Une question me brûle la lippe, me taraude, et m’empêcherait presque de dormir si je ne m’astreignais pas une existence studieuse et monacale à laquelle je dois la fraîcheur de mon teint de jeune communiante et la brillante vigueur de l’abondante chevelure dont m’a pourvu Dame Nature en son infinie bonté. Et je ne vous parle même pas du reste, mais tout est l’avenant. Bref, passons sur mon corps, mais pas tous en même temps, et revenons-en à la question lancinante qui me tord la tripe.
Je me demande, je vous demande, et je demande aussi à Noam Chomski qui la référence en ce domaine: est-ce le mouvement de la langue qui influence la structure de l’esprit et de la pensée, ou sont-ce l’esprit et la pensée qui forgent le langage? Ou alors s’agit-il d’une savante interaction dans laquelle les papilles fongiformes, en léchant le cerveau, y ont trouvé un goût agréable, cependant que ce dernier tire de cette opération un plaisir qui le fait enfler comme un autre organe plus méridional d’un point de vue de la géographie anatomique, et s’encourage à aiguiser sa perception? Et pourquoi me posé-je des questions si futiles alors qu’il fait un temps pourri, que l’équipe de France de foot roule notre glorieuse nation dans la fange et la vergogne, et qu’Eric Raoult vient de prouver au monde médical ébahi que dans un AVC, le C n’est que de peu d’importance?
Alors voilà: la crise couve, et depuis le temps qu’elle couve, ses oeufs ont commencé à éclore, notamment en Espagne et en Grèce. Les poussins maléfiques de la finance saccagent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage, avec une préférence marquée pour les plus démunis d’entre les citoyens. Du coup, de plus en plus de monde se retrouve à la rue, et je ne serais pas autrement surpris si un glorieux imbécile se décidait à privatiser les trottoirs juste pour le plaisir de faire des bulles spéculatives et de les faire éclater sans autre forme de procès. Un thème majeur de la littérature américaine pourrait donc revenir à la mode: celui du hobo.
Le hobo (abréviation de Hoboken, de homeward bound, de homeless bohemia, on ne sait plus vraiment) désigne un travailleur sans domicile fixe qui, depuis le XIXè siècle jusqu’aux années 50, traverse les Etats-Unis en train et en fraude, vendant sa force de travail sur la côte ouest en été et revenant se geler les roustons dans l’est en hiver. Dans un pays profondément marqué par la conquête d’un ouest mythique, et ravagé par les crises qui ont suivi les guerres mondiales, le hobo a acquis ses lettres de noblesses et réinventé la mythologie de la route et de la liberté promise . Jack Kerouac s’en souviendra au moment d’écrire « Sur la Route » comme avant lui Woody Guthrie en avait fait le héros de ses hymnes folks. Quoique le hobo appartienne plus spécifiquement à la culture américaine (et qu’il est même un peu au coeur de la fondation des Etats-Unis), il trouve aussi une résonance en Europe, comme quand George Orwell raconte ses jours de trimarde dans « la dèche à Paris et à Londres », et il sera le précurseur du beat et du hippie.
Depuis ces temps obscurs, l’Homme, toujours en quête de progrès universel (mais bien à l’ombre de son drapeau), s’est mis en tête de compter les immigrés qui traversent ses frontières pour voler son pain, et s’est convaincu qu’il n’est de bonheur envisageable que dans la sédentarité et le salariat; de plus une saison de moissons dans le Montana ne suffirait pas à s’offrir un Metz-Bordeaux en TGV. Comme on n’est pas là pour causer politique, on verra bien si les hobos, malgré ces circonstances défavorables vont repeupler le pavé ou pas, moi ce que j’en dis, bref.
Deuxième partie de mon interrogation sur la langue qui lèche le cerveau et réciproquement: ouvrez le Testament de François Villon, huitain CXLV, vers 1546: « Tire t’en près, et ne te hobes ». Astérisque et renvoi à la note dans la marge: « ne te hobes » signifie « ne bouge pas ». Ben mince alors. J’apprends l’existence du vieux françois « hober », le dictionnaire d’étymologie confirme, hober signifie bien bouger, déplacer. Au fil des siècles, sans doute sous l’influence d’un scrupuleux douanier lexical, il s’est fait prendre son h initial, et est à l’origine de notre mot contemporain « aubaine ». Sous l’ancien régime, le droit d’aubaine désignait une prérogative qui permettait au Roi de capter l’héritage des étrangers vivant en France quand ceux-ci passaient de vie à trépas. Cette mesure dont la justesse était sans doute dictée par Dieu lui-même car la fille aînée de l’Eglise a toujours été sa petite préférée, n’a toutefois pas manqué de gêner les travailleurs itinérants qui gagnaient leur croûte dans les foires et sur les routes. Tiens donc.
Et c’est là, chères lectrices et chers lecteurs, que je me pose la fameuse question, en plus de celle de la nécessité de créer un pluriel neutre pour éviter le chères/chers. Le hobo et hober, ont à peu près 500 ans d’écart. On sait que Villon est né pas très longtemps après que Jeanne la Pucelle ne s’en fut en méchoui, et que les méchants Anglais et leur infâme barbecue parlaient le même vieux françois que Villon et devaient connaître le verbe « hober ». On sait également que nombre de mots qu’on croit typiquement anglo-saxon sont des restes de vieux français, comme par exemple « to remain », rester, (le contraire de hober), qui existe aussi sous la forme « remainer » chez Villon et Rabelais avec le même sens.
Alors, quand on a forgé le terme « hobo », est-ce que, oui ou non, bordeau de bran et langue ennuyeuse frite en cervelle de chat qui hait pêcher, une étincelle d’inconscient collectif a surgi dans le carafon lefebvrien et a soufflé au forgeron l’existence du verbe médiéval? La contingence peut-elle être si cruelle pour m’infliger le supplice d’un tel faisceau de coincidences sans qu’on ne puisse rattacher les deux mots? Ce serait bien le diable, mais au moins ça m’aura inspiré une chronique.