Sale année, 2007… Elle n’avait pourtant pas trop mal commencé, pour être honnête. Disons que ce fut pour Charlie l’année d’une victoire et d’une défaite.
La victoire, ce fut bien sur le verdict du procès que lui avaient intenté l’UOIF et la Mosquée de Paris ; bien sûr, l’importance médiatique dont avait bénéficié l’affaire n’y était pour rien : les juges avaient bien compris que s’ils donnaient raison aux plaignants, ça allait créer un précédent plus que fâcheux ! Dix contre uns qu’il y avait déjà un bon paquet d’intégristes tapis dans l’ombre qui n’attendaient que ça, une condamnation prononcée contre le journal qui aurait fait jurisprudence et leur aurait donné toute latitude pour mettre en branle une campagne de harcèlement judiciaire systématique envers tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à un libre penseur ! Autant dire qu’on aurait pu considérer que la laïcité à la française, telle qu’on la connait depuis 1905, aurait vécu et vive le communautarisme qui rend tellement libres et heureux nos voisins d’Outre-Atlantique ! Avouez que ce n’était quand même pas rien… On ne pouvait donc que se féliciter de la décision du tribunal, déjà que la laïcité était sérieusement menacée par le très pieux Nicolas Sarkozy.
Car la défaite, ce fut évidemment l’élection de Sarkozy, contre lequel l’équipe de Charlie avait bataillé dur, ne ratant pas une occasion de dénoncer les mensonges et les imbécillités proférées par le candidat de l’UMP ; on a peine à le croire aujourd’hui, mais je vous assure que Philippe Val vouait véritablement Sarkozy aux gémonies dans chacun de ses éditos, et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg ! Ah, ça, on pourrait difficilement leur reprocher d’avoir laissé le nabot poser ses fesses sur un trône élyséen sans réagir ! On aurait donc pu s’attendre, au vu d’un tel empressement, à ce que Charlie Hebdo soit LE poil à gratter du quinquennat sarkozien ! Ce ne fut pas tout à fait ça : c’est même, pour tout dire, après le 6 mai 2007 que l’hebdomadaire a eu tendance pour la première fois à s’essouffler vraiment ; le mercredi qui a suivi ce triste dimanche d’élections, il nous proposait en couverture un dessin de Riss représentant le nain clamant « cinq ans pour vous habituer, dix ans pour m’aimer », tant il ne faisait pas de doute, à l’époque, que Sarkozy était en place pour au moins dix ans et que la gauche française était bien morte et enterrée… Gardons-nous bien de reprocher à Riss d’avoir manqué de clairvoyance, ce qu’il exprimait reflétait assez bien l’état d’esprit général ; il reste qu’abstraction faite de cela, sa couverture n’était pas géniale, ayant probablement été exécutée sous le coup de l’émotion. Elle fut donc rattrapée sans trop de difficulté par celle de Cabu, quelques semaines plus tard, ironisant sur les images du nouveau président faisant du jogging et intitulée « un hamster à l’Élysée ». De façon générale, je n’ai pas le souvenir que les numéros postérieurs à l’élection de Sarkozy aient été les meilleures éditions de Charlie : sans doute l’équipe, écœurée par la victoire du nain, avait-elle perdu beaucoup de sa motivation et n’avait plus que moyennement le cœur à rire. Il est probable aussi que le journal avait été tellement loin, durant la campagne, dans la lutte anti-Sarkozy qu’une fois la pression retombée et le combat bel et bien perdu, sa motivation soit retombée en même temps que la pression et que la fatigue se soit sauvagement abattue sur elle.
Mais on peut aussi invoquer le climat plus ou moins étrange qui s’est abattu sur la France après l’arrivée de Sarkozy à l’Élysée : on a coutume de dire que le quinquennat de l’ex-maire de Neuilly fut une période bénie pour les humoristes ; je ne partage pas du tout ce point de vue. D’abord, ce quinquennat fut l’occasion d’un grand pas en arrière pour la liberté d’expression et notamment de dérision en France : entre les humoristes virés des radios publiques ou programmés à des heures de très faible écoute, comme Guy Bedos en fit l’expérience, et les procès intentés par l’Élysée, il y avait vraiment de quoi se croire revenu en plein dans les années grises du giscardisme, d’où un climat d’inquiétude on ne peut plus légitime. Toutefois, comme il est peu probable que les dessinateurs de Charlie se soient vraiment autocensurés, la seconde hypothèse est la plus plausible : l’hebdo, tout comme le Groland, a tout bonnement été rattrapé par la réalité. En d’autres termes, avec Sarkozy au pouvoir, la réalité quotidienne s’est mise à ressembler de façon tout à fait convaincante à la caricature qu’on pouvait en faire ! Le gouvernement, Sarkozy le premier, était déjà une caricature de lui-même : tout ce que les humoristes n’auraient même pas osé imaginer en matière d’absurde et de bêtise, les Morano, Estrosi, Lefèbvre, Douillet et consorts le faisaient de leur propre initiative ! Aurait-on osé imaginer, à l’époque où Luz comparait Chirac à une « brosse à chiendent » que le président de le République apparaitrait dans un magazine « pipole » au bras d’un top-model (savoir si cela aurait déplu à Chirac n’est pas la question) ? Bref, à moins de sombrer dans la facilité et de dupliquer servilement une réalité devenue si ridicule qu’elle en était « incaricaturable », les humoristes de tous les horizons se sont vite retrouvés à court d’arguments.
Tout ça, évidemment, ne m’arrangeait guère : l’été avait été pourri, j’entrais en fac après deux ans de prépa et abordais donc un nouveau monde totalement inconnu, et je ne pouvais donc même plus compter sur les humoristes pour me faire supporter cinq années (voire plus) en Sarkozie… Devenir adulte s’annonçait moins facile que ce qu’on m’avait dit…
À suivre…