A propos de la « patrimonialisation » des remparts de la ville de Brest…

Amis messins, bonjour ! Je vous écris depuis la pointe de Bretagne où nous avons en commun avec vous d’avoir un bâtiment dédié à l’enseignement supérieur ; vous avez l’école d’ingénieur, dont l’installation sur l’île où vivait le Graoully a condamné ce malheureux monstre à mourir de faim pour cause de carence en vierges (ce fait m’a été rapporté par mon père qui y a passé ses jeunes années), nous avons la faculté de lettres et sciences humaines Victor Segalen qui brille davantage pour l’excellence des chercheurs qui y travaillent (et je ne dis pas ça parce que j’y suis étudiant) que pour son esthétique architecturale – on aurait mieux fait de laisser l’architecte dans sa Sicile natale… xénophobie ? Pas du tout, on est vraiment allé le chercher là-bas ! Mais bon, ce n’est pas le sujet.

De quoi je vous parlais ? Ah oui, de l’excellence des chercheurs de la fac Segalen… Il se trouve donc que l’année dernière, une des honorables chercheuses de cette faculté, madame Barbier, notre vénérable doyenne, a demandé un certain nombre d’étudiants, dont je faisais partie, de taper un article tournant autour de la notion de « patrimonialisation », terme barbare (s’il en est) désignant l’ensemble des pratiques par lesquelles une pratique, un bâtiment, un paysage ou tout autre schmilblick finit par devenir un élément à part entière du patrimoine d’un pays, d’une région, d’une ville voire d’un quartier ou d’un appartement. Alors je me suis dit : pourquoi aller chercher très loin quelque chose qu’on a sous la main ? J’ai donc mené ma petite enquête sur ce quelque chose, en l’occurrence les fortifications de la ville de Brest. Pour la petite histoire, cet article m’a valu une bonne note mais n’a jamais pu être publié où que ce soit malgré le désir de madame Barbier. Alors, histoire que ce ne soit pas perdu, j’ai réécrit cet article avec le ton habituel de mes prestations sur ce webzine. Ces remparts avaient été bâtis par Vauban à la fin du XVIIe siècle pour protéger le site stratégique de Brest contre d’éventuelles attaques terrestres ; aujourd’hui, quand on compare la superficie actuelle de l’agglomération brestoise avec celle qu’elle avait quand elle se tenait encore sagement dans ses remparts, ceux-ci font peine à voir, n’étant plus que quelques vestiges visibles à proximité de la Place de la Liberté, c’est-à-dire en plein centre-ville… Les voilà donc investis d’une mission radicalement différente de celle pour laquelle ils avaient été érigés, à savoir non plus défendre la ville elle-même mais plutôt son histoire, et faire ainsi mentir le poète pour lequel Brest est une ville « dont il ne reste rien ».

J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’interroger à ce sujet l’historien brestois Alain Boulaire, qui m’a répondu tout de go, quand je lui ai demandé si la carence en traces du passé de la ville de Brest ne lui posait pas trop de problèmes dans son travail, ceci : « Alors déjà, il reste plus de choses qu’on ne le croit. C’est d’ailleurs un de mes engagements en tant que citoyen de remettre en valeur les lieux qui ont cette valeur symbolique comme les remparts de Quéliverzan ou la porte Saint-Louis. Quand on prend la peine de regarder ce qui reste, on voit qu’il reste pas mal de choses ». Comme j’avais interrogé monsieur Boulaire largement avant que je ne fasse mon enquête sur les fortifications, j’ai pu prendre un peu de recul sur cet entretien et je me suis donc posé la question de savoir si les Brestois prenaient justement au moins la peine de regarder ce qui reste entre deux braillements à la gloire du Stade Brestois – il parait qu’on a gagné quelque chose mais, quoique natif de Brest, je n’ai toujours rien reçu, ça a dû se perdre dans le tri… mais je m’égare.

Donc, les Brestois prennent-ils la peine de regarder les vestiges de leurs fortifications ? Ce serait la moindre des choses, pour une fois qu’un architecte travaillant à Brest n’a pas trop bâclé son boulot en imbriquant savamment ces vestiges dans le complexe architectural moderne du centre ville, donnant ainsi l’occasion aux habitants de se représenter concrètement un peu du passé de leur cité du Ponant. Et puis cela donnerait raison à Alain Boulaire que j’ai pu interroger à nouveau en posant précisément la question de la mise en valeur des remparts ; il m’a en effet répondu, avec son enthousiasme habituel : « Il est important de valoriser à Brest des éléments de fortifications qui, en eux-mêmes, n’ont rien d’exceptionnel mais relient le présent au passé : c’est pourquoi je suis, par exemple, si content d’avoir contribué à la mise en valeur des éléments de la place de la Liberté (square Mathon) parce que la prise en compte architecturale des vestiges de la porte Saint-Louis, avec leurs pergolas, les bancs et les allées, voient cohabiter des personnes âgées, les étudiants de Segalen ou les gens qui sortent du multiplexe Liberté ! » Est-ce à dire que la ville de Brest, rendue exsangue de son passé par la seconde guerre mondiale, se réconcilierait avec elle-même grâce aux vestiges de ses remparts ? Pas sûr…

D’abord, la ville n’a pas toujours porté ses fortifications dans son cœur : au XIXe siècle, elles étaient perçues comme un obstacle pour le développement économique de la ville ; à la décharge des Brestois de cette époque, il est vrai que deux portes seulement (celle de Recouvrance et celle de Landerneau), ce n’était pas beaucoup… Voilà donc pourquoi une troisième, la porte Saint-Louis, fut percée, ce qui était déjà un progrès, mais sans plus. Au siècle suivant, en 1902, la ville avait de toute façon débordé de ses remparts depuis longtemps, rendant ces derniers parfaitement inutiles en l’état ; les officiels, le président de la République Émile Loubet en tête, avaient d’ailleurs sérieusement envisagé de les abattre sans aucun état d’âme ; vous me direz que les brestois, à l’époque, ne pouvaient pas se représenter l’intérêt patrimonial de leurs vieilles fortifications. D’accord, d’accord…alors comment explique que les Brestois étaient si enthousiasmés, en 1852, par le projet de pont sur la Penfed qui, si j’en crois Christine Berthou, révélait « une sorte de complexe d’infériorité des Brestois qui déplorent constamment l’absence de monument susceptibles d’attirer les étrangers dans leur ville » ? Ils avaient les murailles sous la main, qui auraient pu répondre à ce complexe d’infériorité, et ça ne leur est pas venu à l’esprit de les mettre en valeur : ils les ont même arasés sans aucun remords pendant la reconstruction après la seconde guerre mondiale !

Il ne faut cependant pas mettre tous les Brestois dans le même panier : un certain nombre d’habitants ont fait preuve d’un relatif attachement à leurs murailles, notamment les remparts de Recouvrance qui étaient assidûment fréquentés par les promeneurs avant la guerre ; ceci explique probablement le sentiment de privation engendré par la destruction de la ville, mais ça n’a pas encore suffi à ce que les Brestois adoptent ce qui leur restait de leurs fortifications comme les Parisiens ont fini par adopter la Tour Eiffel. Tout d’abord, la prise en compte architecturale de ces vestiges ne s’est pas faite du jour au lendemain et encore moins sans heurts ; il faut dire qu’elle doit beaucoup à l’accidentel car leur découverte n’a eu lien qu’en 1997, tout à fait par hasard, au cours du chantier de remodelage de la place de la Liberté. La première idée de l’architecte, Bernard Huet, fut de les enfouir définitivement pour qu’ils n’entravent plus la concrétisation de son projet ! Comme quoi, l’architecte Anglaigus dans l’album d’Astérix « Le domaine des dieux » n’est pas sorti de l’imagination du scénariste… La Direction régionale des Affaires culturelles a dit « Niet », et Huet dut revoir ses plans de façon à tenir compte de ce passé qui resurgissait comme un poil qui viendrait faire buter le rasoir. Les élus, pourtant les premiers d’habitude à fanfaronner dès qu’il y a du nouveau en ville, n’en firent cependant pas état et ont combiné l’inauguration des vestiges avec une célébration devant le monument aux morts (car il y a un monument aux morts et il est difficile de le louper) sans la pompe habituellement due aux inaugurations pontifiantes comme les politiciens savent si bien en faire. À croire que cette résurgence surprise des remparts était une nouvelle provocation d’un passé dont on croyait avoir fait table rase. Et pourtant…

Et pourtant, ce n’était pas faute, ce la part, des Brestois, d’avoir besoin que l’on fasse droit au passé de la ville après une reconstruction morose voire bâclée pour beaucoup : le retour des remparts aurait donc dû leur permettre de renoncer au dénigrement systématique de leur ville en tant que ces vestiges évoquent directement l’histoire de cette dernière et que leur intégration dans un complexe urbain encore neuf réconcilie la ville non seulement avec son passé mais aussi avec son présent, celui-ci ne se résumant plus désormais à une reconstruction qui aurait laissé la ville exsangue de son histoire. J’ai bien dit « aurait dû » : à l’office du tourisme de Brest, on m’a avoué mettre l’accent de préférence sur le château (car il y a un château) et la tour Tanguy ; ce sont d’ailleurs les deux édifices représentés sur la médaille souvenir mise en vente à l’office. L’existence des remparts n’est mentionnée aux touristes qu’en second lieu, comme si les fortifications ne jouaient qu’un rôle secondaire dans l’a culture brestoise…ou plutôt encore secondaire : la redécouverte des remparts et leur mise en valeur sont, il faut le reconnaître, des faits encore trop récents pour achever de panser les blessures identitaires de la cité du Ponant.

Dès lors, que dire de la mise en valeur concrète de cet élément patrimonial ? Je suis allé voir sur place, au square Mathon, à Brest, où, devant pelouse, bancs et massifs de fleurs, subsistent les vestiges des fortifications ; la circulation, pour les piétons, y est si facile que l’on a du mal à croire que se situait là, jadis, l’entrée de l’agglomération brestoise, corsetée entre de hautes murailles surveillées de près par l’armée. On note cependant que l’intégration des vestiges au centre de la ville grâce à la situation du square Mathon, dans le prolongement de la place de la Liberté, opère un transfert sémantique intéressant : originellement prévues pour se situer à l’entrée de la ville, les fortifications se situent désormais en leur centre, ce qui leur donne une importance symbolique nouvelle. Elles ne sont plus là pour défendre Brest contre l’ennemi extérieur mais pour défendre l’histoire de la cité à l’intérieur même de cette dernière. En face de ce qui reste de la porte Saint-Louis, une borne avec le plan en relief de la ville avant la guerre, lui-même protégé par une vitre sur laquelle on peut voir un plan en deux dimensions de l’agglomération dans sa configuration actuelle. L’observateur peut donc comparer et se représenter concrètement le passé, d’autant plus que sa situation est clairement signalée par un point noir : la volonté d’établir le lien entre le passé et le présent est indéniablement manifestée. La carte de l’agglomération brestoise d’aujourd’hui porte ce texte : « VESTIGES DE LA DEMI-LUNE DE LANDERNEAU ET DE LA PORTE SAINT-LOUIS. Dès la fin du XVIIème siècle, Vauban donne au tracé des fortifications de Brest son aspect définitif. L’enceinte de la ville est percée de deux portes : celle de Recouvrance et la porte de Landerneau qui ouvre sur la route de Paris. En 1821, une nouvelle porte, symétrique de celle de Landerneau, est créée. Elle prit le nom de porte Saint-Louis. » Ces quelques mots ont l’intérêt de raconter l’histoire des murailles et de la cité en peu de mots et avec un net souci de pédagogie. Pour ce qui est de la porte Saint-Louis elle-même, il n’est plus question d’une porte à proprement parler mais plutôt d’une plaque qui, une fois encore, est manifestement destinée à faire le pont entre le passée et le présent. La fonction de lieu de passage est donc maintenue, au moins sur le plan symbolique : la majeure partie de la plaque est occupée par le plan de la ville d’antan, fortifiée, tandis que le coin inférieur droit comporte cette mention : « La place de la Liberté et le square Mathon ont été inaugurés le 14 Juillet 1999. » Cela n’a l’air de rien, mais si le souvenir du jour de l’inauguration du square Mathon rencontre le souvenir du Brest d’avant-guerre, c’est qu’il y a un authentique désir d’intégration de la ville contemporaine à l’histoire de la cité ; la destruction de Brest pendant la guerre peut donc apparaître comme une rupture moins brutale qu’il n’y paraît, puisqu’une continuité dans le parcours historique de la ville se trouve instituée, ce qui est probablement tout le sens qu’il faut donner à l’intégration des vestiges dans un ensemble architectural moderne. Ainsi la ville n’est-elle plus irrémédiablement amputée de son passé.

Conclusion : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat » ! La cité du Ponant n’a fait que commencer à mettre en valeur les vestiges de ses fortifications, souvent en se faisant violence à elle-même ; en attendant, il y a bel et bien, sur place, des éléments concrets qui témoignent d’une volonté réelle d’intégrer les remparts au processus de construction d’une mémoire de la ville de Brest qui ne soit plus exsangue. Mais du point de vue de l’image que les Brestois ont de leur ville, tout reste à faite, et l’enthousiasme d’Alain Boulaire n’y changera rien. À moins que… À moins qu’il y ait moins, de la part des Brestois, de mauvaise volonté vis-à-vis de leur patrimoine qu’il n’y a d’incapacité de se prendre complètement au sérieux ; Olivier de Kersauson disait : « Peut-être parce qu’elle est exemple de grandes dynasties bourgeoises, la ville n’a pas pris de graisse, de double menton sur lequel on s’endort dans une autosatisfaction dénuée de toute remise en cause ». Peut-être, oui… Donc, une idée de slogan, comme ça, en passant, pour l’office du tourisme de Brest : « Visitez la cité du Ponant, ce n’est pas là qu’on vous prendra de haut ! »

Amis de Lorraine que l’histoire des autres régions, j’espère, n’ennuie pas, kenavo !

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