Il y a deux sortes de résolutions que je n’ai jamais su tenir. La première, c’est « cette année, j’arrête de fumer ». Toute ma bonne volonté s’éteint en même temps que j’écrase un mégot aux alentours de la troisième minute de l’année, et au réveil consécutif, j’ai déjà oublié que j’avais promis de m’amender pour le bien-être et la pérennité de mon système respiratoire. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr d’avoir déjà pris cette résolution. La deuxième décision que j’essaie de m’imposer quand je suis au sommet de ma forme et de mes réserves de courage, c’est « ce weekend tu éviteras de rentrer avec cinq grammes d’alcool par litre de sang ». Évidemment, je ne m’y tiens jamais, me contentant d’éviter de faire commencer le weekend dès le mercredi.
Mais là, j’avais une bonne excuse. Hugo Chavez venait d’avaler son bulletin de naissance (ou de passer l’arme au Front de gauche, si vous avez envie d’en rire), et je n’en avais globalement rien à talquer, alors que tout le monde se fait un devoir d’avoir une opinion sur l’ex-président vénézuélien. Pas plus dictateur que Sarkozy, pas franchement plus révolutionnaire que son homologue bolivien Morales, j’avais juste envie de dire bon appétit les vers, il y aura sûrement plus à manger que sur Stéphane Hessel, et tant pis pas de chronique immondaine sur le sujet. Donc j’en étais là: j’étais-tranquille-j’étais-peinard-accoudé-au-comptoir, et je venais de commander ce que dans le jargon des poivrots à qui il reste quelques instants de lucidité quotidienne on a coutume d’appeler le verre de trop. Celui qui s’insinue dans l’organisme sans titre de séjour, dans le mince espace entre la bravoure et l’irresponsabilité la plus totale, celui que le douanier de la conscience regarde d’un œil tendre en espérant que la police du foie ne l’expulsera pas trop tôt. Deux heures et quelques verres clandestins plus tard, je regarde mon poignet et je me rends compte que je n’ai pas de montre. C’est donc l’heure d’activer l’option « pilotage automatique » pour regagner mon domicile. Je viens de changer de chaussures et j’ignore si les nouvelles venues connaissent le trajet, mais elles pourraient m’emmener à Wagga Wagga (Australie) ou Walla Walla (Etats Unis) que je n’en serai pas plus vexé puisque toute mon attention est focalisée sur mes doigts qui tentent tant bien que mal d’imprimer un mouvement circulaire à une feuille. Encore quelques instants et je m’apercevrai que j’ai oublié de mettre du tabac dedans.
Encore un peu plus tard. Je suis sur mon canapé, une guitare sur les genoux et un chat sur la tête. J’imite le cri de la croquette pour que le chat se précipite vers son écuelle, afin d’évaluer la situation (la mienne, pas celle du chat). Je suis bien chez moi, à moins d’une intrication quantique fort peu probable tant je suis rentré bourré jusqu’au dernier neutron. Je fais ce que font tous les individus désœuvrés chroniques ou provisoirement privés de leurs capacités intellectuelles et j’allume la télévision. Le sourire de Maya Lauqué et le soleil quasi-printanier semblent annoncer une belle journée, encore que la naine jaune (l’astre, pas la jolie journaliste) me font mal aux yeux. Curieusement, Maya n’est pas entourée de ses deux guignols habituels, mais de deux journalistes du genre féminin qui se répartissent les rôles du facho et du centriste de droite, comme à l’accoutumée. J’hésite quant à savoir s’il s’agit d’une victoire du féminisme.
Au prix d’un effort surhumain, je prends à la hâte cinq cafés et sept clopes avant de me précipiter sous la douche, puis je décide d’aller chercher un croissant à la boulangerie. Le boulanger n’est pas là, et semble avoir laissé sa boutique aux bons soins de sa chère et tendre. Comme j’ai déjà ma dose de caféine et comme le climat m’y invite, au lieu de rentrer chez moi je me dirige vers un parc pour boulotter mon croissant et laisser les miettes aux pigeons, ça les changera des frites que des connards peu attentifs à la diététique aviaire laissent traîner dans les allées. Les premières jupes font leur apparition, ce qui est un signe de changement de saison bien plus fiable que les hirondelles. J’ai beau admirer les processions de migrateurs et leurs improbables cortèges géométriques au départ comme à l’arrivée de leur périple, je préfère les jupes, et je me promets de rédiger un article sanglant pour réclamer la tête du crétin qui a inventé le leg-in. D’ailleurs, je me rends compte un peu plus tard qu’il n’y a pas un homme à l’horizon. En même temps que je savoure la confusion entre l’espace, le temps, les formes, les couleurs et les sons (pas l’odorat puisque je n’ai toujours pas arrêté de fumer depuis le premier paragraphe) que me procure ma gueule de bois, je me propose de m’enquérir de l’état de mes compagnons d’ivresse. A ma grande surprise, le répertoire de mon téléphone ne comporte aucun prénom masculin.
Merde alors. Je mobilise encore quelques forces pour rentrer chez moi en rasant les murs car je subodore le coup fourré. Que ce soit sur Internet, à la télévision ou dans les journaux, que ce soit à Metz ou dans le reste du monde, impossible de trouver la moindre référence à un individu doté d’une paire de chromosomes XY, à part moi. Je ressens un mélange de peur et de fierté, parce que je me demande bien pourquoi on n’aurait gardé que moi qui suis quand même passablement loin des standards reproductifs, esthétiques et moraux du mâle idéal. Pourvu qu’on ne me demande pas de faire des gosses, pourvu qu’on ne me demande pas de faire des gosses, me répèté-je comme un mantra. Jusqu’à la nuit tombée, je me pose mille questions sur la conduite à adopter. Certes, j’ai perdu mes copains mais je suis débarrassé, et l’humanité toute entière, d’une palanquée d’épais abrutis dont le cerveau reptilien est encore trop grand pour contenir toutes leurs connaissances. Puis la paranoïa succède au soulagement de ne plus avoir à parler de bagnole, de ne pas faire de chaque circonstance de l’existence un concours caudal, et de ne pas avoir à se justifier de refuser d’employer l’expression « elle est bonne ». Comme je ne suis pas un cadeau non plus, je me demande bien pourquoi je suis le seul à avoir survécu à l’hécatombe. Mon jeune ami, ce soir tu ne sors pas et tu ne bois pas à assécher le Beaujolais pendant trois ans. Pas ce soir.
Une heure plus tard, j’avise la serveuse et commande trois mojitos pour m’hydrater le gosier. Parmi toutes les filles de l’assistance, celles qui m’ignoraient superbement avant « les évènements » continuent de faire de même, et celles qui étaient sympathiques le sont toujours autant. Absolument rien n’a changé par rapport à avant, et je suis absolument certain qu’on continuera à dire et à écrire « la gente féminine » au lieu de la « gent féminine », quel que soit l’audience de cet article et quelle que soit l’ampleur de ce qui se joue à compter d’aujourd’hui. Puis, la nuit, comme l’auteur de ces lignes, ne va pas en rajeunissant et je finis par me réveiller dans le panier de mes chats pendant que ces derniers jouent de la guitare pour me réveiller, car les croquettes sont dans un placard qu’ils n’arrivent pas à ouvrir eux-même faute de pouce préhensile.
Je rampe jusqu’au canapé pour m’enquérir de l’état de mes copines de beuverie. A ma grande surprise, les numéros des XY sont revenus. Nous sommes le 9 mars. Hier, c’était la journée de la femme. J’ai passé la journée à les regarder au point d’en oublier mes congénères à gamètes, et du coup j’ai oublié de vous souhaiter une bonne fête et de déplorer que la moitié de l’humanité et un peu plus ne soit pas si souvent que ça à la fête. Alors, comme presque tout est fictionnel dans ce texte, si jamais je ne tiens pas ma résolution hebdomadaire et que je suis trop raide le 8 mars de cette année, je prends de l’avance et vous souhaite à toutes, mesdames, que cette journée dure toute l’année.