Samedi, une poignée d’illuminés a ouvert le feu dans un centre commercial à Nairobi, faisant plus de soixante innocentes victimes (c’est le principe du terrorisme). Ah Barbara, quelle connerie la guerre de l’homme contre l’homme pour un dieu improbable, te souviens-tu il faisait beau ce jour là mais il pleuvait des gouttelettes de sang et le soleil se foutait de notre gueule bien planqué à cent cinquante millions de bornes. Rigole, Phoebus, fends-toi bien la poire, mais descends un jour par ici, on va voir si tu fais le malin. Quel triste fin en tout cas que de mourir dans un centre commercial, l’endroit le plus laid qui soit avec l’usine et le parking. Et quel nom à la con pour un terroriste que Chabab, Shebab, al-Shabab (j’ai lu toutes ces graphies): tu as toujours envie d’ajouter « salades tomates oignons », ça fait pas vraiment pro, et au niveau terruer ça laisse à désirer; au bout du compte ça n’a pas le même cachet qu’Al Qaïda ni le côté start-up d’Aqmi.
Parmi les victimes se trouvait le poète ghanéen Kofi Awoonor, 78 ans aux prunes. Je ne ferai pas ici son éloge funèbre attendu que je n’avais jamais entendu parler de lui avant ce tragique épisode. Mais quand même, quel manque de discernement de la part des Chabab. J’ignore également tout des revendications de ces braves gens, mais comment peut-on espérer rallier qui que ce soit à sa cause en tuant des poètes, à moins d’être un forcené d’extrême-droite? Que ne trucidez-vous des huissiers, des militaires dont c’est le métier, des pilotes de Formule 1, un bijoutier niçois, que sais-je encore?
Et puis finalement, quand on y pense, qui aujourd’hui se soucie ne serait-ce qu’un peu des poètes, en tout cas ceux dont on ne peut traduire le talent en potentiel commercial? Tous les jours, il s’en tue soit brutalement, soit lentement, à petit feu, dans cette civilisation qui est l’exact contraire de ce que devrait être la poésie. C’est Primo Levi, si je me souviens bien, qui disait qu’après Auschwitz il n’était plus possible d’écrire de la poésie. J’avoue que cet aphorisme m’a toujours laissé perplexe. Bien sûr que c’est possible, c’est même un devoir de devenir poète au sens propre, et poète de sa vie.
Mais chaque jour que Dieu ne fait pas puisqu’il n’existe toujours pas, un poète meurt. Soit naturellement, comme Seamus Heaney, disparu dans l’indifférence générale en août dernier, soit de façon tragique comme Awoonor, soit dans la misère comme Villon, Verlaine, Baudelaire, Molière, j’en passe et des meilleurs, soit en s’effaçant eux-même et en rentrant dans le rang comme de vilains lèche-bottines à l’instar de Chateaubriand, Lamartine et consorts. Ici comme ailleurs, seuls les crevards subsistent.
Je vous vois déjà, au mieux vous dire que c’est bien dommage, au pire vous demander qu’est-ce qu’on en à fout’ de ces hippies dégénérés. Mais au bout du compte, chacun porte en soi la responsabilité de la mort d’un poète. Rien à battre du péché originel et de ces fariboles pour enfants attardés (même le pape François ne croit plus en Dieu, c’est dire). Chacun de vous a déjà assassiné un poète. Chacun de vous s’est peut-être déjà lui-même assassiné dans un centre commercial,
A coups d’iPhone, de bagnoles
à coups de télévision,
à coups de normes et de valeurs qui serrent la vie à la taille, comme à travers le chas d’une aiguille
à coups de jalousie de la science d’élargir la réalité plutôt que de s’en détourner au profit d’images pieuses (laïques incluses),
à coups de médiocrité d’obséquiosité de renoncement de modestie de ventre plein de désirs vides
à coups d’oeillères jalousement conservées pour deux minutes de sécurité
ou à coups de putes pour cinq minutes de célébrité. Même pas quinze, ce serait faire trop d’honneur à Andy Warhol.
Le poète, et pas seulement le rimailleur car il y a aussi des poètes qui n’ont jamais pondu la moindre ligne, voit plus loin, plus grand, avec la perception la plus fine, autant par ses antennes télépathiques que par son corps, et ça, les comptables qui dirigent le monde aussi bien que leurs moutons endormis ne le lui pardonneront jamais.
Si vous trouvez ça trop lyrique, traversons le Rhin. Pas pour la fête de la bière, chaque chose en son temps. Comme vous l’aurez sans doute remarqué, Angela Merkel a été réélue tranquille le chat au poste de Chancellière de l’Europe, ou alors j’ai pas tout compris. Qui c’est qui doit être content?
Les Grecs, tiens! La patrie des poètes classiques, la terre natale d’Asclépiade, de Pindare, de Xénophane, de Ptolémée et des modernes comme Kariotakis ou George Séféris. Voilà un pays à qui on a appris que c’était bien beau de se dorer la pilule au soleil en cultivant son art de vivre, mais qu’au bout d’un moment il allait falloir se mettre à bosser pour sauver l’euro. Ah, Henry Miller et Lawrence Durrell, vous avez bien fait de clamser avant de voir ce que Merkel et Sarko ont fait à votre Grèce bien-aimée!
Au bout du compte, un chanteur antifasciste s’est fait assassiner par des gens qui comme les kebabs kényans, n’aiment pas la poésie, mais qui préfèrent s’astiquer sur un drapeau et des concepts imaginaires comme la Nation, la pureté ethnique et tout un tas de conneries du même tonneau. Et ça finit toujours comme ça. Quand on commence à zigouiller les poètes, c’est que la guerre approche.