Pierre fixa avec inquiétude le joint encore vierge qui reposait sur le bord du cendrier tout en faisant les cent pas dans le salon. Elle était chez la voisine et ne l’avait pas encore fumé. Il raccrochait à peine le téléphone que déjà lui venaient en tête plusieurs stratagèmes mais tous de moins en moins convaincants au fur et à mesure de sa réflexion. Quelle histoire abracadabrante il allait encore devoir lui raconter pour pouvoir la convaincre ? Quand il avait demandé ça au téléphone à Vic-à haute voix, par mégarde, car il s’adressait alors plus à lui-même- son pote lui avait répondu de tout simplement lui dire la vérité, que c’est ce qui lui éviterais le moins d’emmerdes sur le long terme. Malheureusement, c’était un enfant de la logique à court terme. Un enfant du vingt-et-unième siècle. Il ne l’avait pas écouté simplement pour ne pas avoir à subir une de ces scènes maladives et idiotes qui lui couperait non seulement toute envie de mettre ses projets à exécution et qui parviendrait en plus à le faire culpabiliser pour rien. Qui plus est, Max, un très bon ami à lui, était là et n’attendait que son feu vert pour décoller de « cet horrible petit nid d’amour » comme il l’appelait parfois pour le titiller. Il voulait à tout prix éviter qu’elle lui fasse une scène devant son pote, il craignait plus que tout de revoir le regard de pitié que se fait jeter tout homme qui a les valseuses dans le Sonia Rykiel de sa gonzesse. Vic ne savait vraiment pas de quoi il parlait lorsqu’il prônait la vérité. Il n’y avait vraiment pas moyen qu’il puisse lui dire un truc comme ça et que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ça aurait été pourtant tellement plus simple.
Il décida de descendre en même temps que ses amis sans la prévenir mais arrivé en bas, il vit la lumière du salon s’allumer. Il prétexta alors avoir oublié son portefeuille puis fit demi-tour en criant sans se retourner qu’il allait le récupérer. Il monta les marches quatre à quatre, ventre à terre, dommage pour sa nouvelle chemise blanche, repris sa respiration se préparant à affronter l’inévitable et tourna la clef dans la serrure pour ouvrir la porte. Il avait à peine passé le seuil qu’il pressentit, en un flash de lucidité, déconcertant pour un homme dans son genre, tout ce qui allait se passer dans les minutes qui allaient suivre. Son sixième sens lui permit d’esquiver, en plongeant sur le côté, ce qu’il restait de ce bon vieux portable gris qu’elle commençait toujours par lui jeter à la tête lorsqu’il revenait à la maison après être sorti sans son autorisation ou simplement pour l’avoir contrariée. Malheureusement il s’écroula en plein sur les pieds d’un petit tabouret sur lequel était posé un énorme pot de fleurs en terre cuite qui bascula et manqua, à quatre ou cinq centimètres près, de faire de lui un eunuque. Il ne vit pas arriver le cendrier en verre qu’elle lui lança dessus comme on lance un frisbee mais ressentit vivement une douleur atroce dans le visage. A moitié sonné, il ne vit qu’après s’être palpé un peu partout que le sang qui s’imbibait dans les fibres de sa chemise venait de sa bouche. Nora lui avait fait sauter une dent. Une de ces incisives pitoyablement retenue par un mince fil de chair, pendait en effet hors de la bouche de Pierre. Il hurla comme une gamine, effrayé de perdre ce sourire qui avait tant fait craquer de monde au temps maintenant révolu de sa vie de zonard ; puis il l’arracha d’un coup sec, la regarda quelques secondes pour se persuader que tout ceci était vraiment arrivé, respira un grand coup, puis mit ses deux mains devant lui en signe d’apaisement, pour calmer le jeu et lui montrer qu’il ne lui voulait aucun mal malgré tout. Elle allait balancer son chargeur de téléphone mais s’arrêta en plein mouvement après avoir vu dans les yeux de Pierre que ça aurait été le geste de trop. Elle laissa retomber son bras le long du corps, quelque peu troublée par ce qu’elle venait de faire. Les choses restèrent calmes environ cinq minutes avant que ça ne redégénère. Il y eut les pleurs puis il y eut les cris et enfin les insultes. « Maiiiis ! Ne recommence pas…Va t’faire soigner putain ! Regarde ce que t’as fait !! Tu m’as pété une dent !!! Pourquoi tu fais des histoires pour rien ? lui hurla t-il dessus en lui balançant l’incisive au visage.
– Ah parce que maintenant c’est ma faute ?! JE FAIS DES HISTOIRES POUR RIEN ?!! Et l’autre connasse à qui t’a parlé la dernière fois qu’on est sorti en boite, c’était rien ça ?
– Mais pourquoi est-ce que tu me reparles de ça maintenant ? Quel est le rapport ?! Déjà ne dis pas connasse, tu ne la connais pas. Ensuite, j’ai juste été lui dire bonjour parce que je délirais bien avec elle à une époque et qu’on a gardé contact. C’est ça…tu sais…les amis… Et dès que j’ai vu que tu me scrutais avec ce regard de…celui que tu as en ce moment… je suis revenu.
– Te fous pas de moi connard, j’ai pas envie de rire là ! Et c’est pas des amis ces gens là, tu l’sais très bien !
– Des connaissances, si tu veux…Mais et ton frère alors ? A cause de toi, il me cartonne à chaque fois, tout ça parce que tu me fais des plans comme ça dès que je sors sans toi. Alors…Tu sais quoi ? Moi non plus je ne ris plus non plus Nora, et depuis un bon moment. J’en ai vraiment plein le cul de tes conneries. Je ne peux plus supporter ton comportement…Est-ce que tu te rends compte dans quel état tu te mets juste parce que je veux sortir? T’as cru que j’étais qui, ton chien ?
– Mon frère ? Et tu voudrais aller faire quoi avec lui? Te bourrer la gueule ? Rigoler avec des pouffiasses ?
– Mais non putain ! Délirer entre mecs, jouer un peu de gratte, taper un p’tit freestyle. En mode artiste quoi. Et puis toi tu fumes bien ton joint de temps en temps non ? D’ailleurs, tu aurais déjà dû l’avoir fumé ! Qu’est qu’il fout sur le cendar du salon ? Mais… Pff…! Pourquoi j’dis ça moi…Tu sais ce que je vais faire ? Tu ne te rends même pas compte de comment t’es avec moi ! C’est ça le pire je crois.
Pierre amorçai à peine un léger mouvement vers la sortie qu’elle se postai déjà devant lui pour tenter de l’empêcher de passer. Elle reprit la parole le ton adouci.
– Je sais bibi. J’aurais dû le fumer mais j’ai dû bosser. Si tu crois que ça m’amuse… Alors arrête un peu tes histoires et reste avec moi ce soir. S’il te plaît…
– Tu crois que c’est ta voix mielleuse qui va m’empêcher de sortir ou quoi ?
Nora reperdit immédiatement tout le sang-froid qu’elle avait difficilement réussi à accumuler et remit dans un tel état de fureur que les voisins du dessous donnèrent des coups de balais au plafond.
– Tu sais quoi ? T’es libre ! Fais c’que tu veux ! Et pour ta gouverne mon cher, c’est CHEZ MOI ici et c’est pas un hôtel alors si tu te barres, n’essaye même pas de revenir !! »
Il ne prit même pas la peine de répondre et se dit qu’il devait profiter de ce semblant d’accalmie pour foutre le camp avant que ça ne s’envenime encore plus. Et puis c’était plus pratique que ça soit lui qui sorte vu que c’était chez ELLE, chose qu’elle aimait à lui rappeler constamment. Et puis ses potes l’attendaient en bas. Il fila dans la chambre et commença à remplir le plus rapidement possible un sac de sport avec quelques affaires mais c’était sans compter l’obstination maladive de Nora. Elle reprit d’une voix qui se voulait douce et aimante mais qu’elle appuya avec un peu trop d’insistance. Il continuai d’ignorer les semi-perches qu’elle lui tendait jusqu’à ce qu’elle recommence à hurler et lui mit accidentellement un coup précisément là où il avait perdu son incisive. Simplement car il ne lui répondait pas. Pierre ne pouvait en supporter davantage. Son sang bouillonnait. S’il ne sortait pas tout de suite d’ici, il n’était pas sûr de rester maître de ses nerfs. Elle allait se faire marietrintigner ! Il hissai le sac sur son épaule lorsque Nora lui abattit de toutes forces, droit sur le crâne, son lourd buste en bronze de Marilyn Monroe. Pierre tomba net et ne se releva pas. Il était mort. Propre et net, à l’impact.
Nora ne bougeait plus et gardait les yeux fixés sur le corps inerte de son homme. Elle avait voulu le faire, ça elle le savait déjà ; mais maintenant elle ressentait en plus une espèce de paix intérieure comparable à celle que ressentent les amateurs d’opiacés. Elle se sentait libérée. Libérée de quoi, elle n’aurait su le dire, mais elle avait le sentiment du devoir accompli. Restait maintenant à décider ce qu’elle allait faire. Pour les proches la question fut vite expédiée : Pierre était en froid avec sa famille et ne la voyait plus du tout, quant à ses amis il ne les fréquentaient plus depuis qu’il était en couple avec Nora. Elle le lui interdisait disant qu’ils exerçaient une mauvaise influence sur lui.
Nora n’aurait qu’à raconter que Pierre l’avait trompé, qu’il s’était mal comporté, elle raconterai les pires saloperies sur son compte, s’assurant de cette façon le soutien inconditionnel des seuls qui pourraient poser problème : sa famille à elle. Restait à se débarrasser du corps. Elle pensait déjà avoir tout prévu et était à la limite de s’auto-congratuler lorsque le portable de Pierre se mit à sonner. Merde… C’est Vic. Ses potes sont toujours en bas en train de l’attendre ! Oh, merde ! Elle décida de prendre l’appel. Elle prit une voix faussement agacée et répondit à Vic qu’ils étaient occupés et que Pierre ne sortirait pas ce soir. Vic, qui commençai à se faire aux crises de Nora, insista à peine dix secondes pour parler à Pierre puis, connaissant le tempérament explosif de la belle, raccrocha en marmonnant quelque chose d’inintelligible. Elle allait enfoncer le clou en rajoutant qu’à partir de maintenant, tous pouvaient oublier Pierre mais la communication était déjà coupée. Ce n’était pas plus mal. Ça aurait sonné suspect de dire ça maintenant.
Quelques heures plus tard, assise toute seule devant la télé, Nora sentit grandir en elle un sentiment qu’elle n’avait jamais encore ressenti jusqu’à présent. L’adrénaline était retombé. C’était comme si deux mains s’étaient plongées à l’intérieur de ses entrailles pour y nager la brasse. Elle se précipita alors sur le corps de Pierre qui gisait toujours au beau milieu de la chambre et commença à le couvrir de baisers en le suppliant de lui pardonner, lui criant qu’elle allait changer, qu’elle ferait des efforts monstres, que désormais il pourrait sortir avec qui il voudrait quand il le voudrait, qu’elle savait qu’elle pouvait être une véritable connasse mais qu’elle l’aimait plus que tout. Elle resta une minute immobile, prostrée contre lui puis elle se traîna comme une vieille dans ses pantoufles jusqu’au salon. Elle s’installa dans le fauteuil massant que Pierre lui avait offert pour son anniversaire et le mit en marche. Elle alluma la télé puis le joint qu’elle venait de trouver sur le bord du cendrier sans qu’elle ne se rappelle l’avoir roulé, le fit joyeusement crépiter en tirant deux longues bouffées dessus, puis, les yeux perdus dans le vague, se mit au défi de réussir à souffler dix cercles de fumée à la suite en faisant en sorte que le premier reste intact avant que le dernier ne sorte.