Avant de se marier, Eliane avait travaillé une dizaine d’années. Elle était brillante. Elle avait obtenu un poste important au Service de Presse du Marché Commun. Elle avait gagné tant d’argent qu’elle avait pu s’acheter un appartement à Paris et le meubler élégamment. Mais quand elle rencontra l’homme qui devait devenir son mari, celui-ci était un pauvre type. Non seulement il était sans travail, mais il avait eu des ennuis avec la justice. Cependant Eliane était douée de sentiments quelque peu maternels envers les représentants du sexe dit fort. Elle ne voulait à aucun prix devenir un fardeau financier pour celui qu’elle choisirait. Il fallait qu’elle soit, pour son compagnon, un refuge et un soutien, c’est pourquoi elle voulut sauver Sébastien. Comme il avait tout de même quelques diplômes, elle réussit à le faire entrer aux Nations-Unies et, grâce à elle, il obtint une belle situation à la F.A.O. Dès lors, enthousiasmée, elle prit des décisions rapides. Elle vendit son appartement et ses meubles, donna à Sébastien presque tout l’argent de la vente, l’épousa, et ils s’installèrent à l’hôtel. De plus, elle renonça à son travail. Elle avait trente ans, âge où l’on peut encore cultiver des illusions. Le couple se rendit à New York où, après un bref séjour, Sébastien fut nommé dans une capitale d’Afrique de l’Ouest, au bord de l’Atlantique Sud. Eliane le suivit sans hésitation. Leur vie était agréable.
Un jour, son mari lui annonça :
« Je pars pour New York en mission. C’est pour un court séjour et ton voyage n’est pas payé. Mais tu es bien installée ici, le pays est tranquille et tu ne risques rien. Tu as d’ailleurs un bon chien de garde, d’excellents domestiques, des amis. Je serai bientôt de retour. »
Eliane ne fut pas étonnée outre-mesure de cette nouvelle et elle le laissa prendre l’avion.
Une fois absent, il ne lui donna plus aucun signe de vie. Le temps s’écoula sans qu’elle reçut une seule lettre, ni un coup de téléphone. Il avait mentionné un voyage de quinze jours et sa disparition se prolongeait. Eliane, en raison du passé de Sébastien, n’avait aucun désir d’alerter la police. Elle s’informa auprès des Nations-Unies. Après plusieurs heures d’attente, elle obtint la communication, mais on la renvoya de bureau en bureau. Enfin ce qu’elle apprit, loin de calmer son angoisse, la poussa au paroxysme, car on lui répondit comme si Sébastien n’avait jamais existé, alors qu’il avait travaillé sept ans chez eux. Ce ton d’indifférence voulait dire qu’il était devenu quantité négligeable et qu’il ne les intéressait plus.
« Nous ne savons pas où il est, nous ne pouvons rien dire. »
Et comme elle insistait, demandait son adresse :
« Vous aurez des nouvelles en temps voulu. »
Point final. La communication était coupée.
Il avait dû faire des bêtises ! Peut-être qu’il avait perdu sa situation et n’osait pas le dire.
Mais quelles journées elle passait et quelles nuits… Que d’hypothèses tournaient sans fin dans sa tête sans apaiser son esprit le moins du monde ! C’est à ce moment-là que lui revinrent en mémoire les recommandations de ses parents qui ne voulaient pas de ce mariage pour elle. À aucun prix ! Elle n’en avait fait qu’à se tête et depuis, elle avait eu le malheur de les perdre, tous deux ayant été tués dans un accident d’auto. Accablée par l’incertitude, Eliane commençait à se demander si ce n’étaient pas eux qui avaient eu raison.
« J’ai peut-être commis une folie. Je connaissais déjà sa faiblesse quand je l’ai épousé, mais j’avais l’espoir de le sauver. J’ai été séduite par son charme, sa beauté, son assurance, pourtant j ai vite compris, une fois mariée, que c’était celle d’un beau parleur. Et puis il a été si fier d’avoir sa situation qu’il est devenu orgueilleux et autoritaire. Je m’y suis pliée comme à un jeu car dans le fond, je savais bien que c’était moi la plus forte. Et maintenant je risque de me trouver démunie ! »
Mais la passion l’avait aveuglée, et tout en l’accusant, elle continuait à l’aimer. Elle était hantée par les souvenirs de ses gestes, ses regards, ses attitudes, son élégance. C’était une femme dont l’ardeur et les sentiments combattaient la raison. Pour rien au monde elle n’aurait voulu le perdre.
Depuis son départ, elle ne voyait plus personne. Elle osait à peine aller à la plage, car dans ce petit groupe d’Européens, tout le monde se connaissait et se parlait. Eliane était une jolie blonde dans l’épanouissement de la trentaine. Elle avait peur que des hommes, la voyant seule, ne deviennent entreprenants, se disant que le mari ne reviendrait jamais. Elle restait donc dans son jardin ou sur sa terrasse, en compagnie de ses boys.
En ce qui concerne les Africains, elle en avait rencontré lors de réunions mondaines, ne parlant jamais avec eux que de la pluie ou du beau temps. Ces cocktails des milieux diplomatiques étaient fastidieux et par prudence, elle était restée distante.
Mais il y avait un Noir avec qui, pourtant, elle se sentait à l’aise et se plaisait à converser. C’était tout simplement son chauffeur Edmond. Un si brave type ! Et il pouvait lui faire un peu comprendre la mystérieuse Afrique.
« Moi, voyez-vous, lui disait-il tout en conduisant pour l’emmener au marché, j’ai été au lycée jusqu’en seconde, j’étais d’ailleurs dans la classe du Président de la République actuel. » Edmond était un chauffeur distingué, il pouvait avoir vingt-cinq à trente ans.
« Eh bien, quand j’étais élève, poursuivit-il, je croyais à ce que l’on m’enseignait, aux mathématiques, à la logique, au règne de la raison. Or un jour, j’ai voulu faire part de mes opinions à mon père. Tout ce que vous racontez, vous les Anciens, lui ai-je dit, tout ce qui est fantastique et surnaturel, moi, je n’y crois pas… Mon père n’a rien dit, mais il a pris une poignée de paille munie de longs brins et il en a fait une tresse. Soudain, j’ai vu cette tresse se changer en serpent. Le reptile paraissait bien vivant et j’ai eu peur. Alors mon père a fait un geste et il n’y eut plus que de la paille… Mais depuis ce jour-là, je n’ai plus douté… »
Pendant qu’ils roulaient tous les deux le long de la plage bordée de cocotiers, Eliane aimait écouter son chauffeur en veine de confidences. Il l’amusait.
« Un Africain qui ne croit pas aux fées, disait-il, cela n’existe pas. Ils y croient tous. Les fées existent, mais elles vivent loin des villes, car elles ont horreur du bruit des moteurs. Mon père en a vu, car c’est un grand chasseur qui s’aventure loin à l’intérieur du pays. Un jour, il a aperçu un troupeau de phacochères qui défilaient un par un et, sur le dernier de tous, une fée était assise à califourchon. »
Edmond poursuivit tranquillement :
« Mon père est devenu médecin, mais croyez-moi, il n’a pas eu besoin de faire sept ans d’études. Un jour qu’il était à la chasse, il s’est assis sous un arbre et s’est assoupi. Les fées sont alors venues doucement et lui ont donné des dons. »
Puisqu’une telle intimité s’était établie entre Eliane et son chauffeur, jeune et beau Noir, toujours parfaitement correct, la jeune femme ne lui cacha pas sa situation et son angoisse. Deux mois s’étaient maintenant passés et rien de nouveau n’était survenu depuis la disparition de son mari. Sébastien ! Elle l’appelait jusque dans ses songes. Une nuit elle rêva que des mains de femme aux ongles rouge sang fouillaient une valise parmi des vêtements neufs. C’était ceux de son époux. Ce fut une impression affreuse. Eliane n’avait plus que Sébastien. Elle se demanda le lendemain si elle ne devrait pas vendre toutes ses possessions et retourner en France. Pas question d’aller chez sa belle-mère, avec laquelle elle ne s’entendait pas.
En Afrique, Sébastien, qui avait accepté son argent, s’était ouvert un compte sans même lui accorder la signature. Elle n’avait pas soulevé la moindre protestation.
Elle était si indulgente, si généreuse. Elle aurait voulu le couvrir d’or, tout lui donner. Il lui avait semblé qu’avec lui, elle n’aurait plus jamais besoin de rien.
Tandis qu’elle atteignait le paroxysme de ses cruelles angoisses, Edmond vint à son secours. Il lui donna un conseil catégorique :
« Il faut que vous alliez voir la Mammy. Elle seule peut agir. Elle dispose des services de la déesse de l’océan. »
Étant à bout de ressources, Eliane, sans croire toutefois à la déesse, se dit qu’elle ne risquerait rien à suivre cet avis. Il s’agissait d’une femme et non d’un sorcier, comme ceux que certains Européens n’hésitaient pas à consulter secrètement. En conséquence, elle donna l’ordre à Edmond de la conduire chez cette sorte de prêtresse noire.
Le lendemain matin, il l’emmena à quelques kilomètres des quartiers modernes, car la ville s’étendait très loin, dans une zone où le goudron n’existait plus, on ne rencontrait là qu’une infinité de cases en terre rouge, coiffées de tôle ondulée et, sur le sol en latérite, coulaient des ruisseaux infects au milieu des nids de poule de la route.
Quand, enfin, Eliane put descendre de voiture, elle dut pénétrer seule dans un vaste jardin. Sous les branches basses de buissons épais, luisaient à ras du sol les yeux noirs immobiles d’une énorme quantité d’animaux qui semblaient la dévisager, ce qui lui fit passer un frisson.
Des chèvres ! Au fond de nos campagnes, ne considérait-on pas ces bêtes comme diaboliques ? Idée stupide ! En obliquant sur la gauche, Eliane entra dans le potager. C’est là qu’elle aperçut une Noire un peu forte, courbée en deux et qui jardinait :
L’Africaine se redressa, un large sourire illumina sa physionomie, elle ouvrit les bras, saisit sa visiteuse et l’embrassa plusieurs fois en la serrant contre sa vaste poitrine. La jeune Française, qui ne pouvait reculer, lui rendit ses baisers, c’était la première fois qu’elle embrassait une Noire. Cette dernière parut satisfaite et se dirigea vers la maison pour aller chercher son fils qui lui servait d’interprète, car elle ne parlait pas un mot de français.
Il fut alors convenu d’un matin pour « la consultation ».
Ce jour-là, malgré la confiance communicative d’Edmond, devenu un vrai chevalier servant, Eliane ne pouvait se défendre d’une certaine appréhension. On l’introduisit dans une pauvre cuisine où elle dut se mettre pieds nus, comme à l’intérieur d’une mosquée. La prêtresse devait être considérée comme quasi-divine, car Eliane vit une autre Noire baiser le seuil de la pièce avec les plus grandes marques de respect.
La jeune femme s’assit en face de la Mammy, avec le fils de cette dernière à sa droite. L’officiante revêtait cette fois un air grave et solennel, on la sentait imprégnée de son importance. En préambule, elle expliqua à Eliane ce qu’elle allait faire. .
« Je vais interroger votre mari, dit-elle, il sera obligé de répondre à toutes mes questions, mais pendant ce temps-là, il ne s’apercevra de rien. »
Eliane, étonnée, comprit que ce serait le subconscient de son mari qui répondrait, « mais, se dit-elle, le mot subconscient est inconnu de cet interprète ignare ».
Pour inaugurer la séance, la Mammy leva le bras et agita une sonnette, sans doute en imitation des rites de l’église catholique. Au même moment son visage se transforma, elle prit un air enchanté.
« La mer, la mer, dit-elle oh, quelle grande ville, quelles grandes maisons avec le soleil qui brille dessus, il y a beaucoup de petits Noirs, ils jouent au football, quel beau pays… »
Un petit moment s’était écoulé pour permettre à la Mammy de faire le voyage par la pensée et de se rendre aux États-Unis.
« Votre mari, dit-elle ensuite, ne va plus au bureau… Il est tout le temps avec une femme brune… Ils voyagent en auto… Ils vont très loin… Ils ont niqué souvent, bafouilla l’interprète.
Quelle honte, pensa Eliane, d’entendre cet imbécile bredouiller de telles choses dans son français indécis. Son sentiment d’humiliation s’accroîssait du fait qu’elle était pieds nus dans ce misérable décor.
« Mais, poursuivit la voyante, votre mari n’a jamais tué personne… »
« Il n’aurait plus manqué que cela ! » Tel fut le commentaire intérieur d’Eliane.
« La femme n’est plus là, traduisit le noir, lui, il est au bistrot, il joue aux cartes. Il perd beaucoup d’argent, il boit. Votre mari, dit la Mammy d’un ton pressant, vous demande pourquoi vous l’avez appelé et ce que vous avez à dire. Il n’y a plus beaucoup de temps… »
Bouleversée, Eliane avait perdu son sang-froid. Elle se sentait incapable de trouver une réponse. Seulement, elle avait reconnu l’autorité de son mari, sa façon de parler, c’était bien son style.
La séance se terminait, le contact était rompu.
« Il faut faire le sacrifice d’une chèvre, dit la Mammy, et sa vie reviendra. »
Cette fois, c’en était trop.
« Je ne peux pas faire de sacrifice, dit Eliane, c’est contre ma religion, mais je ferai un cadeau d’argent. »
La Mammy opina du chef puis demanda à Eliane, qui avait toujours son appareil sur elle, de la photographier. Elle paraissait complètement indifférente à ce qu’elle venait de révéler. Elle s’installa dans le jardin, entre deux amies, sur un siège surélevé comme un trône et parut ravie quand l’éclair du flash se déclencha.
C’était fini, Eliane revint chez elle.
Quelques jours plus tard elle rêva à Sébastien. Il lui sembla le retrouver, être en face de lui.
« Que Jésus te guide », lui dit-elle.
À plusieurs reprises, le même rêve se renouvela, et, à chaque fois, Eliane prononçait une phrase du même genre :
« Que Dieu te ramène ! »
Très peu de temps plus tard, il revint tout penaud. Ses yeux étaient cernés, ses traits tirés, ses habits chiffonnés. Il était moins beau que d’habitude. La vie l’avait marqué. Il avait perdu beaucoup d’argent au poker. La femme avec qui il avait voyagé l’avait abandonné. Il se trouvait sans situation.
Mais dans le délire de sa joie, dans le bonheur de le retrouver, Eliane lui pardonna tout. D’ailleurs ils étaient jeunes, ils avaient des capacités, ils pourraient refaire leur vie.
Sur ces entrefaites, la prêtresse apparut en songe à Eliane, l’air très heureux. La jeune Française voulut exprimer sa reconnaissance à sa bienfaitrice et elle lui baisa la main.
Alors la Mammy lui dit :
« C’est un secret venu d’Abraham. »