Cela faisait un moment que je n’avais pas eu l’occasion de causer de mon philosophe préféré, Friedrich Nietzsche. En compulsant les ouvrages de la bibliothèque reconstituée de Georges Brassens lors de l’exposition qui lui est consacrée au château de Malbrouck, j’ai d’abord pensé à écrire une esthétique comparée de la moustache. Hélas, s’il sera bien question de moustache, ce sera plutôt sous sa forme carrée et bien taillée. Pas comme Chaplin, mais comme le fou furieux qui avait décidé de mettre le monde à feu et à sang pour se venger d’être un médiocre peintre.
J’ai trouvé l’anecdote dans un petit livre amusant intitulé « Le Mont Blanc n’est pas en France, et autres bizarreries géographiques » d’Olivier Marchon. A la fin du XIXè siècle, un citoyen germanique du nom de Bernhart Föster trouve que décidément, l’acte d’émancipation accordé aux citoyens juifs en 1870 menace la civilisation. Claude Guéant n’est pas encore né, mais l’idée est déjà là. Et le gars est du genre passionné et impulsif comme le sont les romantiques allemands quand ils ont une idée dans le carafon, si bien que ses supérieurs hiérarchiques le mettent à pied parce qu’il va un peu loin dans le prosélytisme antisémite (et végétarien, mais je ne vois pas le rapport, contrairement à beaucoup de sources sur le sujet).
Föster se sent trahi par la Prusse, mais comme les contrées aryennes ne sont pas légion, il décide de plier bagage et d’aller fonder sa petite Prusse à lui à l’autre bout du monde. Ça tombe bien: le Paraguay qui vient de se faire casser la gueule par ses voisins brésiliens, uruguayens et argentins est exsangue et accueille à bras ouverts les hommes de bonne volonté qui se proposeraient de repeupler le pays. Föster y voit lui l’occasion de prouver que l’Aryen est tellement supérieur qu’il peut s’accommoder de tous les climats sans lâcher sa Bratwurst au tofu, et sans que sa blondeur ne s’en ressente le moins du monde. Comme Nanhart est mort depuis des lustres, on ne lui demandera pas par quel tour du diable un nazillon en germe se prend de passion pour la diaspora, mais bon quand même…
Dans ses bagages, Föster emmène sa chère et tendre, une dénommée Elizabeth Nietzsche, la frangine du philosophe à moustache de morse. Cette sœur aimante quoique légèrement casse-bonbons vient d’éloigner Nietzsche de Lou Salomé et, maintenant que le frangin est dépressif, se cherche un autre endroit où exercer ses talents d’emmerderesse de premier ordre. Avec son Nanhart et avec quatorze autres familles au pedigree irréprochable du point de vue de la germanitude blonde aux yeux bleus, elle fonde la communauté de « Nueva Germania » en plein cœur du Paraguay.
Sauf que le climat paraguayen ne ressemble pas franchement à celui de Weimar. Les colons sont infoutus de faire pousser quoi que ce soit, la chaleur amazoniennne est étouffante, et bien vite, les vœux de pureté génétique et de végétarisme (il n’y a toujours aucun rapport) deviennent lettre morte. Föster avait promis que 140 familles teutonnes viendraient s’installer dans sa nouvelle Allemagne, sans quoi il devrait débarrasser le plancher et rembourser quelques 80 000 marks à l’Etat paraguayen. Alors l’Aryen, pauvre couillon, commence à douter de sa suprématie sur les autres espèces, se met à picoler sec, à bâfrer de l’escalope, et meurt d’une overdose dans un hôtel d’Asunción.
La mère Föster-Nietzsche ne se décourage pas pour si peu. Son frangin vient de lâcher la rampe et de plonger dans un mutisme d’où il ne ressortira plus jusqu’à la fin de ses jours. L’occasion est trop belle de retourner lui briser les noix. De retour en Allemagne, elle assure avec une mauvaise foi que ne renierait pas un membre de l’UMP en adoration devant le bilan de Sarkozy que l’expérience sud-américaine fut un succès, ce qui ne l’a pas empêché de vendre l’affaire. Quant à ce pauvre Nanhart, elle affirme qu’il est mort d’une maladie exotique , sans doute propagée par un païen local. Elle crée les archives Nietzsche (ce qui est tout à son honneur) et bricole un ouvrage intitulé « la Volonté de puissance » que trop de monde pense encore être de la main du philosophe, alors qu’il s’agit d’une compilation sans cohérence de brouillons, de notes, et d’extraits épars. Elizabeth trouve quand même tout ça bien commode pour célébrer l’action d’Hitler, et pour punir ce petit salopard moustachu de frangin qui voulait tuer Dieu. Quand on connaît l’opinion de Nietzsche sur ses compatriotes allemands, et quand on recense tous les passages où il fait part de son philosémitisme, on l’imagine mal défiler au pas de l’oie pour un nabot hystérique. BHL n’était pas encore né, mais il y avait déjà suffisamment de philosophes de salon pour se prêter à ce vilain exercice sans que Fred n’y trempât. Hitler a quand même réservé des funérailles nationales à la vieille bique, alors qu’il a refusé que les cendres de Lou Salomé soient dispersées en Allemagne.
Aujourd’hui, la communauté de Nueva Germania n’existe plus, ou alors en lambeaux, et elle offre un bel exemple de ce que serait un monde « pur » ou « aryen ». En effet, si d’aucuns ont renoncé à la gloire d’avoir une gueule à jouer dans des pubs pour Kinder et ont succombé aux charmes latino-amazoniens, d’autres ont persisté dans la misère et dans une consanguinité qu’on trouverait louche même chez les derniers Bourbon, avec toutes les séquelles qui vont avec. Les Paraguayens les nomment les « gente perdida« , les gens perdus.
Loin des utopistes en action dont j’ai parlé dans une précédente chronique, les colons de Nueva Germania sont pour la plupart morts à cause d’un idéal qu’on leur a certainement habilement vendu. Nietzsche, qui préférait de loin la réalité à toutes les formes d’idéaux, se traîne encore une sale réputation à cause de sa frangine (et surtout à cause de sa récupération par le IIIème Reich), au point qu’on lui préfère encore des bonnets de nuit comme Kant dans les écoles.
Mais au bout du compte, il ne faut pas décourager les identitaires d’aller voir ailleurs s’il est possible de fonder une « nueva Lorraine », une « nueva Bretagne », ou un nuovo mon cul. Si ça peut les convaincre du bienfait du métissage ou s’ils vont crever dans la jungle, on en sera quitte de leurs fantasmes nationaux et héréditaires, et ça ne pourra que nous faire du bien.
Enfin, je ne peux que vous encourager à lire le livre d’où est tiré l’anecdote: il regorge d’autres petites anomalies diplomatiques amusantes.