Pendant de nombreuses années, les occasions de fêtes n’avaient pas été légion dans le petit hameau. Mais aujourd’hui, il avait revêtu ses plus beaux atours, ceux de l’époque lointaine et bénie de la prospérité, ceux d’avant la grande famine, pour célébrer l’union en justes noces de deux de ses enfants. Deux frères issus de l’une plus anciennes familles du village allaient aujourd’hui prendre femme.
L’été précédent, les frangins avaient quitté le nid familial pour aller poursuivre leurs études à la ville. C’était alors le début de la crise économique majeure qui frappait le monde. Un printemps particulièrement exécrable suivi d’un été digne d’un hiver sibérien avaient suffi à détruire la plus grande partie des plantations dans le monde entier. Les récoltes suivantes furent étiques. Les stocks de céréales s’effondrèrent si vite que leur cours dépassa bientôt celui de l’or. Les manifestations, qui étaient la seule chose à fleurir après cet été fatidique, avaient tout juste permis de couper quelques têtes mais n’avaient en rien amélioré l’ordinaire. Les bêtes eurent tôt fait de crever de faim dans les élevages, et les hordes d’affamés qui essaimaient ne mirent pas longtemps à s’attaquer à celles qui étaient parvenues à survivre, que ce fut dans un enclos ou à l’état sauvage.
Inutile de préciser que dans de telles conditions, peu nombreux étaient ceux qui trouvaient encore la force -ou le moindre intérêt- d’aller travailler ou étudier. Le village, relativement à l’abri de par son isolement géographique des pillages qui avaient cours dans le reste du pays, vivotait tant bien que mal et avait réussi à force de solidarité à réunir un maigre pécule pour envoyer les deux jeunes gens à l’université.
Arrivés à la ville, les garçons se mirent au parfum de tous les procédés de brigandage et des bonnes adresses du marché noir qui leur permettraient d’assurer leur subsistance en attendant des jours meilleurs. Gontran, le plus jeune de la fratrie, fut le premier à rencontrer celle qui allait devenir sa femme. Il l’avisa sur les bancs de l’université. Il ne passa pas par quatre chemins et l’invita à partager un repas, ce qui à cette époque valait mieux qu’une croisière autour du monde. La belle succomba instantanément à la table richement garnie et au charme de son hôte. Bien qu’elle fut encore affublée d’un certain embonpoint, elle lui avoua qu’avant la crise elle accusait quinze kilos de plus sur la balance. Elle était bien contente d’avoir perdu ces kilos superflus, même si la faim qui la tenaillait en permanence lui avait à plusieurs reprises inspiré de sombres pensers. Pendant la nuit d’amour qui s’ensuivit, Gontran ne put s’empêcher de penser à sa conquête avec ces trente livres supplémentaires, et après avoir fini son affaire, il roula sur le côté du lit et s’endormit paisiblement.
Bastien était moins cynique que son frère, pour ne pas dire légèrement naïf. Les temps étaient plus voués à la survie immédiate et à la quête quotidienne de becquetance qu’aux doux émois, mais il persistait à se bâtir mentalement des châteaux de guimauve pour y loger la future femme de sa vie. Celle-ci ne tarda pas à se matérialiser sous les traits d’une cliente de son dealer de riz. Bastien fut instantanément séduit par ses grands yeux éperdus de gratitude à l’endroit du dealer quand celui-ci lui remit son sachet d’Uncle Ben’s. Si la compagne de Gontran était un peu boulotte, elle était carrément obèse et son visage avait quelque chose de porcin. Le dealer demanda à Bastien s’il connaissait la fille, et quand Bastien hocha mensongèrement la tête pour dire que oui, il fut sommé de dégager les lieux avec sa dulcinée pour ne pas éventer la planque. Il ramena la demoiselle dans son studio et lui fit une cour assidue en pure perte, attendu qu’elle était prête à tout du moment qu’il y avait quelque chose à grailler dans le secteur.
L’année universitaire fut écourtée faute de participants. Gontran et Bastien ramenèrent leurs conjointes respectives au village, et bien vite les bans furent déposés et la date de la cérémonie fut fixée. La copine de Gontran, grâce aux bons soins de celui-ci, avait repris des rondeurs. Gontran lui-même s’était un peu laissé vivre et arborait une ceinture abdominale digne d’un joueur de pétanque provençal élevé aux grillades et au Pastis. La copine de Bastien suintait littéralement la graisse, au coin des yeux et dans chacun des plis de son corps monumental. Bastien, qui ne s’était nourri que d’amour et d’eau fraîche, avait fondu et ressemblait à l’un des citadins qu’on voit parfois passer au coin des champs, maigre, dépenaillé et à moitié rendu à l’état sauvage.
Les cérémonies civiles et religieuses furent expédiées à la hâte. Le vin d’honneur dura en revanche un certain temps, car tous les anciens du village (autrement dit l’écrasante majorité) voulaient à toute force remonter de leurs caves un pinard qui y créchait depuis des temps immémoriaux, en l’honneur des mariées. En moins de temps qu’il n’en faut à un candidat à une élection pour renier ses promesses, les deux héroïnes du jour furent complètement ivres. On les transporta en lieu sûr et on les y enferma, sous la surveillance de deux agents municipaux.
Le maire du village fit sonner le tocsin, et convoqua la cinquantaine d’habitants qui se groupa promptement autour du bourgmestre.
– Mesdames, Messieurs, mes chers concitoyens. J’ai l’honneur de vous annoncer de grandes nouvelles. Premièrement, les adolescents que nous avons kidnappés au village voisin ont commencé à se reproduire et j’ai bon espoir que sous peu l’élevage que je vous ai promis verra le jour. Aucune catastrophe climatique ne nous empêchera désormais de manger à notre faim!
La foule applaudit à tout rompre, et le maire leva la main pour demander le silence. Puis il prit son air le plus solennel.
– Mais en attendant, chers amis, chères amies….avant que de parler de projets d’avenir, et c’est une chose que l’on a peu l’occasion de faire en politique, louons le temps présent. Pour la première fois aujourd’hui, depuis que toutes ces calamités nous accablent, grâce à l’audace d’un projet du conseil municipal, grâce à l’héroïsme et à la ténacité de deux de nos plus jeunes citoyens, mes chers petits Gontran et Bastien, nous allons manger de la viande! Messieurs les cuisiniers, faites griller les citadines, et que la fête commence!
Bastien pleurait toutes les larmes de son corps, à moitié de dépit amoureux et à moitié de fierté d’avoir contribué à la survie de son village et de ses ancêtres. Gontran pensa que même en sauce, son ex était bonne. Et qu’il se verrait bien faire une deuxième année de droit.