On devrait déclarer la vacance du pouvoir pendant que l’estivalier se fait rôtir la bedaine en matant les sirènes à Palavas-les-Flots, tant l’été et les congés payés permettent ordinairement au gouvernement de remplir chafouinement le Journal Officiel de mesures iniques sans que personne n’y trouve à redire. Toutefois, viennent l’automne pluvieux et la rentrée déprimante, et le touriste alangui se mue en protestataire patenté, comme c’est le cas aujourd’hui. Il se munit alors de ses calicots et de son porte-voix pour arpenter le pavé (au lieu de le jeter sur les ministères) et signifier au pouvoir que trop c’est trop et que pas assez c’est trop aussi.
Toutefois, non obstant le climat gris et humide qui est la constante de la rentrée syndicale octobériste, grèves et manifestations sont aujourd’hui d’une tristesse et d’un ennui presque aussi profond que le travail. Nicolas Sarkozy, à l’époque où il était encore dans « l’état de grâce » qui suit l’élection présidentielle, avait déclaré qu’aujourd’hui quand il y a une manifestation, personne ne s’en aperçoit. Il faut pardonner à un homme qui ne met jamais les talonnettes hors des VIIIè et XVIè arrondissements de Paris et dont la petite hauteur de vue limite le champ de vision, mais il faut reconnaître que le sempiternel trajet Nation-Bastille et les perpétuels slogans d’une imagination poétique dignes de Jacques Séguéla donnent aux farandoles syndicales des allures de cortège funéraire qui donnent autant envie de sauver des emplois et des acquis sociaux que de se fader l’intégrale de Didier Barbelivien. Ne cherchons pas seulement la désertion relative des défilés par les travailleurs dans la perte d’une journée de salaire et dans le désintérêt relatif pour certaines causes, et avouons également que jouer au solitaire sur son ordinateur pendant un débrayage est aussi distrayant qu’une manif. D’ailleurs, nombre d’organisations qu’il faut plutôt rechercher dans le monde associatif que dans les centrales syndicales ayant pignon sur rue ont fait le même diagnostic, et ont introduit cette donnée ludique dans leurs actions, qui en se promenant tout nu ou en se barbouillant l’épiderme, qui en distribuant des tartes à la crème aux pompeux cornichons, qui en organisant de joyeux happenings qui mettent de l’art dans leur courroux, comme le préconisaient dadaïstes, surréalistes et situationnistes, qui en permettant la gratuité des services plutôt que leur blocage.
L’anarchiste américaine Emma Goldman disait qu’elle ne voulait pas d’une révolution où on ne pourrait pas danser. Effectivement, danser au rythme des fanfares de la CGT qui jouent aussi faux qu’il est permis relève de la gageure. La dernière fois qu’une manifestation a vraiment fait peur au pouvoir, c’était en mai 68. Ce n’est pas pour rien que notre Président qui passe tant de temps dans les jupes d’Angela Merkel qu’il ne voit plus les manifs voulait liquider l’héritage de la plus belle grève du XXè siècle, et ce n’est pas pour rien non plus que la CGT qui passait à l’époque pas mal de temps dans les jupes du PC a honteusement trahi les espoirs de changement que portait ce soulèvement. Mai 68 fut un déferlement de slogans nouveaux et poétiques où l’humour supplantait l’idéologie, d’appropriation de l’espace public par l’image subversive, un bouillonnement intellectuel qui ne se contentait pas de réclamer les miettes du productivisme qui infeste encore la gauche, et un mouvement qui appartenait autant à ses initiateurs qu’à tous ceux à qui il plaisait de s’engager. La plupart des syndicats et des partis politiques furent totalement débordés par cette vague libertaire et autogestionnaire qui ne tolérait pas de discipline et qui voulait mettre l’élitisme à la portée de tous au lieu de pleurer sur le sort des travailleurs sans vouloir admettre qu’on n’est travailleur que huit heures par jour et qu’après on redevient un être humain. Idem des manifestations moins connues chez nous du campus de Berkeley en Californie, où le hippie en quête spirituelle cotoyait l’apprenti physicien dans une commune détestation de l’uniforme, qu’il soit kaki d’assassin ou bleu de travail. Tous ces évènements qui fleurissaient à la fin des années 60 connurent, sinon le succès, du moins un retentissement général dû au fait que personne ne les contrôlait, qu’elles portaient un projet alternatif plutôt que de se contenter de dire non, et parce que rien n’est plus insupportable pour un dirigeant quelconque que de voir qu’on s’amuse dans son dos.
Dans un prochain épisode, et puisque les rues pavées se font rares, nous inviterons les manifestants à jeter des livres aux CRS plutôt que des caillasses. Le temps qu’ils comprennent de quoi il s’agit, on aura déjà transformé l’Elysée en annexe des Beaux Arts.