«La question n’est plus de savoir si une catastrophe d’ampleur planétaire, fut-elle financière, écologique ou militaire, va survenir. Elle adviendra. La question est désormais celle de l’après: quelles ressources serons-nous en mesure de mobiliser pour relever le plus grand défi que l’humanité ait jamais eu à affronter? ».
C’était l’incipit de mon quatrième roman, piqué dans un savant ouvrage d’économie sociale. Sans surprise, la catastrophe s’est pointée dans les temps impartis. Les banques sont d’abord tombées comme des dominos, et le monde entier, États comme particuliers, s’est retrouvé submergé par les dettes, les banqueroutes, les faillites. Les océans ont englouti les côtes et ont fait sortir fleuves et rivières de leur lit. En croisant au large de la Floride, on peut encore voir les derniers étages des plus hauts gratte-ciels de ce qui fut Miami. A Paris, il n’y a plus de rive droite et de rive gauche, mais un bras de mer cerné par le périphérique. La guerre et la famine ont achevé le boulot. Coup de pot,on a échappé de justesse à l’apocalypse nucléaire, faute d’énergie pour balancer des projectiles sur le voisin toujours ennemi. Dans les livres d’Histoire, on ne s’est pas trop cassé à trouver un nom à l’époque en la désignant sous le sobriquet de »la Catastrophe », avec un grand C comme Connards d’humains.
Le tableau n’est guère reluisant, mais on ne peut pas prétendre qu’on a été pris en traître. On a joué aux cons, comme un héroïnomane qui se dit »un dernier shoot et je rentre en cure » et dont le cœur s’arrête de battre dans la foulée.
Mais le pire pour moi, c’est que mon quatrième roman, celui qui devait m’apporter le Goncourt, l’Inter-alliés, le Pulitzer et le Nobel, n’est pas allé plus loin que ces quatre lignes fauchées à un brillant économiste (si, il y en a). A ma décharge, les vendanges furent désastreuses cette année là, à cause des cendres projetées par un volcan exotique; mon à-valoir et mon inspiration se donc vite évaporés dans la gnôle de contrebande.
Le brillant économiste n’est plus là pour le constater, mais l’humanité a fini par faire ce qu’elle sait faire de mieux depuis le commencement de son évolution: tirer parti d’un environnement hostile et reconstruire une civilisation. Une civilisation un peu bancale, un peu moche, un peu bricolée avec les moyens du bord, et confite de »plus jamais ça » qui durent ce que durent les roses, mais il faut bien commencer quelque part (pour les plus jeunes, la rose était une fleur réputée pour son parfum et pour son exemplarité en termes de déclinaisons latines).
Et un jour, un petit malin a eu l’idée d’appliquer les techniques de reproduction des bactéries aux particules élémentaires. Ne me demandez pas le détail, j’attends le Nobel de Littérature avant de me mettre à la physique. De fil en aiguille, on a obtenu un super ordinateur quantique, plus puissant que la totalité des machines existantes, autonome et doué d’une intelligence propre. Et pas con avec ça: le système a fait invalider des élections dont lui seul avait détecté les irrégularités, il a propagé ses connaissances vers d’autres machines, a réussi avec ses nouveaux copains à faire passer le monde d’une économie de subsistance à une période de prospérité, le tout en se déclarant à chaque bienfait »l’humble serviteur de l’espèce humaine ». Aujourd’hui encore, la bécane travaille en bonne intelligence avec notre espèce, qui aurait probablement disparu sans son intervention.
Or, depuis que mon éditeur avait succombé à la peste en cherchant des carcasses d’animaux morts à se mettre sous la dent, j’avais été banni de la grande famille du Café de Flore (délocalisé dans les Hauts de Seine depuis la Catastrophe) et contraint de m’en retourner dans ma Province natale. Même Frédéric Beigbeder, à qui je consentais des tarifs imbattables sur la MDMA et à qui j’avais consacré un livre parodiant gentiment son «Égoïste Romantique» me considérait désormais comme le dernier des ladres. Crève, pourriture germanopratine.
Je coulais donc des jours, sinon heureux, du moins paisibles à l’avant-dernier étage d’un immeuble qui en comptait seize. Il va sans dire que faute d’ascenseur, je ne sortais que mû par une nécessité impérieuse, à savoir acheter de la bière et des clopes. (encore une fois à l’attention de nos plus jeunes lecteurzélectrices, le vin était une boisson issue de la fermentation du raisin, qui faisait la fierté et la couperose de nos ancêtres. C’était quand même autrement meilleur que le houblon. D’ailleurs, le raisin pouvait être consommé cru. Alors que le houblon, non). Insoucieux de ce qui pouvait bien se passer dans un patelin qui comptait désormais trois mille habitants au lieu des quatre cent mille que j’avais laissés avant de transporter mon génie à la capitale, je n’avais jamais remarqué que les autorités et l’ordinateur quantique avaient décrété qu’il faudrait désormais bosser deux heures par jour. J’en conviens, c’est mieux que trente-cinq plombes hebdo à se trancher l’âme et le corps en rondelles, comme avant. Mais c’est toujours deux de trop pour le plus grand auteur ayant vécu entre Seille et Moselle.
C’est ainsi que je reçus un courriel m’informant que ma contribution au bien collectif était débitrice de presque deux cents heures de turbin, et que mon cas allait être étudié par les services sociaux. Le lendemain, un drone me livra un carton presque aussi haut que moi. Je m’attendais à ce que l’on scanne ma rétine, ou qu’on me prélève de l’ADN pour attester de mon identité. Mais non, le drone m’a tendu un bras mécanique au bout duquel pendait un stylo et un accusé de réception. Sensible tant à l’hommage rendu à mon art qu’au charme désuet de la procédure, j’ai signé le papelard et l’ai glissé à mon préposé volant. Celui-ci restait toutefois campé devant ma fenêtre.
- Un problème, M. le facteur? Vous désirez un café, peut-être?
- Veuillez ouvrir le colis et télécharger la mise à jour du programme »intégration sociale, sensibilisation aux enjeux de la vie en société, et psychothérapie ».
- Nan, mais là j’ai des trucs à faire, je l’ouvrirai dès que j’aurai cinq minutes, promis.
- Veuillez ouvrir le colis et télécharger la mise à jour du programme »intégration sociale, sensibilisation aux enjeux de la vie en société, et psychothérapie ».
Enfoiré de drone. Non seulement il ne comprenait rien à l’humour qui a payé un manoir à feu mon éditeur, mais en plus il m’oblige à faire des trucs que j’ai passé ma vie à éviter.
- Ça s’ouvre comment, pour commencer ?
- Veuillez presser le bouton blanc dans le coin supérieur gauche sur le haut du colis
- Ok…c’est vraiment urgent ?
- Veuillez presser le bouton blanc dans le coin supérieur gauche sur le haut du colis. Veuillez maintenant toucher votre sociobot pour engager la procédure de mise à jour.
J’ai dégagé une couche de trente centimètres de polystyrène et j’ai engagé ma main dans le colis. Aussitôt, la boîte s’est mise à vibrer et une femme en a surgi. J’ai bondi en arrière et j’ai roulé par-delà mon canapé. Le drone a enfin mis les bouts. J’ai fait le tour de la pièce à quatre pattes, à l’abri du bordel quotidien qui me tenait lieu de tranchée, et j’ai essayé d’observer le colis. Elle était plutôt mignonne, même si je dois reconnaître que j’ai toujours eu un faible pour les assistantes sociales. Et les violoncellistes aussi.Alors une assistante sociale qui joue du violoncelle, je tombe en pâmoison.
- Bonjour, je suis votre sociobot, fit-elle d’une voix d’ange. Veuillez m’attribuer un nom
- Je vous demande pardon ?
- Veuillez m’attribuer un nom. Cette procédure permettra d’établir une relation de confiance, gage d’efficacité dans le processus de réinsertion sociale.
- Oh, mais j’ai déjà confiance en vous. Et vous êtes ravissante pour un robot, si je puis me permettre.
- Veuillez m’attribuer un nom. J’ai été conçue sur la base des données de votre profil psychosocial. Un profil attrayant selon vos critères est un gage d’efficacité dans le processus de réinsertion sociale.
De ce point de vue, l’ordinateur quantique et les services sociaux avaient vu juste. En fait, elle n’était pas mignonne mais carrément splendide, malgré son teint siliconeux et son regard vide.
- Ben je sais pas, moi…Robert, ça vous va? J’avais un cochon d’Inde qui s’appelait comme ça quand j’étais gamin, j’ai été très affecté par sa disparition.
- Vous ne pouvez pas donner de nom masculin à un sociobot de profil féminin. Recherche de précédents dans les archives.
- Allez, faites pas votre robot cisgenre, on est presque au 22è siècle.
- Requête acceptée. Présence de traumatisme de l’enfance lié à la mort et à la peur de l’abandon. Étude de pistes thérapeutiques.
- Ça ne vous embêterait pas trop de faire des phrases complètes ? Vous êtes chez un écrivain de renom là, et je suis à deux doigts d’être offensé.
- J’accepte votre requête. J’y décèle un formalisme paradoxal avec votre aspiration à la liberté, mais cela peut nous permettre de mieux nous comprendre. Selon votre profil psychosocial, vous n’avez plus d’activité scripturale depuis plus de quinze ans. Veuillez me préciser si vous souhaitez reprendre votre carrière littéraire ou si vous souhaitez intégrer un poste plus adapté à vos capacités.
- Comment ça, plus adapté ? Dites donc, Robert, vous commencez à être impertinente, répondis-je en décapsulant une bière. D’ailleurs, on peut se tutoyer ?
Robert ne répondit pas tout de suite. Elle pencha curieusement la tête et ses pupilles se dilatèrent et se rétractèrent en une fraction de seconde.
- Vous faites quoi, là ?
- Je refuse votre requête. Notre relation est d’ordre médical et social. La relation de confiance ne peut devenir une relation de complicité, afin d’éviter tout risque de transfert. Par ailleurs, vous buvez trop.
La conversation commençant à souverainement me gonfler, je pris mon paletot et mon masque à oxygène et décidai d’aller me saouler en extérieur, comme au bon vieux temps où l’on pouvait se prélasser au bord de l’eau,
[…] En têtant des pétards
En rotant au bec des canards […]
comme je l’écrivis pendant ma période poète maudit.
Robert était toujours sur mes pas.
- Dites, Robert, je souhaite sortir pour me rendre à un rendez-vous, mais j’ai un peu mal au dos et il y a près de trois cent marches à descendre. Vous êtes bien chargée de m’aider à accomplir mes démarches, n’est-ce pas? Qu’est ce que vous pourriez faire pour m’aider ?
- Veuillez vous hisser sur mon dos. Demain, nous formulerons une demande d’attribution d’un logement plus conforme à vos capacités physiques.
Enfin, ma thérapie prenait un tour agréable. Robert me porta sans regimber et sans s’essouffler jusqu’en bas de l’immeuble. Bien arrimé à ses épaules, je remarquai que ses cheveux sentaient remarquablement bon et que sa peau était bien plus douce que ce que son aspect plastique m’avait laissé supposer. A la faveur d’une trouée dans un mur dans la cage d’escalier, je pouvais même voir dans le reflet d’une vitre ses faux seins ballotter à chaque marche. N’eut été ma saine détestation des poitrines artificielles et des cochons d’Inde qui s’appellent Robert, j’aurais pu tomber amoureux de cette aimable travailleuse sociale. Je suis sûr que ce connard de Beigbeder n’a même jamais foutu les pieds dans un CCAS. Encore une victoire de la littérature underground.
J’aurais bien poussé la chevauchée jusqu’au bar où je comptais me rendre, mais je craignais que Robert ne m’emmène de force au centre social où je n’avais d’ailleurs aucun rendez-vous. Certes, elle m’emmerdait profondément avec ses notes et ses recommandations thérapeutiques, mais elle m’agaçait encore plus lorsqu’elle ne disait rien, comme ce fut le cas pendant tout notre itinéraire. Sans doute recensait-elle en pensée tous les manquements et les outrages dont je me rendais coupable à l’égard de la société, pour m’en faire un compte rendu circonstancié pendant ma gueule de bois du lendemain. C’était impossible qu’elle ne se soit pas douté de ma fourberie. Même un corbeau sait quand ses congénères se foutent de sa gueule, alors une intelligence artificielle qui savait tout ou presque des ressorts de la psyché humaine, tu penses bien.
Arrivé au troquet, je me défis de mon masque à oxygène et commençai de copieusement me rincer la dalle. Il y avait deux ou trois autres clients flanqués de sociobots. Des mecs encore plus réfractaires au travail que moi, qui soignaient déjà leurs cirrhoses avant la Catastrophe, qui seront encore là à la prochaine fin du monde, et que même le tout-puissant ordinateur quantique ne saurait tirer de leur flemme. Les robots restaient sagement aux côtés de leurs protégés, ne picolaient évidemment pas, pas plus qu’ils n’échangeaient sur leurs expériences professionnelles ou se lamentaient de leurs boulots de merde au milieu de ce ramassis de paumés.
Après quelques heures, j’étais assez rond pour faire douter tous les flat-earthers de leur conception moyenâgeuse du cosmos. Robert me tenait fermement par le bras cependant que je l’assaillais de questions.
- Robert, est ce que tu as des sentiments ?
- Seulement des émotions primaires. Veuillez me vouvoyer.
- Robert, est-ce que tu vas mourir un jour ?
- Oui, je suis composée de matières organiques corruptibles. Veuillez me vouvoyer.
- Robert, est-ce que tu m’aimes ?
- J’éprouve pour vous compassion et respect. Veuillez me vouvoyer.
Elle me jeta sur ses épaules et me traîna jusqu’à mon logement. J’estime m’être endormi entre le sixième et le septième étage, parce qu’au quatrième, là où il y a le trou dans le mur, j’ai essayé de mater ses seins, la tête en bas. Quand je me réveillai le lendemain, elle était assise sur le bord de mon lit.
- Exceptionnellement, j’ai préparé votre petit-déjeuner afin que vous soyez à l’heure à votre travail hebdomadaire. Dès à présent, nous allons engager le protocole visant à réduire de façon drastique votre consommation d’alcool. Sitôt sevré, vous retrouverez le plaisir de prendre soin de vous.
- Putain, j’ai pas déjeuné depuis 1990, je crois…c’est la première fois qu’une femme m’emmène le p’tit dèj au lit.
- Veuillez surveiller votre langage. Je vous rappelle que je ne suis pas une femme mais un sociobot.
Malgré ma xylocéphalée, j’ai dévoré le petit-déjeuner, j’ai chantonné sous la douche, et je suis parti presque guilleret exercer le premier boulot de toute ma vie. Robert m’avait eu à la douceur, la garce. Si seulement elle savait jouer du violoncelle.
Le boulot était relativement simple, des tâches agricoles que j’ai bâclées vite fait bien fait. C’est le seul moment de la semaine où mon sociobot me lâchait la grappe, ce qui contribua largement à ma bonne humeur. Retour du turbin, elle m’a quand même manqué quand j’ai dû me farcir l’ascension de ma tour. J’ai pratiquement gravi les trois derniers en étages en rampant, maudissant Dieu, la physique quantique et une société qui peut m’assigner une boîte de conserve intelligente mais pas réparer un putain d’ascenseur.
Arrivé au sommet, mon copain Arnaud m’attendait sur le palier, accompagné d’un gazier que je ne remettais pas. Lequel gazier se chargea de me relever et de me soutenir tandis que je faisais de mon mieux pour garder mes poumons à l’intérieur de ma cage thoracique.
- Merci villmolls, Andy, fit Arnaud à son camarade.
- Salut gros, comment que c’est? Qu’est ce qui t’amène ? Pourquoi tu m’as pas attendu en bas, ce serait allé plus vite pour aller au bar ?
- T’inquiète, Andy m’a porté. C’est le sociobot que les autorités luxembourgeoises m’ont collé au train.
- Ah merde, toi aussi ? Le mien ne devrait pas tarder à arriver, je sors juste de mon STO.
- Justement, c’est de ça que je viens te causer.
On est entré tous ensemble, et j’ai dégainé les canettes de binouze.
- T’en as une pour mon pote Andy aussi ?
- Il a le droit de boire, le tien ? Robert ne boit que de la flotte.
- C’est la loi du Grand Duché, l’ami. Bon, venons-en au fait. Tu parles toujours espagnol ?
- Euh, ouais, un peu, pourquoi ?
- Andy est complètement paumé depuis qu’on a traversé la frontière. Il met en gros deux minutes à télécharger un nouveau langage, et dans l’intervalle, il entrave que couic. Donc il va falloir faire vite.
- Attends, deux secondes…au Luxembourg, ton sociobot est aussi conçu selon ton profil psychosocial ?
- Ben oui…
- Alors pourquoi Andy est le sosie de Ryan Gosling ?
- C’est un excellent acteur, et..
- Arrête, il est aussi expressif qu’une enclume neurasthénique. Mais c’est bien mec, je suis content que tu assumes enfin.
- Pfff….regarde. Andy, j’ai besoin d’un moment d’intimité avec mon ami. Pourrais-tu s’il te plaît te faire un peu discret ?
Andy se mit en veille, et Arnaud commença à palabrer. En substance, il avait un ami à Trèves qui avait constaté que son robot déconnait à plein tonneau sitôt qu’il changeait de pays. Manifestement, le grand ordinateur quantique avait du mal à télécharger les législations applicables et à les coordonner avec celles du pays d’origine du sociobot. Les machines avaient réussi à bâtir des monuments de cohérence législative dans chaque pays, en fonction de ses ressources, de la culture et de l’Histoire de ses habitants, et des objectifs fixés par chaque gouvernement. En revanche, les robots n’étaient pas plus malins que nous dès qu’il s’agissait de mettre en œuvre une politique globale .
Robert fit son entrée à ce moment. Changement de langage, on passe à l’espéranto. La tête de Robert oscillait bizarrement d’Arnaud et moi à son collègue d’Outre-Alzette. Le but de la manœuvre était donc d’emmener nos sociobots et celui du collègue germain en Suisse pour leur faire péter un câble en mélangeant leurs données à chaque changement de canton.
Mon quatrième roman, »La conscience de classe chez les robots sociaux » fut un véritable succès d’édition, salué par la critique, par le public et même par le grand ordinateur quantique qui me fit part en personne (en tout cas, en quanta) de sa satisfaction de me revoir au travail. Je suis resté à Metz, dans ma tour d’argent en béton, j’ai gardé l’exosquelette de Robert avec ses faux seins, et j’ai gagné quelques prix littéraires mineurs. Frédéric Beigbeder a obtenu son sixième Nobel. On s’est quand même un peu rabiboché. Il tient encore bien la vodka pour un mec de 119 ans.