Sixtine

L’avantage avec Sixtine, c’est que je n’avais même pas besoin de lui donner rendez-vous : elle savait toujours où me trouver. J’ai senti sa présence sous les draps dès avant d’ouvrir les yeux. Comme d’habitude, elle était affalée sur moi, elle avait pris toutes les couvertures, et me serrait contre elle aux frontières de l’apoplexie.

Elle était envahissante, mais dans un sens elle était aussi belle et paisible. Elle avait ce côté rassurant qu’ont les vieilles habitudes qu’on s’étonne parfois d’entretenir. On était une sorte de vieux couple, des amants d’occasion, des amis de longue date qui s’apportaient mutuellement le réconfort et l’affection que le monde nous accordait avec la plus extrême parcimonie.

Je n’avais toujours pas ouvert les paupières. J’aurais bien voulu qu’elle s’en aille et qu’elle me laisse émerger tranquillement. Mais elle savait que je ne dormais pas. J’avais les tempes qui cognaient, les yeux qui essayaient de s’échapper de leurs orbites, et une soif inextinguible.

• Bonjour mon chéri, qu’elle m’a fait.

• Putain, arrête de m’appeler comme ça, on n’est pas dans un livre d’Alexandre Jardin, là.

J’ai essayé de me dégager de son étreinte pour préparer le petit déjeuner. La cafetière était vide. J’ai fouillé dans le placard à la recherche de thé, ou de n’importe quoi qui se mélange avec de l’eau chaude et qui fera office d’ersatz. Sixtine était toujours cramponnée à moi comme un soupçon de corruption à un homme politique.

• Tu as encore un peu exagéré hier soir. Heureusement que je suis là pour m’occuper de toi, hein ?

• Justement, il fallait que je t’en parle.

Elle s’est assise à la table de la cuisine. Elle a croisé les jambes et a fixé ses grands yeux violets en plein dans les miens, tandis que je cherchais toujours désespérément de quoi accompagner mes trois clopes matinales. Je me demandais aussi comment elle faisait pour planter son regard dans le mien alors que je lui tournais le dos, sans que ça me perturbe plus que ça. A court de ressources, j’ai pris une cannette de bière au frigo et j’ai rejoint Sixtine à table.

• Alors, mon grand, qu’est ce que tu as de si important à me dire ?

La douceur de sa voix m’agaçait. Le contact de sa main brûlante sur la mienne m’énervait. Son air compatissant me donnait envie de lui passer le cendrier à travers la gorge. Bref, je ne suis pas sociable en temps ordinaire, et je suis même un dragon au réveil, à plus forte raison pendant une pénurie de café. Toutefois, ce que j’avais à lui dire était suffisamment douloureux pour que je prenne des gants, des pincettes et sur moi.

• Sixtine, je veux qu’on arrête de se voir. Franchement, j’en peux plus, tu me tortures.

• Rappelle-moi, combien de fois tu m’as déjà dit ça ? Et combien de fois je suis revenue après ?

• Mais c’est bien ça le problème, je ne t’ai jamais demandé de venir ! C’est toi qui t’incruste à chaque fois, et tu sais combien ça me rend malheureux.

• Tu ne retrouveras jamais quelqu’un comme moi, tu sais ?

• Mais j’espère bien, putain !

Elle ne s’est même pas départie de son sourire. Au contraire, elle s’est levée et est revenue se coller à moi, par derrière, et elle me caressait les cheveux. Puis elle m’a attiré dans la chambre, en me promettant que je pourrais profiter d’elle autant que je voudrais. Elle partirait en fin d’après-midi si j’étais gentil.

Une fois sur le plumard, elle m’a fermé les yeux d’un baiser sur chaque paupière, et je me suis laissé faire. Je me suis laissé battre, mordre, secouer et j’ai subi à peu près tout ce qu’une femme aussi irréelle pouvait infliger à un homme aussi peu déterminé. J’en avais vraiment marre d’être aussi faible avec elle. Depuis qu’on s’est rencontrés il y a quinze ans environ, je n’ai jamais réussi à la virer proprement et promptement. Je suis son jouet, et elle ne se gêne pas pour me le faire savoir.

Mais là, c’était vraiment trop. J’ai eu un haut le cœur, puis un deuxième, ce qui la fit beaucoup rire. Puis je me suis retourné et j’ai gerbé par terre sans discontinuer, à côté du lit, comme une putain de gargouille. Tout le menu de la cantine de la veille y est passé. Quand j’ai relevé la tête, Sixtine ne riait plus. Elle avait compris.

• Cette fois, c’est vraiment fini, Sixtine. On se fait trop de mal tous les deux.

• Non, ne fais pas ça. Attends un peu…on peut discuter….on peut espacer nos relations si tu veux…

J’ai foncé dans la salle de bains et j’ai pris deux cachets d’aspirine cul-sec. Sixtine a fondu en larmes, et s’est évaporée au bout d’un petit quart d’heure.

Depuis, je bois toujours un verre d’eau entre deux vodkas, pour être bien sûr qu’elle ne reviendra pas. J’ai des stocks d’aspirine à faire craquer le placard. Et j’achète les paquets de café par cinq, pour être certain de ne jamais en manquer.

Je dois bien admettre que parfois elle me manque, mais je sais qu’elle est pleine de ressources et qu’elle ne tardera pas à se trouver quelqu’un d’autre. Un mec plus jeune, plus fort que moi, qui saura l’aimer comme je l’ai aimée les premières années.

Dommage que je sois trop vieux pour ces conneries. Adieu Sixtine, adieu ma gueule de bois. Je t’aimais bien, tu sais.