« Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux. «
Pierre Simon de Laplace
Pendant qu’on s’écharpe sur la question de savoir comment une civilisation qui place la liberté, l’égalité et la fraternité par-dessus tout a pu donner naissance à Claude Guéant et à Nadine Morano, on parle un peu moins de la crise. D’ailleurs, selon le pas candidat à sa succession qui a une annexe de l’Elysée au Figaro et à TF1, la crise, c’est presque fini, et on va bientôt pouvoir ramener nos soldats d’Afghanistan pour qu’ils puissent exercer leurs talents mortifères en Syrie ou en Iran. Demandez au pékin moyen en Grèce ou en Espagne s’il partage la satisfaction de Sarkozy sur le travail accompli par l’Union européenne, et vous risquez de découvrir les réserves insoupçonnées de l’ornithologie et l’infinie variété des noms d’oiseaux.
Restons dans les battements d’ailes. Vous connaissez sans doute « l’effet papillon », qu’on résume grossièrement en disant qu’un battement d’aile de lépidoptère au Brésil peut déclencher une tornade au Texas. Cette métaphore du météorologue Edward Lorenz est une illustration de ce que les physiciens nomment la « théorie du chaos ». Justement, le Premier Ministre grec Papademos vient d’accepter un nouveau plan d’austérité de la troïka qui va finir de ruiner une Grèce déjà exsangue, provoquant la démission de membres de sa coalition (dont l’extrême-droite, bon débarras) et la colère de ses concitoyens qui ne peuvent déjà plus ni se loger ni se soigner normalement, à tel point qu’une simple boîte de cachets d’aspirine se vend au prix de la langouste grillée, et encore quand on trouve une pharmacie à même d’en pourvoir. Le chef du gouvernement a mis en garde contre le risque de « chaos incontrôlé » si le versement de l’aide européenne, subordonnée à l’austérité, n’arrivait pas.
Dans la mythologie grecque, Chaos était l’élément primordial d’avant la Terre, une sorte de bordel sans nom et sans gouvernement pour régler tout ça, et on le sait, l’Homme ne peut pas se passer de gouvernement, sans risque de redevenir une bête sauvage. C’est encore l’acception commune de ce terme. En physique en revanche, le chaos renvoie à un système dynamique déterministe qui comporte une ou plusieurs variables non prédictibles soumises à une sensibilité aux conditions initiales. Sans rentrer dans le détail, cette théorie trouve des applications en météorologie, comme dans l’exemple du papillon, en mécanique, et même en économie.
La petite variable instable dans le système, c’est ce que l’on appelle communément le hasard, qui est en réalité une toute petite cause qui peut avoir de grande conséquences. Or, la crise grecque ne doit rien au hasard mais est parfaitement endémique du système qui l’a produite. La fraude de Goldman&Sachs, qui a passé les comptes publics grecs aux cosmétiques lors de l’entrée dans l’Europe, la corruption des dirigeants, l’avidité des banques et des agences de notations prêtes à assassiner un pays entier pour faire plaisir à ses actionnaires, l’opportunisme et la lâcheté de Merkozy qui se servent d’Athènes comme d’un bouc-émissaire pour justifier leur nullité commune, ne sont en rien des erreurs de parcours, mais bien l’essence même du libéralisme économique.
On a dit plus haut que la théorie du chaos s’occupait des systèmes déterministes. Là encore, le parallèle (voire, le raccourci parce que je ne théorise pas, j’utilise une image) avec le discours de Papademos est aisé. Le Fillon grec appelle ses administrés à la « responsabilité ». La responsabilité, c’est le revers négatif du libre-arbitre, une fable qui sert à innocenter un système, qu’il soit politique, religieux ou philosophique, des dégâts qu’il a causé soi-même, qui a par exemple été bien utile pour légitimer des fadaises comme le pêché originel, ou le sens de la compétition qui serait inné chez l’Homme. Or, nous sommes pétris de déterminismes, qu’ils soient culturels, génétiques, socio-professionnels, liés à l’éducation ou à l’endroit où l’on naît. La liberté se construit justement à l’intérieur de ces déterminismes, avec ou contre eux.
Le discours de Papademos et des banquiers de l’Union européenne qui consiste à faire payer au peuple grec l’échec de leur politique et la faillite de leur système, en accusant les déshérités d’être paresseux et dispendieux, est une hypocrisie sans nom. La presse constate, (sous couvert d’une autre fable, l’objectivité, que beaucoup trop confondent encore avec la neutralité) et distille chichement les nouvelles de la place Syntagma en fonction de la hiérarchisation absurde de l’information basée sur les courbes d’audience. On consacre 10 minutes au Tournoi des Six Nations, on glose inlassablement sur la candidature de Sarkozy, on passe rapidement sur les dizaines de malheureux qui meurent de froid mais surtout de misère. En Grèce, il y aura bientôt 10 millions de pauvres, et dans un système éminemment instable comme le capitalisme banquier, la France ne s’en sortira pas sans égratignure. Le chaos est donc inhérent au monde comme la paupérisation est inhérente à un système économique qui croit pouvoir instaurer la fin de l’Histoire.
Et on espère que l’Histoire prendra bientôt la forme d’un gros pavé dans la gueule.