Révolution sauvage

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1/

La nuit était tombée depuis plus d’une heure quand Sabine crut apercevoir de la lumière à une centaine de mètres. A cette altitude et en plein milieu de la forêt, cela lui parut aussi inespéré qu’incongru, mais le vent et la pluie diluvienne qui la transperçaient de part en part achevèrent de la convaincre de tenter le coup. Elle quitta le sentier qui se transformait rapidement en torrent de boue et se mit en peine d’escalader la pente qui la séparait de son abri potentiel, en s’accrochant aux troncs pour ne pas glisser.

L’orage se mit à redoubler et c’est maintenant la grêle qui lui giflait le visage. A chaque fois qu’elle se projetait d’un arbre à un autre, l’écorce achevait de meurtrir ses mains déjà ankylosées par le froid. A quatre pattes dans la terre trempée, elle progressait, lentement, quand un formidable roulement de tonnerre la fit sursauter et rater un sapin majestueux au mitan de son ascension. Elle roula jusqu’en bas de la pente, le nez dans la boue, non sans s’être rompu les côtes au passage sur tous les conifères qu’elle avait pris pour appui.

Elle ravala les larmes qui lui rougissaient les yeux. Il fait déjà assez humide comme ça, pensa t-elle, pas besoin d’en rajouter. Puis elle rassembla son courage pour repartir à l’assaut. A peine eut-elle gravi quelques mètres qu’une branche tomba juste devant elle et dévala le raidillon à grande vitesse, cependant que le sentier, qui était devenu un véritable bourbier, commençait de lui dévorer les chevilles. Ivre de fatigue et de découragement, elle enroula ses bras autour d’un arbre et cria au secours.

Presque aussitôt, elle avisa un homme en haut de la pente. Il jeta un coup d’œil sur la situation, puis disparut. Sabine se mit à crier et à pleurer de plus belle, avant que l’inconnu ne réapparaisse. Il s’arrima solidement à un arbre à l’aide d’une corde, descendit chercher Sabine, la hissa sur son dos et la porta jusqu’à l’entrée de son logis avec une agilité étonnante. Le logis en question était plutôt une manière de cabane enfoncée dans une cavité rocheuse, parfaitement à l’abri des observateurs .

Le foyer n’était composé que d’une pièce, et il était meublé en tout et pour tout d’une table grossièrement taillée dans une pièce de bois et d’un lit dur sur lequel le samaritain posa Sabine. Il l’enroula dans une couverture aussi épaisse que miteuse. Puis il se saisit d’une bouteille d’alcool pour en remplir deux verres, et il en imprégna un tissu.

  • Mettez ça autour de vos mains. Attention, ça pique un peu.

Elle se saisit du chiffon, et serra les dents pour ne pas hurler tant ses plaies la brûlaient. Puis il lui tendit un verre et ajouta :

  • Et ça, c’est pour désinfecter l’intérieur.

Elle porta le verre à ses lèvres sans réfléchir. Effectivement, ça ressemblait plus à du feu liquide qu’à un médicament. Elle sentit deux grosses gouttes chaudes parcourir ses joues et eut brièvement la sensation que son sang était en train de bouillir, mais fit de son mieux pour n’en rien laisser paraître.

Au fond de la pièce, un chat s’étirait paresseusement près d’un poêle rudimentaire qui dégageait une chaleur réconfortante. Le félin s’approcha à petits pas graciles et frotta sa tête sur les jambes de l’intruse. Sabine le caressa du dos de la main, puis jeta un regard au propriétaire des lieux. Il faisait mijoter une sorte de ragoût dans une casserole bosselée.

  • Ça s’appelle comment ce que vous m’avez fait boire? tenta t-elle.

  • Alcool de pomme de terre aromatisé au pin.

  • Et vous, vous vous appelez comment?

  • Ça vous regarde pas, réplique t-il laconiquement.

Sabine fut surprise de la réponse de son hôte. Il s’était jusque là comporté avec une grande douceur, et tous ses gestes ne laissaient apparaître que la bienveillance. Ses cheveux qui lui tombaient au milieu du dos et sa barbe drue lui auraient donné l’air d’un ascète retiré du monde matériel depuis des siècles, s’il n’avait pas eu trente ans à tout casser.

  • J’ai eu beaucoup de chance de tomber sur vous. C’est la première fois que je me perds en randonnée. Et c’est la première fois qu’une tempête se déclare en plein milieu de la randonnée.

L’homme tira d’un carton un pull épais en laine et un pantalon de velours et les tendit à Sabine.

  • Faut pas se promener par là quand on connaît pas. C’est une réserve protégée. Mettez-ça avant que vos vêtements ne vous gèlent dessus. Désolé, c’est tout ce que j’ai de présentable.

  • Je connais très bien le coin, je le parcours depuis que je sais marcher, répliqua la jeune fille d’un air irrité. Et vous ne croyez pas que je vais me déshabiller devant vous?

  • Je vais fumer une clope dehors. Prévenez-moi quand vous avez fini.

Encore une fois, elle fut désarmée par la réponse. Les habits que lui avaient proposés l’homme étaient probablement ses seuls effets en bon état vu sa pauvre mise. Elle entendit la porte se fermer, et elle enfila à la hâte le pull et le pantalon. Elle se rendit compte de la maigreur de son hôte en constatant que le pantalon était exactement à sa taille, alors qu’elle lui rendait une quinzaine de centimètres. Un peu honteuse, elle sortit pour enjoindre l’homme de la rejoindre à l’abri. Celui-ci, assis sur une souche, le mégot au bec, et imperturbable sous la pluie battante, lui adressa un demi-sourire et entra.

  • Un autre verre avant de manger?

  • Non, merci. Mon mari doit être mort d’inquiétude, il a du appeler la police. C’est pas vraiment le moment de faire la fête.

  • Personne ne viendra vous chercher à cette heure-ci, il y a des coulées de boues partout et pas un hélico ne décollera avec cet orage. Demain matin, je vous ramènerai vers le sentier touristique et vous pourrez rejoindre votre petite famille. En attendant, vous n’avez rien d’autre à faire que manger, dormir et regarder la pluie tomber.

Elle trouva le potage délicieux, et se laissa aller à boire un petit verre en guise de digestif. Elle se roula dans la couverture sur le lit, et son amphitryon se roula un joint. Elle lui demanda si c’était du fait-maison, comme l’alcool de patate au pin, à quoi il répondit en opinant du chef. C’est pour bien dormir et pour faire de beaux rêves, ajouta t-il en lui tendant le cône. Elle tira deux lattes, et se sentit bien vite somnolente.

Le tonnerre ne la faisait plus sursauter et le rythme hypnotique des gouttes qui s’abattaient en rangs serrés sur la fenêtre la plongèrent rapidement dans une douce quiétude, puis dans un profond sommeil.

Le lendemain matin, le soleil jetait ses rayons de toute sa puissance sur la montagne. Sabine et son guide prirent la route. Au bout de quelques heures de marche, ils arrivèrent à l’orée du chemin touristique qui sépare le parcours de randonnée de la zone naturelle protégée.

  • Je m’arrête ici. Vous n’avez plus qu’à marcher tout droit pendant une demi-heure et vous revenez à la civilisation.

  • Je n’imagine même pas ce qu’il me serait arrivé si vous n’aviez pas été là. Comment pourrais-je assez vous remercier?

  • En ne parlant de moi à personne. Je ne tiens pas à voir les flics débarquer ici. Allez, dépêchez-vous, votre mari vous attend.

Il lui refit ce demi-sourire énigmatique qu’il avait eu quand il fumait sa cigarette la veille au soir. Elle eut envie de se pendre à son cou pour le remercier, mais il avait déjà tourné les talons et il disparut bien vite dans les bois.

2/

Hélas, les gendarmes ne mirent même pas deux jours avant de se présenter sur le pas de sa porte et de lui passer les bracelets. Il n’opposa aucune résistance, se contentant de hocher la tête en signe de dépit. Au terme d’un procès sommaire, il écopa de six mois de prison pour vagabondage et braconnage nocturne dans une réserve naturelle, quand bien même il n’avait jamais tué le moindre animal.

Pendant les premiers jours de son incarcération, il contempla longuement à travers la fenêtre de sa cellule le manteau végétal de la montagne. Il pensa à son chat qui n’avait plus personne à qui ramener des mulots éventrés. Puis il se fit rapidement à l’idée que les six mètres carrés de sa cellule constituaient désormais toute l’étendue de son domaine, réduisant sa présence au monde à la portion congrue.

A l’issue de sa peine, l’assistante sociale qui venait lui rendre des visites au parloir le cueillit et le mena au logement qu’elle lui avait trouvé. Il s’agissait d’un studio à peine plus grand que sa cellule ou que son réduit dans les bois, mais au moins disposait-il à présent de sa liberté de se mouvoir. Liberté dont il usa avec la plus grande parcimonie, tant l’idée de déambuler dans les rues commerçantes et de devoir parler avec des gens lui répugnait. Il passa ainsi des journées entières à dormir et des nuits complètes la tête entre les mains à méditer sur son avenir immédiat, le tout pour avoir le moins possible à supporter le bruit de ses voisins.

Deux questions lui torturaient l’esprit. La première était de savoir s’il n’aurait pas mieux fait de laisser la jeune fille se noyer dans la boue et errer sans fin dans la forêt, au lieu de la secourir. Certes, il coulerait peut-être encore des jours heureux au milieu de la faune et de la flore sauvages, mais sa conscience aurait-elle pu le supporter? La deuxième question consistait à se demander ce qui l’empêchait de repartir là-haut, de retourner se dissimuler encore plus profondément dans les bois, loin des touristes égarés et de la société des hommes.

Un soir enfin, il se décida à regagner son habitat solitaire et à abandonner définitivement son existence civile et légale. Il longea un boulevard jusqu’aux limites de la commune et contourna la scierie qui était à la fois le poumon et le poste-frontière du patelin. Son cœur battait à tout rompre, alors il respira un grand coup avant de s’engager dans les taillis.

Après à peine une heure de marche, il fut surpris par deux hommes qui le plaquèrent violemment au sol.

  • Qu’esse tu fous là, enfoiré? lui cracha à l’oreille l’un des assaillants.

  • Hervé? C’est moi, c’est Julien…

  • Julien qui?

  • Julien Meyer, de la scierie! Putain, mais lâche-moi!

Les agresseurs défirent leur étreinte et relevèrent Julien.

  • Meyer, c’est pas vrai? Mais bordel de merde, tout le monde croyait que t’étais mort, au village? Le père Dubois a même dit que tu t’étais sûrement suicidé après t’être fait virer!

  • J’étais venu dans les bois pour ça à la base, et puis finalement je m’y suis trouvé bien pendant trois ans. Mais l’année dernière, la fille Dubois s’est paumée dans mon secteur et m’a balancé aux flics.

  • La fille Dubois, hahaha! reprit Hervé, ça m’étonnerait, elle était folle de toi la gamine. C’est peut-être bien son dabe qui t’a fait enchrister s’il a appris que tu étais revenu dans ses jupons! Mais bon ça répond pas à ma question initiale, qu’esse tu fous dans le secteur?

  • Comme au début, je viens voir si je vais me pendre ou si j’emménage. Et vous, vous foutez quoi dans les bois en pleine nuit?

Les deux collègues de Julien se grattèrent la tête, et hésitèrent avant de répondre. Ils tinrent un rapide conciliabule à l’écart du jeune homme, puis se décidèrent à répondre à la requête.

  • Bon, t’as toujours été un gars de confiance, on peut te mettre au parfum. On s’est fait virer par le père Dubois nous aussi.

  • Vous avez mis le nez dans ses magouilles?

  • Nan, licenciement économique, une charrette de cinquante gars. Rien que du classique, la boîte fait du blé, veut en faire encore plus, envoie un quart du personnel à Pôle Emploi. Résultat des courses: des divorces, des dépressions, des crédits pas remboursés, des suicides… du coup le Dédé et moi, quand nos bourgeoises ont mis les voiles, on a décidé de plus se laisser faire. On a réuni une dizaine de bonhommes dans ce bois et on prépare notre revanche. On va zigouiller Dubois.

  • Sérieux? C’est pas six mois que vous encourez là, les gars!

  • Ouais, je sais, c’est perpète avec la préméditation et tout. Mais on s’en fout, on n’a plus rien à perdre. Rejoins-nous Julien. Tu pourras étrangler la p’tite Sabine à mains nues, avec tout ce qu’elle t’a fait, la garce.

  • Moi j’me réserve son petit fils de pute de mari, crut bon d’ajouter Dédé sans desserrer les dents.

  • Son mari, c’est le DRH. Le protégé de Dubois, le même qui t’a adressé ta lettre de licenciement.

  • Merci pour l’invite les gars. Je reconnais la noblesse de la cause, mais je me contenterai de sympathiser. J’en ai plus rien à foutre de ces conneries, je veux juste aller voir si je retrouve mon chat et s’il y a des trucs à récupérer à la cabane.

Dédé posa la main sur sa dague de chasseur, mais Hervé lui fit non de la tête. Il proposa à Julien de venir boire un coup au camp et dire bonjour aux collègues comploteurs, en souvenir du bon vieux temps. Julien répondit favorablement à l’invitation. Après avoir adressé ses vœux de réussite à la troupe, il prit congé et se mit en route vers son ancienne cachette. Hervé l’accompagna pendant quelques pas, et lui glissa:

  • Je sais que t’es réglo et que tu ne nous dénonceras pas, gamin. Mais on est vraiment déterminé, on va vraiment saigner ce gros porc de Dubois jusqu’à la dernière goutte. Pour les copains qui sont plus là, pour toutes ses sales manœuvres et pour le bien de tous.

Il inspira longuement, puis il planta son regard dans celui de Julien.

  • Mais il faut que je te dise un truc: on fera pas de prisonniers, on fera pas de quartiers. Je te recommande donc chaudement de ne pas t’attarder dans le coin quand ça va chauffer. Même si je t’aime bien, t’es avec nous ou t’es contre nous.

  • Entendu. Bonne chance, les mecs.

Hervé donna une franche accolade à Julien, tout en lui assénant de lourdes tapes affectueuses dans le dos avec ses grosses mains de bûcheron.

  • Te fous pas en l’air fiston. T’es un un mec bien. Et rase-moi ta putain de barbe si tu veux que ta Sabine te reconnaisse la prochaine fois.

3/

Le jour commençait à poindre quand Julien arriva à destination. Comme de juste, les gendarmes avaient détruit le refuge et ne s’étaient même pas donné la peine de ramasser les débris. Julien dégagea quelques planches, fit l’inventaire de ce qui pouvait être récupéré ou recyclé, puis essaya d’arracher un morceau de plancher. Sous l’endroit où trônait à l’époque sa table, il parvint à retirer deux bouteilles de son eau de vie artisanale. Il les glissa dans son sac à dos, puis il contourna l’amas rocheux qui abritait son logis pour s’enquérir de l’état de son potager.

Coup de bol, les bleus n’avaient pas poussé la curiosité jusque là. Il cueillit deux tomates bien juteuses et s’en revint à son logis. Il tira un matelas de sous les débris et s’y installa aussi confortablement que son pauvre ameublement le lui permit. Avant que de prendre la moindre décision, il décida de rester un peu là pour observer le soleil se lever en descendant l’une des ses bouteilles de tord-boyaux. A la troisième gorgée, il se demandait déjà si, compte tenu du fait que la lumière de l’astre du jour mettait huit minutes à arriver sur Terre, le Soleil devait régler son réveil en conséquence ou si, bon ouvrier, il décarrait du plumard à l’heure et de bonne humeur tous les matins. Quatre milliards d’années à se consumer l’hydrogène dans le même boulot, c’est quand même pas rien.

Il fut distrait par des pépiements aigus et un bruit de feuilles froissées. Comme il commençait à être passablement ivre, il dut faire un effort pour focaliser son regard sur le fourré où semblait se dérouler l’action, quand son chat en sortit, un oiseau entre les dents, gras et fier comme un président du Sénat fraîchement nommé. Le matou lui jeta un regard hébété, comme s’il cherchait dans sa mémoire où il avait déjà rencontré ce primate en haillons, puis il s’enfuit à toute allure dans les buissons pour finir de torturer sa proie.

Julien en fut ému aux larmes. Il était heureux de constater que le greffier avait pu échapper aux gendarmes et qu’il était en pleine santé, mais il aurait quand même donné toutes les années qui lui restaient à vivre pour cinq minutes de ronronnement intensif. Il jeta un regard vers les sommets, puis considéra le taudis où il vécut trois ans. Il pensa que peut-être, malgré tous ses efforts pour déranger le moins possible la forêt et ses habitants, il était encore de trop dans cet environnement. Un chat pouvait toujours redevenir sauvage, mais un homme, même armé des meilleures intentions, est toujours une manière de cousin encombrant qui vit aux crochets de la grande famille sylvestre. Ne pouvant s’inclure ni dans la nature ni dans la société des hommes, il décida d’aller pourrir en bas – là où c’est déjà sale.

Il versa un peu du contenu de sa bouteille sur le sol, histoire de trinquer une dernière fois avec la forêt, et s’en jeta une bonne rasade derrière la cravate. Alors qu’il avalait sa gorgée de poison, il constata que l’herbe avait jauni à l’endroit où il avait épandu l’apéro. Il s’empara de son paquetage et se mit en chemin vers la ville.

4/

Le lendemain après-midi, il fut tiré de sa gueule de bois par des coups sur la porte et des vociférations dans le couloir. Encore à moitié conscient, il déplia sa grande carcasse et se traîna piteusement vers l’entrée. A peine eut-il tourné la clé que la porte lui revint en plein museau et le fit choir sur le dos. Il reconnut Sylvère Dubois, le patron de la scierie, flanqué de son directeur des ressources humaines de gendre et de deux représentants des forces de l’ordre. Manifestement, les gaillards n’étaient pas venus prendre des nouvelles de la réinsertion de Julien dans la vie civile.

Dubois se jeta sur Julien et l’empoigna par le col, ce qui fit instantanément vomir le jeune homme et le libéra de l’emprise de son ancien patron avant que les condés n’eurent le temps de s’interposer.

  • Où est ma fille, Meyer? Qu’est ce que tu as fais d’elle, salopard? beugla Dubois.

Sa voix résonnait dans son immense bedaine comme dans une cloche un jour de mariage. Julien s’essuya la bouche et contempla le chef d’entreprise qui bavait de rage et que les pandores avaient le plus grand mal à retenir. Toujours cette même sale gueule de bourgeois repu, toujours cet air méprisant de baron de province, toujours ce vieux quintal et demi d’avarice et de cupidité. Bref, toujours aussi répugnant. Julien se releva, et se jeta sur son canapé.

  • Aucune idée d’où elle peut bien être, et j’en ai même franchement rien à secouer.

  • Elle a laissé une lettre mentionnant qu’elle était partie te chercher dans les bois ce matin. Elle sait que tu es sorti de prison, reprit le DRH. Et on a des images de la vidéosurveillance de la scierie prouvant que tu étais dans les bois il y a moins de deux jours. On a de quoi te faire coffrer jusqu’à la fin de tes jours si tu ne collabores pas.

  • Démerde-toi tout seul. C’est ta femme, c’est votre forêt et ce n’est pas mon problème.

  • Écoute, Julien, enchaîna Dubois qui était devenu subitement tout miel. Lâchez-moi, vous autres, fit-ils aux flics. Personne d’autre que toi ne peut retrouver Sabine dans ce massif. Cruche comme elle est, elle est sûrement déjà perdue. Je te promets que si tu nous aides, je saurai me montrer reconnaissant.

Julien ricana et le vieux Dubois dut prendre sur lui pour garder sa contenance et ne pas lui envoyer une avoine.

  • Quel est ton prix? Tu veux un billet d’avion pour un coin sauvage comme tu les aimes? Tu veux regagner ton poste avec un salaire doublé et des tickets restaurant?

Le DRH tiqua, mais Dubois lui fit signe de la boucler.

  • Demande-moi tout ce que tu veux, tu l’auras, pourvu que tu retrouves ma fille.

Le vieux avait l’air sérieux. Il était au bord des larmes. Alors ce gros tas de saindoux capitaliste, qui mettait des familles à la rue sans ménagement pourvu qu’il y eut de la thune à ramasser, était capable d’avoir des sentiments.

  • C’est bon, arrêtez les violons, Dubois. Je vais y aller, mais à une condition: lui vient avec moi, fit-il en désignant le DRH. Et personne d’autre. Vous pouvez vous foutre le contrat de travail et les tickets-restau au cul, avec toute ma reconnaissance.

  • On ne peut pas accepter, fit l’un des flics. Vous êtes le suspect numéro un.

  • Et bien venez aussi. On sait jamais, si on tombe sur des écureuils qui roulent bourrés à contre-sens, on leur inculquera le respect de l’ordre public.

  • Ça va, Meyer, ne fais pas le malin. C’est pour ça qu’on t’a viré, parce que tu ne sais pas la boucler, ajouta le DRH pour calmer le jeu.

Julien serra les dents, fourra des affaires dans un sac à dos, et enjoignit ses visiteurs à ne pas perdre de temps et à se mettre en marche. Les flics lui repassèrent les menottes et les serrèrent autant que possible, en attendant une éventuelle garde à vue pour lui apprendre la politesse.

5/

La troupe emprunta l’hélicoptère de la scierie pour se rendre à l’entrée de la réserve naturelle. La voiture de Sabine était garée à proximité du dernier refuge. L’employée confirma avoir vu passer la jeune femme plus tôt dans la journée, les yeux rougis, le souffle court et l’air à moitié possédée. Elle avait versé le contenu de son sac à main sur le comptoir en déclarant qu’elle n’avait plus besoin de toutes ces merdes, puis elle était partie au petit trot dans les bois, sans plus d’explications.

Julien estima que compte-tenu de l’heure de son passage, il ne mettrait pas plus de deux heures à la retrouver. Il se garda bien d’en informer ses coéquipiers.

  • Si ces messieurs de la police avaient l’obligeance de me défaire de mes bracelets, on pourrait peut-être y aller. Je n’ai pas franchement le temps de vous rappeler l’espérance de vie moyenne dans un lieu peuplé de bêtes sauvages, mais il serait sage de s’y coller avant que la nuit ne tombe.

  • Allez, lâchez-le, bordel! éructa Dubois à l’attention des forces de l’ordre.

Les gardiens de la paix s’exécutèrent à contre-coeur, et suivirent Julien et le DRH sur le chemin qui s’enfonçait sous la canopée. Au bout d’une demi-heure de marche, pas un mot n’avait été échangé. Le DRH tenta de briser le silence:

  • Comment tu peux reconnaître toutes les essences et ne jamais te perdre dans ce coin? Tout se ressemble, que des putains d’arbres tout le long!

  • Ferme ta gueule et écoute les arbres pousser, s’il te plaît.

  • C’est bon, calme toi, j’essaye juste d’être sympa. On n’a jamais vraiment parlé tous les deux. Tu étais un bon élément à l’époque.

  • Je sais. C’est sûrement pour ça que tu m’as viré.

  • Je sais que ce n’est pas toi qui nous a balancé à l’Inspection des Fraudes. Je t’ai viré parce que j’en avais marre d’entendre Sabine parler de toi toute la journée.

  • Non mais vraiment, ferme ta gueule. Dis-toi que ta femme est peut-être en train de se faire bouffer par une famille de sangliers à l’heure actuelle. Médite là-dessus et arrête de m’emmerder.

La perspective de retrouver son épouse en charpie le fit s’arrêter net. Il tomba à genoux, le visage dans les mains, et se mit à hurler son chagrin au grand étonnement des oiseaux, des fleurs, et même des policiers qui se précipitèrent à son chevet. Julien se demanda ce qu’ils avaient tous à chialer aujourd’hui, et en profita pour prendre discrètement la poudre d’escampette. Quand chacun eut repris ses esprits, Julien avait disparu. Le DRH et les flics se ruèrent à sa poursuite, et ne mirent pas longtemps à constater qu’ils étaient immanquablement perdus. Dans l’incapacité d’établir une connexion avec la ville, les trois hommes décidèrent d’attendre du secours et de préparer du feu, tant pour se prémunir de la tombée de la nuit que pour se rendre visibles.

Le plus jeune des policiers se proposa pour ce faire d’aller chercher du bois mort. Ne le voyant pas revenir, son collègue confia son arme au DRH et s’engagea aussi dans les sous-bois. Au bout d’à peine quelques mètres, il retrouva son binôme, une flèche bien enfoncée dans le crâne. Il eut à peine le temps de faire volte-face qu’une autre flèche se logea pile entre ses deux yeux, le laissant à la merci des charognards et de l’humus. Le DRH, transi par le froid et la frousse, se leva de la souche où il avait posé son cul hiérarchique et jeta un regard alentour. Un poing d’une demi-livre le cueillit au menton au milieu de sa rotation et l’assomma tout net.

  • Merci pour le coup de main, les gars. Ça, c’est la première partie du cadeau. Le vieux Dubois attend au refuge, vous n’avez plus qu’à vous servir.

  • C’est toi qu’il faut remercier, gamin, fit Hervé, le Dédé va être fou de joie!

  • J’aurais bien assisté à la cérémonie, mais il faut que je retrouve Sabine. Vous allez faire quoi, maintenant?

  • Mettre la tête à Dubois au bout d’une pique, foutre le feu à son usine, et vieillir en prison, je présume. Et toi?

  • Aucune idée. A chaque fois que je reviens ici, ça ne se passe jamais vraiment comme prévu, alors on verra bien. J’essaierai de trouver un point de vue agréable pour voir le feu d’artifice à la scierie.

  • Merci pour tout, mon grand. Et t’inquiète pas pour les flics, on prendra toutes les responsabilités. On n’est plus à un assassinat près.

Julien salua une dernière fois ses anciens collègues, et repris la route menant à sa cabane. Il savait qu’il y trouverait Sabine, mais il ne savait pas vraiment ce qu’il venait y chercher. Tout au long du chemin, il se demanda s’il devait la prendre dans ses bras, lui raconter ce qu’il était arrivé à son mari, s’ils allaient fonder une petite famille sauvage ou s’ils allaient vivre d’amour et d’alcool de pomme de terre. Trois ans dans la forêt lui avaient appris à ouvrir son cœur à l’universel, et il ne savait pas trop quoi faire de cette tendresse envers un particulier.

Comme prévu, il trouva Sabine, assise en tailleur sur les ruines de son logis. Il s’assit simplement à côté d’elle, lui prit la main, cependant qu’elle posa sa tête sur son épaule.

6/

Les gazettes locales et nationales s’emparèrent sans délai du fait divers. Un entrepreneur installé depuis des générations, éventré avec toute sa famille, son usine réduite en cendres, et des salariés laissés sur la paille, rendus fous par la précarité et la cruauté de leur employeur qui exerçait son empire comme un baron féodal.

La lutte des classes revint brièvement à la mode dans les débats télévisuels et politiques, puis l’affaire se tassa, remplacée par l’un ou l’autre élément du flux interminable de l’information spectacle.

Pendant ce temps, inaccessible à toute cette agitation, Julien remuait paisiblement la terre de son nouveau champ. Il s’était confectionné un collier avec la longue chevelure blonde et des ossements de Sabine. Son regard se porta sur la vallée en contrebas, et sur la rivière qui la découpait en jetant des scintillements.

Il épongea son front et pensa que vraiment, l’amour ne vaut que s’il est universel.

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