Les archives

La première fois que l’adjudant Lebourgeois aperçut l’aéroport de N’Djaména, nommé Fort-Lamy à cette époque, il frissonna pour deux raisons, d’abord à cause de la froide humidité ambiante, ensuite parce qu’il éprouvait une profonde déception en découvrant le Tchad.

« Heureusement, pensa-t-il, que je ne suis pas affecté ici. »

C’était l’escale de cinq heures du matin. Or que distinguait-il, au milieu de ces ténèbres ? Une terre sombre et dénudée, plate comme la main, totalement, jusqu’à l’horizon avec çà et là, des nuées grisâtres, brouillard indéfinissable. Partout sur le sol de grandes flaques d’eau noires apparaissaient sous les reflets des projecteurs jaunâtres. Enfin à faible hauteur, au-dessus de ces milliers de flaques, tournoyaient en nombre infini des nuages de moustiques, seuls êtres vivants à signaler lorsque l’on tournait le dos à la tour de contrôle qui faisait face à cette immensité déserte.

« Dieu merci, nous repartons », dit-il.

Car les quatre moteurs du Super Constellation recommençaient à tonner et les hélices à tourner.

Il soupira de soulagement.

Mais où allait-il ? Pour lui, c’était vers l’inconnu, car telle est l’existence du militaire. Il n’avait encore jamais vu son lieu de destination : Moulasso.

Cela faisait maintenant huit ans qu’il était adjudant et il devinait, sans oser se l’avouer, qu’il ne décollerait plus de ce grade…  Sa carrière stagnerait jusqu’à la retraite, comme stagnait l’eau sur ce pays désolé.

Ah, s’il était né plus tôt ! S’il avait été résistant, il aurait pu franchir, même sans beaucoup d’instruction, la barrière séparant les inférieurs des supérieurs et qui lui semblait maintenant inamovible !

 

Au bout d’une heure de vol, l’avion atterrissait à nouveau. Enfin Moulasso ! C’était un moment glorieux, car le soleil se levait, souverain du territoire, énorme boule orangée qui paraissait emplir le ciel nu. Tout devenait rose. Le paysage était transfiguré. La journée s’inaugurait par la meilleure période, à cause d’une fraîcheur où chacun se sentait à l’aise, pour peu de temps, il est vrai.

Des femmes grandes et belles cheminaient, une amphore sur l’épaule, entièrement vêtues de bleu, avec des anneaux d’or aux oreilles et à la narine. Des hommes à l’allure noble, enveloppés dans leur toge brodée, blanche ou bleu pâle, arboraient un bonnet haut. Dans leurs visages sombres, les traits étaient fins. Ils appartenaient à la religion musulmane, on les appelait des Haoussas. Non loin du point d’atterrissage, se groupait un petit village tchadien, aux maisons de terre battue couleur du sable, ayant des allures de forteresses, avec des créneaux et des tours carrées.

Aucun Français n’était en vue.

Et le terrain d’atterrissage, pensa l’adjudant, fallait le deviner !

Ni asphalte, ni balises.  Le cas échéant, pour éclairer le sol, on alignait des bidons pleins d’essence que l’on enflammerait. Pas non plus de tour de contrôle. Une baraque blanchie à la chaux, avec un toit de tôle ondulée abriterait « le bureau du commandant de l’aérodrome » et ce commandant, ce serait lui, Lebourgeois, qui s’assiérait du matin au soir entre quatre murs, sous un ventilateur défaillant, en compagnie de quelques plantons noirs.

Un casque à écouteurs… Pour ne rien entendre de la journée, un micro pour parler à des pilotes éternellement absents !

Il fallait empêcher les troupeaux de zébus de s’égayer sur la piste, repousser les mères de famille et leurs nombreux mômes, car en dépit de tout, la discipline devait être maintenue.

 

Le soir les pique-bœufs, grands oiseaux blancs, se posaient sur les bosses des zébus. L’adjudant aimait les observer, tandis qu’ils rosissaient dans les rayons obliques du couchant. De leurs becs, ils fouillaient cruellement le dos de ces pauvres boeufs africains, en leur apportant toutefois en même temps un soulagement, car ils se nourrissaient de leurs parasites.

Rien n’était bien nouveau pour Lebourgeois qui avait vu l’Algérie, sauf sa solitude d’homme blanc. Celle-ci subsistait même lorsque surgissait, venue de nulle part semblait-il, quelque troupe bruyante et colorée au langage incompréhensible. Par malheur, il fallait se méfier de tout et cela causait de l’angoisse, d’abord à cause du paludisme, on devait avaler chaque jour, pour ne pas l’attraper, un comprimé qui laissait dans la bouche subsister un goût amer, de la nivaquine.

Et ensuite prendre garde aux séductrices, peut-être aussi aux sorciers.

Les hyènes approchaient la nuit de sa « case », pour fouiller dans un paquet d’ordures mal ficelées.

L’alcool… on n’aurait que trop tendance à en abuser à cause de ce sentiment d’exil qui vous étreint le cœur… La bière est tiède, le frigidaire à pétrole est en panne, le whisky est servi dans de gros verres de cuisine, il fait passer la nivaquine, un drôle de mélange !

Quant à la seule et unique jeep, si elle est en panne, comment se procurer les pièces détachées ? Quel problème ! Il faut des semaines parfois pour les faire venir de Bangui ou de Fort-Lamy, ville qu’il regrette maintenant, car c’est la capitale. Attention, si l’on s’aventure sur les pistes, il y a de tels nids de poule que l’on pourrait casser un essieu.

Cependant, le sous-off est toujours présent, comme attaché à son poste récepteur au cas où, par hasard, il recevrait un ordre envoyé sur les ondes.

Ah, c’est beau cette vie de célibat ! Encore combien d’années à tirer ici ? Mais que suis-je donc venu fiche dans ce bled, se demande-t-il vingt fois par jour.

Si seulement il pouvait pousser jusqu’au Tibesti, ce serait magnifique, mais il ne doit pas s’absenter aussi longtemps, il est le gardien de cet ancien terrain désaffecté qui a été créé pendant la guerre, au temps héroïque du passage du colonel Leclerc.          .

Sa consolation, ce sont les sourires éclatants de ces braves plantons. Il affectionne. En particulier le jeune Titus. Quels noms bizarres ont choisis les bons Pères pour baptiser les enfants. On se croirait au temps de l’empire romain.

Titus, qui parait ravi de sa présence, lui a fait visiter les hangars plutôt sommaires, mais vastes. Il n’y a plus là-dessous que des carcasses d’appareils : Piper Cubs, Mosquitos, Dakotas.

Celui qui est encore beau est un Junker 52 hors d’usage, le bout carré d’une de ses ailes métalliques se dresse contre le ciel, car il n’est pas dans le hangar, il est resté planté au milieu de la piste.

C’était le tri-moteur utilisé par les Allemands pour envahir l’Europe occidentale, le dix mai 1940. L’appareil semble narguer Lebourgeois, à cent mètres en face du bureau. Un danger ? Il le serait, si cette piste indéterminée n’était pas un désert !

Que peut bien faire le pauvre Français pour occuper ses journées, sinon rêver ? Et l’on dirait qu’encouragé par le climat, le rêve grandit, symbolisé par le vent de sable que soulèvent les « Djinns » ; il prend des proportions gigantesques et menacerait sa raison, si Lebourgeois ne conservait, heureusement pour lui, son sens de l’humour !

Il se souvient qu’en étant petit, il aimait voler en avion, il aurait voulu devenir pilote, mais sa paresse l’avait empêché de prendre ses études au sérieux, alors, à vingt ans, il s’était engagé dans l’Armée de l’Air, il en avait pris pour vingt ans ! Il avait cru tenir sa chance, il n’en eut guère. La conquête de son grade avait été lente et pénible. Après avoir longtemps moisi sur l’immense base d’Évreux, où il avait monté la garde par les nuits glaciales, il avait demandé sa mutation en Afrique, histoire de se réchauffer un peu !

Au lieu de piloter, il avait dû apprendre le morse. On lui avait laissé l’espoir de devenir contrôleur aérien. Cela n’aurait pas été mal, à condition qu’il y eut des avions ! En partant pour le Tchad, il avait espéré découvrir l’aventure avec un grand « A ». Or l’aventure, ce n’était plus aujourd’hui que son rêve.

Il s’y abandonne. Il imagine d’abord qu’il est pilote, commandant de bord. C’est lui qui a élégamment posé le Junker 52 sur ce terrain improvisé. Il vient de Douala, où il a participé, de nuit, à la prise de la ville par Leclerc. En route, il a fait escale à Fort-Lamy, où il a serré la main du brave Félix Éboué, le Président noir à qui l’on doit le ralliement du Tchad à De Gaulle.

En survolant Moulasso il a, grâce à son regard d’aigle, immédiatement compris le parti que l’on pouvait tirer de ce site : créer un aérodrome. Ce serait un lieu de passage idéal, une halte   pour   le ravitaillement   des avions   s’entrecroisant   du   Cameroun   au Tchad, vers Oubangui et surtout en liaison avec le front de Tunisie, une position clé dans le trafic aérien de l’armée. Il avait donc mis en œuvre ce projet, né de son cerveau fertile. C’était lui qui avait fait bâtir la seule maison « en dur », édifié les vastes hangars, reçu les pilotes et roulé de ses mains leurs appareils à l’abri des tempêtes.

De plus, il lançait ses Noirs dans le bled, afin qu’ils rapportent le produit de leurs chasses : pintades, canards, antilopes, phacochères, de sorte qu’il avait pu offrir des festins aux officiers de passage. C’est qu’il s’y connaissait en cuisine, il aurait pu ouvrir un restaurant dans le plus chic quartier de Paris !

Il ne recevait que des éloges, car il prévoyait tout : ravitaillements en carburants, approvisionnements en pièces détachées, réparation des moteurs en pleine nuit, à la lumière d’un transfo, qu’il a fait installer.

Enfin, il avait eu l’honneur insigne de recevoir le colonel Leclerc, qui l’avait chaudement félicité pour son infatigable énergie et son esprit d’initiative. Puis, aux commandes du Junker, il avait piloté au-dessus du Sahara et avait réussi à rallier le front de Tunisie, malgré le chergui, vent de sable rougeoyant le ciel et diminuant la visibilité, pour y déposer enfin, près de Carthage, le chef de la 2ème D.B.

Pour donner à ce rêve une teinte de réalité, chaque matin, après avoir fait hisser les couleurs, il ordonne à ses hommes de le suivre à quelque distance, et d’un pas martial, il se dirige vers le Junker, en imaginant qu’il va piloter Leclerc. Il ouvre alors la porte rouillée qui grince horriblement et se hisse au poste de pilotage.

« Colonel, installez-vous à l’aise, à ma droite. Ceinture attachée ? Contact !  Je lance les moteurs, Un, Deux, Trois, pouce en l’air je signale au planton de retirer les cales. »

Redevenu gosse, Lebourgeois fait semblant d’appuyer sur la manette des gaz, de tirer le manche, d’actionner les pédales.  Ce faisant, comme à l’âge de quatre ans, il imite le bruit du moteur.

Lorsque le jeu a assez duré, il redescend de l’appareil et ordonne à sa section, demeurée à six pas, de lui présenter les armes – forcément, puisque Leclerc est à ses côtés.

Les Noirs sont très comédiens, ils sont ravis et s’exécutent de bon cœur.

Et ce rêve fantastique, mis en scène comme un scénario, enchante tellement Lebourgeois qu’il le reprend tous les jours en l’agrémentant…

Maintenant il a sauvé juste à temps la vie du colonel Leclerc en tuant d’un coup de pierre, et d’un seul, un serpent mortel qu’il a atteint à la tête, grâce à son infaillible sang-froid. Ému, le colonel lui a donné l’accolade et lui a promis une décoration. Laquelle cela pourrait-il bien être ? La médaille de la valeur militaire ?

Il invente des chevauchées sans fin. Descendant d’un Piper Cub, il se hisse sur le dos d’un d’un beau dromadaire blanc, qui se dresse sur ses pattes après avoir grogné comme rugit un lion, puis il s’élance au galop. Après une halte dans une oasis, c’est un fringant étalon qu’il enfourche, en s’appuyant ensuite contre le haut dossier triangulaire de la selle arabe.

Bref, sa vie est fantastique !

Mais un matin, une voix imprévue résonne dans le poste récepteur. Un ordre vient d’en haut, Lebourgeois écoute fébrilement.

La visite d’inspection du Lieutenant-colonel Desarais est annoncée à Moulasso.  Il sera accompagné de son ordonnance Letaneur et de deux soldats, Branchu et Lebeur.

Catastrophe : il va falloir revenir au réel !

« Que veulent-ils donc, soupire l’adjudant. Ici, c’est le désert ! Et je commençais à m’y plaire, j ‘aime bien les gens du pays. »       –

 

Cependant le lieutenant-colonel Desarais, au cours de son vol vers Moulasso, réfléchit à l’importance de sa mission.  Il s’agit de transformer ce vieux terrain à l’abandon en un aérodrome moderne, pourvu d’une piste immense qui permettrait, pour la première fois dans ces régions d’Afrique, l’atterrissage d’un jet ! Car la France vient de créer un moyen courrier à réaction, chef d’œuvre de technologie et d’élégance : la Caravelle ! Et ce serait Jacqueline Auriol en personne qui, en l’inaugurant, viendrait la poser au Tchad. Et si elle venait faire escale à Moulasso, tous les espoirs seraient permis pour que, lui Desarais, apparaisse au tableau d’avancement pour le grade de colonel à cinq galons pleins ! Et, plus tard, peut-être pour celui de général…

 

Non sans une certaine appréhension, Lebourgeois salue son chef à sa descente d’avion. Ce dernier n’a pas l’air aimable.

« Comment avez-vous pu laisser ce vieux zinc pourri au milieu de la piste, demande-t-il. La première chose à faire était de le retirer…

– Colonel, je respecte l’Histoire, ici, c’est un musée de l’air… »

Furieux, le lieutenant-colonel hausse les épaules.

« Vous n’allez pas rigoler avec ce mec-là, glisse Branchu à Lebourgeois, quand ils se retrouvent tous les trois.

– Ce qu’il peut être contrariant… Sûr qu’il est natif du scorpion », renchérit Lebeur, qui est féru d’astrologie.

La sueur dégouline sur le nez de l’adjudant qui longe la piste par un soleil écrasant. Il se met en quatre, pour faire tout visiter. En même temps, il ne peut s’empêcher, en guise de consolation, d’inventer secrètement une suite à son scénario : il est tombé aux mains de l’ennemi, un groupe d’Africains dissidents veut provoquer la révolution au Tchad et il est leur otage…

 

Après l’inspection des bâtiments, on passe au bureau du commandant – c’est là que lui pauvre otage, imagine-t-il, va être jugé et condamné.

Desarais essuie ses lunettes cerclées de métal que les gouttes de transpiration ont rendu inutilisables.

Oui, il allait les voir, ces satanées archives. Elles sont classées avec leurs dates et même définitivement classées – c’est le moment, pour l’otage, d’affronter le peloton d’exécution, mais il est prêt à tout. Il n’a plus peur, la gouaille de son enfance parisienne lui revient.

« Voilà, mon colonel, voilà les archives ! »

Et, d’un geste large, il désigne une rangée de bocaux.

Le lieutenant-colonel avale sa salive de travers.

« Je les ai classées par années : 1949,1950,1951, etc. Les bocaux sont étiquetés.

– Mais qu’y a-t-il dedans ? »

Il n’en croit pas ses yeux.

Des cendres, mon colonel, les cendres des archives.

 

Le pauvre Lebourgeois ne fit jamais la connaissance de Jacqueline Auriol, car il fut envoyé se battre en Indochine !

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