Le journal du professeur Blequin (198) Il faut savoir rire de soi

Lundi 2 mai 

22h30 : J’ai pris beaucoup de retard dans mes projets : j’en suis donc encore à finaliser quelques dessins quand la nuit est déjà tombée. Mais je ne suis pas le seul à veiller dans le quartier, comme en témoignent les détonations qui résonnent – et dont je ne rate rien car j’ai laissé la fenêtre ouverte. Si c’est un feu d’artifice tiré sans autorisation, c’est grave ; si ce sont des tirs au mortier, c’est encore pire… Les gros cons vont à nouveau réclamer plus de flics et plus de caméras de surveillance, mais ils se trompent lourdement : ce qu’il faut, c’est moins d’imbéciles, c’est tout !

Mardi 3 mai

20h40 : Vous connaissez le cliché du coup de téléphone qui arrive au plus mauvais moment, par exemple quand vous êtes aux toilettes ou sous la douche, et qui vous fait rater un entretien que vous sollicitiez pourtant avec ardeur ? Et bien ce n’est pas un cliché : ça m’est arrivé deux fois aujourd’hui et, à chaque fois, c’était un coup de fil que j’attendais depuis des semaines… Malgré la démultiplication des moyens de communication, nous continuons à vivre les mêmes gags idiots que nos grands-parents, au temps où les téléphones avaient encore un cadran rotatif : encore une bonne raison de douter de la notion de progrès en général et de l’utilité réelle des NTIC en particulier…

Mercredi 4 mai

12h20 : Avant de me rendre à la fac où doit se tenir un séminaire sur le thème « tabou-provocation », je déjeune à la friterie où j’ai mes habitudes : deux jolies petites filles sont assises à la table située en face de la mienne et semblent me regarder avec obstination. Je me demande ce que je dois avoir de si fascinant pour ces charmantes fillettes ! C’est en me rendant aux toilettes, après mon repas, que j’ai l’explication : j’ai un gros bouton blanc sous la lèvre inférieure… La vérité ne sort pas que de la bouche des enfants : de leurs yeux aussi !

13h15 : En attendant le début du séminaire, je déambule dans la faculté, quasiment vide d’étudiants : les cours ont pris fin, c’est la période des examens… Je retrouve tout de même une prof de psychologie, spécialiste de l’autisme, et je saisis l’occasion pour tailler une bavette avec elle : j’ai conscience de ma chance de compter parmi mes fréquentations des gens qui ont suffisamment de connaissances sur mon handicap pour trouver les mots qu’il faut quand j’en ai besoin. Tous les autistes ne peuvent pas en dire autant…

14h : Début du séminaire, organisé par des doctorants du laboratoire auquel je suis rattaché. Les jeunes organisateurs ont beaucoup de mal avec la visioconférence. Car oui, il y a une intervenante qui parlera à distance et au moins une demi-douzaine de personnes qui assisteront aux débats dans les mêmes conditions. Je pensais qu’on renoncerait à ce dispositif une fois que le plus dur de la pandémie serait passé, mais je t’en fiche : puisqu’on a trouvé une nouvelle occasion de se compliquer un peu plus la vie, pourquoi s’en priver ? C’était déjà pénible de faire face aux caprices de la projection, on y a ajouté ceux de la visioconférence, histoire de pourrir encore davantage la vie des chercheurs… La pandémie nous aura fait acquérir de bien mauvaises habitudes, et je suis prêt à parier que la gêne occasionnée ne sera comptabilisée dans aucun bilan !

A propos de tabou…

17h : Le séminaire a pris fin : comme j’envisage d’écrire un livre sur la notion de provocation, je pensais que cette manifestation me donnerait de nouveaux éléments de réflexion, mais je n’y ai trouvé que des exemples supplémentaires que je n’exploiterai probablement pas… La faute n’incombe ni aux organisateurs ni aux intervenants : c’est moi qui suis venu pour de mauvaises raisons, je devrais pourtant savoir que le but premier d’un séminaire de doctorants est de permettre à ces derniers de communiquer les résultats de leurs recherches, en lien plus ou moins direct avec une thématique donnée, et non pas de proposer une réflexion fondamentale sur ladite thématique. De surcroît, personne n’a démérité : non seulement le séminaire s’est déroulé dans les temps malgré les difficultés techniques mais, par-dessus le marché, la première communication portait sur un jeu vidéo, et réussir à m’intéresser à un sujet pareil relevait de l’exploit !

18h : Voilà plus d’un mois que je n’étais plus venu au cours du soir : heureusement, les choses se sont goupillées de telle façon que je ne perds pas le fil en revenant. Nous travaillons sur notre dernier projet de l’année : voyant la tournure que prend mon travail, la prof me suggère de renoncer à le colorier et de me contenter de stries et de pointillés pour suggérer des nuances ; je me rends vite compte qu’elle a raison… Voilà des années que je me bats avec les matériaux les plus divers pour coloriser mes dessins, tout ça pour finalement réaliser que la couleur n’apporte presque rien à mon trait ! Et il y a encore des cons pour dire que les artistes ont la vie facile…

20h20 : J’arrive au Café de la plage pour la soirée Mic Mac, avec la ferme intention de proposer mes services de caricaturiste et de monter sur scène pour proposer quelques slams. Mais pour l’heure, l’arrière-salle est presque vide : il fait encore jour, tout le monde est en terrasse… Léger avantage : je n’ai pas de mal à trouver une place pour m’installer avec mon matériel. Inconvénient majeur : je ne suis pas sûr d’avoir des clients… Je vais finir par prendre définitivement le printemps en grippe !

21h : La salle se remplit peu à peu, au fur et à mesure que la température baisse à l’extérieur. Après le tour de chant inaugural de Mequi, le grand ordonnateur de cette scène ouverte mensuelle, je suis convié à interpréter mes textes : je propose « Blues », « Sex symbol junior » et, surtout « Bernie-la-matraque » qui fait son petit effet ; je ne suis pas le seul à détester Bernadette Malgorn, loin de là !

A gauche : Claire Morin.
A droite : Mequi Zlobic.

22h : La soirée est déjà bien avancée ; j’ai eu quatre clients, ce qui est plus qu’honorable sur un événement qui n’est pas dédié aux arts plastiques. Parmi tous les artistes déjà passés sur scène, outre mon amie Claire Morin qui est fidèle à elle-même, j’ai deux chouchous : Carlos, le chanteur espagnol, et surtout, la jeune Morgane qui a ému toute la salle, moi le premier, avec son interprétation des « Charognards », une des plus belles chansons de Renaud, malheureusement toujours d’actualité quarante-cinq ans après sa sortie – on la croirait écrite aujourd’hui ! J’ai aussi retrouvé une ancienne collègue d’étude, en l’occurrence une jeune femme qui était en prépa littéraire à Kerichen en même temps que moi : aujourd’hui, elle donne des cours d’anglais à des prisonniers et elle joue de la basse… Les classes préparatoires, ça mène à tout à condition d’en sortir ! Mais surtout, j’ai aperçu un téléphone portable encore plus obsolète que le mien : ça soulage, de voir que je ne suis pas seul à refuser le diktat du smartphone !

23h : L’heure de rentrer est venue, je suis dans le bus : à l’arrêt de la rue Camille Desmoulins, un type manque de tomber, son copain le rattrape de justesse avant de monter avec lui dans le véhicule et de l’installer juste derrière moi… Je ne peux m’empêcher d’avoir quelques sueurs froides mais, heureusement, il est trop bourré pour lever le petit doigt… Je me plains souvent de la façon dont sont gérés les transports en commun, mais je ne cesserai jamais de répéter à quel point ils sont indispensables, ne serait-ce parce qu’ils évitent à des types aussi éméchés de conduire eux-mêmes !

Jeudi 5 mai

11h30 : Après avoir fait mon ménage comme chaque jeudi matin, je relève mes mails : dans le tas, il y a un message d’une maison d’édition que j’avais jointe l’année dernière. Je m’attends à la litanie habituelle : « Malgré ses qualités, votre projet n’a pas retenu notre attention’ et tout le tralala. Surprise : ils me disent que ce que je leur avais envoyé les intéresse et demandent à s’entretenir avec moi par téléphone ou en visioconférence ! Si vous ajoutez à ça que je ne rentre jamais bredouille des bars où je viens faire le caricaturiste et que j’ai déjà fixé avec une asso de mon quartier une conférence que je ferai à la fin du mois moyennant finance, vous comprendrez que je me sens en droit de penser que la chance me revient ! C’est dingue, tout s’arrange, tout va mieux… C’est pourtant Macron qui est président !

Vendredi 6 mai

10h : Je fais les courses en grand : le marché, la supérette, le magasin Artéis et la pizzeria pour le repas du soir… Avec mes deux sacs et mon cabas, tous pleins à bloc, je ne peux m’empêcher d’avoir un peu honte, je dois ressembler à tous ces gros beaufs consommateurs dont je me suis si souvent moqué. Pour ne rien arranger, afin d’être libre de mes mouvements, je fais ce marathon en tenue de joggeur : pendant le confinement, je mettais un point d’honneur à sortir en costume de scène afin de préserver ma dignité, mais aujourd’hui, je n’ai plus de raisons d’en faire autant. J’ai souvent dit que nous avions tous un côté Bidochon : aujourd’hui, le mien doit être particulièrement visible !

19h30 : Brève sortie pour aller chercher la pizza commandée ce matin. Je vois deux types se croiser en coup de vent et se serrer la main : rendez-vous dans une semaine pour voir si ce geste irresponsable aura provoqué une hécatombe dans mon quartier ! Ironie mise à part, il est tout de même réconfortant de constater que certaines pratiques ont survécu à la pandémie : rien que pour ça, je me dis que si tout ce bazar n’avait effectivement été (comme certains le croient dur comme fer) qu’un complot destiné à faire disparaître la convivialité de nos sociétés et à robotiser les rapports humains, le moins qu’on puisse dire est que c’est un peu raté… Mais, bien sûr, ça ne fera pas taire ces imbéciles de complotistes pour autant !

Samedi 7 mai

10h15 : Bref passage à Guilers pour récupérer quelque bricoles à la maison de mes parents (qui sont une nouvelle fois absents) : revenir sur les lieux où j’ai grandi ne me procure aucune émotion, je me sens le cœur aussi tranquille et sec que si j’étais parti la veille. Cela dit, quand j’en profite pour passer au centre socioculturel, dont j’étais jadis un familier, afin d’y placarder une affiche, je réalise tout de même à quel point le temps a filé : personne ne m’y reconnaît… A la limite, ça me donne une raison supplémentaire de ne pas m’attarder !

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