdotes de ce type !

15h : Au cours du pot de thèse de Raphaël, un chercheur plus âgé que moi m’a félicité pour un article que je lui ai remis récemment et m’a même fait part des remarques très positives qui ont été faites par le relecteur, un vieux de la vieille qui s’est même dit « touché » par ma prose ! De façon générale, il est gratifiant à plus d’un titre pour moi de parler d’art, d’histoire, de philosophie et de littérature avec des gens qui comprennent ce que je leur dis. Bref, quand je rentre chez moi, je suis encore sur mon petit nuage… Mais j’en redescends brutalement quand je découvre un message de Pôle Emploi m’annonçant un entretien téléphonique pour la semaine prochaine ! Dès que je sors de la fac, je ne suis plus rien…

Vendredi 26 novembre

14h30 : Comme chaque vendredi, je reçois la visite éclair de mes parents qui profitent de leurs courses de la semaine pour m’apporter quelques provisions. Ma mère en profite pour m’apprendre qu’il me faudra recevoir une troisième dose de vaccin et qu’elle m’a obtenu un rendez-vous avec l’ophtalmologiste – rien que pour ça, elle mériterait une médaille ! A votre avis, laquelle des deux nouvelles me fait le plus grincer des dents ? Et bien perdu : c’est la seconde ! Et oui : je n’ai éprouvé aucun effet secondaire après avoir reçu deux doses de vaccin, alors en recevoir une troisième, je ne vois pas où est le problème ! En revanche, ma génitrice m’apprend que l’ophtalmo pratique le dépassement d’honoraires et que ma visite ne me sera donc pas remboursée ; elle ajoute que les lunettes coûtent des fortunes : je n’en suis qu’à moitié étonné, ce qui était jadis un objet utilitaire destiné à corriger les défauts de vision est devenu un produit de luxe servant à « habiller notre regard » et puis, qu’est-ce que les pauvres feraient de lunettes puisqu’ils ne sont bons qu’à regarder Touche pas à mon poste ? Bref, ma mère se propose de prendre en charge les frais : si j’étais un garçon positif, je me réjouirais d’avoir une mère qui me soutient, mais je préfère me lamenter en me demandant dans quel monde nous vivons…

François Hollande de passage à Brest

16h30 : Je viens de finir un petit travail auquel j’aurai consacré la journée : découper et classer tous les articles que j’ai publiés dans Côté Brest depuis 2015. Cette mesure était indispensable car tous ces journaux prennent de la place mais je suis obligé de garder les versions papier de mon abondante production, ayant perdu beaucoup de versions numériques suite à un incident technique – on ne dira jamais à quel point le papier est mille fois plus pérenne que n’importe quel support numérique. Mine de rien, j’ai vu défiler sept ans de vie brestoise en quelques heures : c’est aussi émouvant que fatigant ! En feuilletant un numéro de 2015, je tombe sur l’annonce d’une visite de François Hollande, alors président de la république : cinq ans plus tard, j’évoquais cette visite dans un dossier consacré aux visites présidentielles à Brest, de Vincent Auriol à Emmanuel Macron… J’avais 27 ans à l’époque de cette visite de Hollande, et cinq ans plus tard, c’était déjà de l’histoire ! Décidemment, je prends de sérieux coups de vieux en ce moment…

19h15 : Après un dîner léger, je sors pour aller au concert d’un copain, avec la volonté de lui parler pour lui proposer une affaire. Je n’ai pourtant qu’une envie modérée de sortir : il fait déjà nuit, il fait froid, il y a des averses, le concert a lieu dans un restaurant situé dans la zone commerciale de Kergaradec, autant dire l’endroit que je déteste le plus à Brest, et j’ai conscience que quand viendra l’heure de rentrer, le trajet Kerga-Lambé sera désagréable. Bref, je ne suis pas dans les meilleures dispositions quand le tableau des annonces situé à côté de l’arrêt de bus m’apprend deux mauvaises nouvelles : premièrement, le prochain bus ne passe que dans une demi-heure, et deuxièmement, il y a une grève demain, ce qui compromet sérieusement la sortie vespérale au théâtrale à laquelle j’ai été invité… Je suis à deux doigts de faire demi-tour.

20h20 : J’arrive enfin à Kergaradec et je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle : à peine sorti, je suis accueilli par une averse de grêle, la nuit et le froid achèvent de rendre inhospitalier ce lieu maléfique dédié à la consommation et que ma mémoire associe aux heures mortelles où ma mère me traînait de magasin en magasin pour m’acheter des fringues… Quand j’arrive au restaurant, je ne suis pas soulagé pour autant : à l’angoisse, qui s’empare de moi à chaque fois que je me risque dans un endroit que je ne connais pas, s’ajoute le trouble face à ce lieu qui me paraît démesuré et pour le moins inadapté pour un concert… Quand l’employé qui m’accueille me demande si je viens pour dîner ou pour boire un coup, je suis un peu déconcerté par cette question qu’on ne me pose jamais dans de telles circonstances : je réponds que je veux boire un verre et voir mon copain chanteur : on me dirige vers un canapé, avec la promesse de me rapprocher de la scène (ou de ce qui en tient lieu) quand le concert commencera. Une fois assis, je reste comme prostré : il fait chaud, la différence de température avec l’extérieur est trop grande, les lumières m’agressent et, surtout, le brouhaha de la clientèle m’oppresse. Toutes les conditions sont réunies pour que je sois en état d’hyper-sollicitation sensorielle, une situation insupportable pour un autiste comme moi…

21h : Le concert va sûrement bientôt commencer, mais je n’en peux déjà plus : je suis vraiment trop mal à l’aise, je préfère partir tout de suite après avoir bu mon verre. De toute façon, il est évident que l’endroit ne se prêterait pas du tout à la discussion que je voudrais avoir avec mon copain que je laisse donc à ses fans sans même l’avoir vu… Quand j’attends le tram dans le froid, je suis presque soulagé ! J’ai bien dit presque car je suis partagé entre deux hontes : non seulement celle de m’être mis dans une situation qui ne pouvait être que déplaisante pour moi alors que je devrais être averti depuis mon diagnostic mais aussi celle d’avoir renoncé au dernier moment à ce qui aurait été un moment de plaisir pour n’importe qui d’autre… Toutes proportions gardées, je ressens ce que doit éprouver Marguerite dans La différence invisible quand elle supplie son compagnon de renoncer au dernier moment à une escapade. Et on se demande pourquoi je suis toujours célibataire ! Vous connaissez beaucoup de femmes qui supporteraient ça ?

21h30 : Arrivé sur la place de la Liberté, je constate que le prochain bus pour Lambézellec est annoncé pour dans une demi-heure… Excédé, je laisse échapper un « merde » tonitruant qui me vaut les remontrances d’une jeune passante. Je ne réplique pas et me retire sous une arcade pour m’abriter de la pluie et éviter d’avoir à improviser un exposé sur le syndrome d’Asperger. S’il est déjà si difficile de rentrer chez soi à cette heure-ci, imaginez ce que ça aurait été si j’avais attendu la fin du concert ! Je jure solennellement de ne plus jamais m’aventurer seul à Kergaradec après vingt heures !

22h30 : Enfin rentré, je me renseigne pour savoir s’il n’y a pas une solution pour que je puisse rentrer du Mac Orlan demain soir malgré la grève des bus. Bien entendu, il n’y en a pas… Encore une journée où j’ai eu l’occasion de sentir tout le mépris dont font l’objet les gens qui ne peuvent (ou ne veulent) pas passer le permis de conduire. Je me dis que malgré mes prétentions, personne ne m’attend, personne n’a besoin de moi et pour la société, je ne suis qu’un moins que rien. D’une humeur suicidaire, je me couche.

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