L’administrateur suppure par deux ou trois fentes
Rien qu’à la vue d’un administré
Et sa mâchoire se fait tombante
Sous le poids de tous les souhaits
Formulés de manière imprudente
Par les désorganisés aux regards injectés
Plus qu’amateurs évidemment d’offres alléchantes
Et de papier plusieurs fois décliné
A signer
A parapher
A lire et à approuver
A donner
A garder
A photocopier
A conserver
A remplir sur place
A rapporter complété
A passer, passer, repasser ramener
Revenir, reprendre, répandre, récupérer
A accumuler
A entasser
A collectionner
A dépenser
A semer
A paumer
A utiliser pour d’autres activités
A recycler
A déchirer
A bruler parce qu’il ne doit surement rester
Plus aucune trace de ces méthodes
Qui nous exhortent à tout accepter
Et à diaboliser l’exode.
« Restez encore dans le coin s’il vous plait ! J’en ai presque fini avec madame…je suis à vous tout de suite… » lance l’administrateur à la volée pour la salle entière. Il parle à une toute petite vieille rabougrie, appuyée sur son déambulateur, de derrière son imposant guichet de verre insensé aux parois transparentes mais mal nettoyées. La vieille porte une doudoune noir-brillant qui touche quasiment le sol et qui la ferait presque passer pour une lutteuse si ce n’était son dos complètement vouté et qu’on ne voyait rien de son crane d’un blanc cadavérique fantasmagoriquement décharné. Elle a néanmoins plutôt la classe.
J. décide de la baptiser Creepshow en attendant de connaître son nom ou que quelqu’un l’achève. Ça ne devrait pas être possible de pouvoir vivre si vieux, se dit-il en essayant- pas trop fort quand même- de se projeter dans la peau de la pauvre vieille. Pas dans cette société si indifférente quant au sort de ceux et celles qui s’y attardent trop longuement. J. a bien observé les réactions de ses contemporains ; le mépris, la répugnance de la jeunesse pour tout ce qui a dépassé les limites d’une date de péremption qu’elle a elle-même fixé.
L’administrateur sort alors tout à coup deux énormes cymbales qu’il abat avec force et en rythme l’une contre l’autre tout en hurlant de façon gutturale au visage de Creepshow. L’espace clos du guichet n’est vraiment pas bien insonorisé du tout. On entend quasiment tout au niveau réel de décibels. Tous se regardent à tour de rôle dans la salle des queues.
Regarde ailleurs !
Maintenant c’est son tour !
La vieille est littéralement soufflée par l’administrateur et s’écroule en tentant de se porter la main au cœur. Elle n’a même plus la force de cet ultime geste. A se demander comment elle a fait pour venir jusqu’ici.
C’est enfin le tour de J. Pas trop tôt. Ca devait maintenant faire plus de deux heures qu’il attendait là, assis sur cette chaise inconfortable, sans aucune lecture digne de ce nom sur la petite table basse devant lui. Il avait oublié le bouquin qu’il lisait en ce moment chez lui. Le temps lui avait donc semblé long mais il avait eu tout loisir d’observer les gens autour de lui. Exercice dont il se prémunissait d’habitude. Par égard pour lui-même mais aussi pour les autres. Le regard est parfois un viol…
Ses affaires enfin réglées, avant que le préposé au guichet ne le renvoie, il lui pose la question qui bouillonne depuis un moment au fond de sa caboche :
« Excusez-moi mais…Comment s’appelle la dame de tout à l’heure ?
– Pardon ! Qui ?
– La petite vieille que vos collègues sont justement en train de charger dans la brouette derrière vous croyant qu’on ne les voit pas.
– Co…mment ? » répondit-il estomaqué en se retournant pour voir.
Il se lève pour fermer la porte qui donne sur une espèce d’arrière-cour apparemment forte commode.
« Ah ! Cette dame là ! Je vous présente feue madame Clémence Klein. »
Il se relève pour retourner ouvrir la porte. Ses collègues fument et discutent autour de la brouette. Puis il revint s’asseoir et fait pivoter son siège à 180 degrés en s’exclamant d’une voix forte sans aucune trace de pudeur :
« Madaaaaame Klein! Youhouuuu! Dites bonjour à J. Allez ! Un petit effort ! »
Un de ses collègues se met alors derrière la brouette et fait alors se lever de façon saugrenue les deux bras du corps inanimé en une ola pour le saluer. Ils ont poussé de concert le fameux cri qui va avec le mouvement puis ils se sont tous marrés comme des baleines. J. les a regardés, interloqué pendant quelques secondes, sans être vraiment sûr de comprendre à quoi ils jouent au juste. Puis il remercie machinalement l’administrateur tout en se dirigeant vers la sortie.
Enfin à l’air libre il met ses lunettes de soleil, s’allume une clope, monte dans sa caisse et se tire de là. Il tombe sur l’album live à Folsom de Johnny Cash et repars vers chez lui en s’indignant tristement sur le sort de ces pauvres criminels emprisonnés dans l’Amérique des années cinquante.