Minable, assez minable

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Cher Monsieur Ayrault,

comme notre ami commun Gérard Depardieu a pris la peine de vous écrire une lettre, je me suis dit que j’allais faire de même. En effet, je ne savais plus à qui écrire pour satisfaire ma graphomanie saisonnière à l’approche du solstice d’hiver depuis que je ne crois plus au Père Noël. Et comme il y a longtemps que je ne mets plus de Coca dans mon whisky, j’étais doublement déçu par le gros bonhomme rouge, donc je saisis la belle occasion que me lance le nouveau Néchinois même si je déplore le calembour. Cela dit, ne vous faites pas d’illusions: je ne crois pas non plus au Parti Socialiste, c’est juste que j’aime bien écrire des lettres. Le citoyen Depardieu prend la mouche quand on qualifie son déménagement fiscal de « minable », mais vous allez bientôt savoir qu’il n’y a pas que les membres du club des assujettis à l’ISF qui rendraient bien leur passeport.

Donc, pour paraphraser Gégé, je suis né en 1980 et je n’ai jamais monté d’appétence particulière pour le boulot, ni pour aucune autre forme de masochisme. J’ai presque toujours réussi à échapper à l’impôt sur le revenu grâce à notre glorieux marché du travail fait de contrats à durée déterminée et salaire minimum interprofessionnel de croissance, sauf une année ou deux années particulièrement fastes où j’ai pris dix kilos tant l’estomac se substitue au cerveau quand on consent à sacrifier à la sédentarité professionnelle. Notez bien que je ne me plains pas, je souligne juste que je suis trop jeune pour entamer une carrière fructueuse, créer une famille, et mourir -physiquement et mentalement- dans mon cholestérol et dans un pavillon de banlieue.

En revanche, nombre de nos concitoyens qui ont fait ce choix de vie sont en droit de penser que vous vous foutez un peu de leur gueule avec votre minable micro-augmentation de 0,03% du SMIC. Je comprends bien que c’est la crise, que les caisses sont vides et que les méchants pigeons vous font peur avec leurs becs acérés et leurs serres qui ont déjà empoigné maint enfant de ministre pour nourrir leur couvée de charognards (oui, j’exagère un peu, mais c’est comme quand on écrit au Père Noël, il faut toujours en rajouter pour ne pas être déçu).

Aussi, ne vous étonnez pas si un jour les quelques trois millions de salariés payés au lance-pierre vous jettent leur passeport au museau pour aller voir ailleurs si l’herbe est légale (c’est vrai, à moins d’être fétichiste de la chlorophylle, on s’en fout qu’elle soit verte). Vous serez sans doute bien reçu sur le plateau du 20H de TF1 si vous venez insulter un vingtième de la population du pays, même si Jean-Pierre Pernaut vous surpassera toujours dans ce domaine. Vous pouvez même indexer le SMIC sur la croissance, ce ne serait pas un grand risque vu que de la croissance, il y en aura les prochaines années à peu près autant que d’humanité dans le tonfa d’un CRS de Notre Dames des Landes et d’ailleurs. Et même si dans un accès de folie redistributrice, vous osiez augmenter le salaire minimum de 20% au risque de faire mourir Laurence Parisot de chagrin, il reste encore d’autres chantiers comme la précarité des emplois, la médecine du travail ou la baisse inquiétante de la qualification sur lesquels vous n’aurez sans doute pas le temps de vous pencher tant les riches vous causent du souci.

Ce jour-là , quand les miséreux et les minables renonceront à la gloire d’être français, il sera extrêmement mal venu de sortir la grosse ficelle du patriotisme. Mais ne vous inquiétez pas, il n’est pas près d’arriver, compte-tenu de l’apathie générale de nos concitoyens. Ce qui m’amène à deux conclusions. D’abord, le patriotisme, le génie français, et toutes ces conneries, ça me fait à peu près autant d’effet qu’une lap-dance de Michel Sapin. Je suis français par le plus grand des hasards, c’est toujours plus heureux qu’être né en Corée du Nord, mais il n’y a aucune raison de penser que la France est le phare avancé de la civilisation. Un passeport, c’est pratique pour comparer l’amabilité des douaniers et la qualité de la fouille intégrale dans les aéroports, mais par exemple j’ai été bien plus fier le jour où j’ai appris à faire mes lacets tout seul que le jour où la préfecture m’a obligé à faire une gueule de terroriste avant de me délivrer le précieux sésame biométrique.

Ensuite, on peut avoir envie de quitter la France même si on n’a pas le sou, parce qu’il n’y a pas que l’argent dans la vie. Vous conviendrez que marcher dans les pas de Casanova à Venise, dans ceux de Miller à Brooklyn, visiter le musée Van Gogh d’Amsterdam quasiment sous hypnose à force de fumer, se réjouir de la graphie de l’arabe, du chinois ou du mongol, de leur musicalité, jauger les différentes nuances de bleu du ciel partout dans le monde, tout ceci peut être autrement plus réjouissant que de rapetisser chaque jour un peu plus dans un bureau ou dans une usine pour 1 430,22 euros brut mensuels. C’est pour ça que j’ai du mal à considérer le PS comme un parti de gauche: vous être obsédés par le travail. J’avoue qu’à votre âge, je ne sais pas si ça se soigne, et j’incline à penser que le premier crétin qui a pensé à poser une frontière pour marquer son territoire a dû avoir une existence bien ennuyeuse.

Vous pourrez toujours me dire, oui mais la France, c’est Voltaire, Baudelaire, la tour Eiffel, et puis ailleurs aussi on exploite les prolos, c’est la compétition internationale, et patati et patata. Certes, je ne nie pas que la France comporte son lot de génies, même si je ne suis pas sûr que leur nationalité ait quelque chose à y faire. D’ailleurs, Voltaire se planquait souvent en Suisse et Baudelaire à Londres. Mais pour ce qui touche à l’économie nationale, comme me l’ont toujours inculqué mes parents, « si quatre vingt dix neuf cons se jettent dans la Moselle, ne te sens pas obligé d’être le centième ».

Je ne sais pas si l’attitude de Depardieu est « assez minable », j’ai déjà évoqué dans un article précédent ce que j’en pensais. Par contre, je le rejoins sur un point: « malgré mes excès, mon appétit et mon amour de la vie, je suis un être libre », du moins autant qu’il m’est permis. Comme quoi, il ne dit pas que des conneries, le gros minable.

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