La bibliothèque du professeur Blequin (6) Spécial Cavanna

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« Seule la virulence de mon hétérosexualité m’a empêché à ce jour de demander Cavanna en mariage. » (Pierre Desproges)

Demain, Siné Mensuel et Charlie Hebdo ne manqueront pas, chacun de leur côté, de rendre un hommage mérité à celui sans qui il n’y aurait jamais eu d’humour « bête et méchant »… Au niveau de sa production littéraire, tout le monde connait ses récits autobiographiques, depuis Les Ritals jusqu’à Lune de miel (peut-être le plus poignant de ses livres), mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg de son œuvre pléthorique qui atteint bien les 60 livres ! Voici donc quelques bouquins de Cavanna sans doute plus représentatifs du grand humoriste qu’il était…

Les aventures de Napoléon [1976], Charlie Hebdo hors-série n°17, 2002 : Ce siècle avait deux ans ; cette année-là, France 2 diffusait le téléfilm Napoléon avec Christian Clavier dans le rôle de l’empereur (sans commentaire) ; en réponse à la promotion intense dont ce programme a fait l’objet, l’équipe du Charlie Hebdo moderne, alors encore dirigée par le regretté Gébé, a eu la bonne idée de rééditer le récit de la vie de Bonaparte que Cavanna avait publié 26 ans auparavant aux éditions du Square, avec force images détournées ainsi que des photos où Wolinski joue le rôle de Napoléon – il faut dire que le petit homme rond brun et dégarni que le dessinateur était déjà dans les année 1970 avait la tête de l’emploi. Concernant le texte de Cavanna lui-même, il prend bien évidemment une certaine distance (et même une distance certaine) avec la légende napoléonienne enseignée à l’école, mais, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’y pas véritablement de volonté affichée de casser l’image de l’empereur, du moins pas plus qu’il n’y a de volonté de le couvrir d’éloges. Bien sûr, Cavanna se moque de Napoléon, mais on sent que c’est plus par indifférence envers les mérites (relatifs) du personnage que par une réelle hostilité : l’humoriste ne « casse » pas l’homme dont il rit, il se contente de remettre les pendules à l’heure et de rappeler que c’était un homme comme un autre, mais oser dire que le roi est nu, c’est déjà gonflé. Si on ne devenait retenir qu’une seule leçon d’humour de la part de Cavanna, ce serait celle-là : pas besoin d’être agressif pour être drôle, il suffit d’être drôle.

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Les écritures, Belfond, 1982 : Après la sortie de Bête et méchant, l’éditeur Pierre Belfond a la bonne idée de publier la parodie de la Bible écrite par le mécréant magnifique que fut Cavanna qui, dans cette œuvre majeure, règle définitivement ses comptes avec ce qu’il considère à juste titre comme un des pires fléaux de l’humanité, la religion. Car, là, il y a vraiment hostilité : tourner en dérision l’ancien et le nouveau Testament passe presque pour un prétexte pour dénoncer sans fard les inepties dont on a bourré le crânes de générations entières pendant des siècles : le texte biblique se révèle non seulement incohérent mais aussi destiné de toute évidence à inculquer la culpabilité et l’obéissance aveugle à l’humanité, à tel point qu’à la fin, Jésus lui-même finit par se révolter contre son destin, mais je ne vais pas vous révéler la fin… Quoi, vous pensez la connaître ? Et bien vous vous trompez lourdement, je vous le dis tout de suite ! Vive Cavanna et à bas la calotte ! Si vous avez parmi vos proches un triste sire qui a participé à la « manif pour tous », attachez-le à une chaise et lisez-lui ce texte à haute voix, ça lui fera les pieds !

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TraitsDhumourSurToileDeMaitres_19032007Traits d’humour (sur toiles de maîtres), Denoël, 1990 : En 1989, le galeriste Daniel Delamare a l’idée d’inviter une douzaine de dessinateurs de presse reconnus à parodier des toiles de maîtres ; de cette initiative assez originale et bienvenue (encore aujourd’hui, les amateurs d’art sont assez frileux dès qu’il s’agit de reconnaître le dessin d’humour) est née une exposition qui a donné lieu à ce livre, sorte de « catalogue » qui a l’intérêt majeur de revaloriser le travail de ces humoristes et de les reconnaître comme des artistes à part entière (jetez un œil sur ce qu’ont fait Siné et Wolinski, vous ne pourrez plus jamais prétendre qu’ils ne savent pas vraiment dessiner !). Pour parachever cette opération de salubrité publique et commenter dignement ces œuvres, il fallait bien un vrai spécialiste du dessin de presse, c’est-à-dire un homme capable de les jauger à leur juste valeur sans préjugé dévalorisant les toiles humoristiques au profit des « vraies » peintures dont elles s’inspirent, et qui mieux, pour accomplir cette tâche, que celui qui, avec Hara-Kiri, Charlie hebdo et La Gueule ouverte, avait justement inventé une nouvelle presse satirique qui a sorti le dessin d’humour du bourbier de médiocrité boulevardière dans lequel il pataugeait depuis la fin de la guerre (c’est magnifiquement expliqué dans Bête et méchant) ? Cavanna risquait d’autant moins de survaloriser les toiles de maître au détriment de leurs parodies qu’il ne cherche absolument pas à se faire passer pour un amateur de « grande peinture », au contraire : il trouve que Dufy ne sait pas dessiner, que les impressionnistes sont chiants, que Renoir devait être myope et, surtout, qu’Arcimboldo est con ! Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle « l’anti-faux cul par excellence » !

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05Coups de sang, Belfond, 1991 : 1991 ! Dix ans ! Dix ans que Charlie Hebdo avait cessé de paraître, dix ans que Cavanna n’avait plus d’hebdomadaire dans lequel exprimer toutes ses colères, tous ses dégoûts, toutes ses révoltes, plus de support pour extérioriser ses coups de gueule, ses coups de poing, ses coups de rage, ses coups de sang. Dix ans à se retenir, ça suffit, au bout d’un moment, il faut que ça sorte. Et c’est ainsi que, grâce à Belfond, alors que le monde était en plein optimisme béat face à la chute du communisme et l’espoir d’un avenir radieux fait de surconsommation et de télévision, Cavanna put jeter un violent pavé dans la mare et dénoncer comme il se devait les tortionnaires d’animaux, les pollueurs, les charlatans, les intégristes, la publicité et autres parasites : huit ans après la catharsis opérée dans Les yeux plus grands que le ventre, le pamphlétaire impitoyable du Charlie des seventies est là et bien là et adresse, sans trop y croire, un avertissement à « une humanité moutonnière qui court, égoïstement, stupidement, à sa perte » dixit la quatrième de couverture. C’est vachard mais c’est surtout, à chaque page, d’une lucidité et d’une intelligence rare : Cavanna avait mieux compris le monde que tous les éditorialistes omniscients qui grouillent dans les médias, tant et si bien que plus de vingt ans après, ses « coups de sang » se révèlent visionnaires (je n’ose pas écrire « prophétiques ») et n’ont quasiment pas pris une ride – pas étonnant que j’en aie cité de nombreux passages dans mon dernier « Graoully du dimanche », ce qui, soit dit en passant, n’est pas rassurant…

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Cavanna-Le-Voyage_01Le voyage, Albin Michel, 2006 : En 1985, à la fin de l’autofiction Maria qu’il envisageait alors comme le terme de son œuvre autobiographique (en fait, viendront ensuite L’œil du lapin et Lune de miel), Cavanna révèle son intention de s’essayer à un exercice de style très apprécié du grand public, le roman historique, pari relevé l’année suivante avec Les Fosses carolines. En tout, Cavanna sortira, chez Belfond puis chez Albin Michel, dix romans historiques où, malgré la spécificité du genre, il reste fidèle à lui-même ; le dernier de la série, sorti une vingtaine d’année après l’annonce faite à Maria (qu’est-ce qu’on se poile), boucle en quelque sorte la boucle de son œuvre littéraire (si l’on prend Les Ritals comme point de départ) en remontant aux origines de la famille Cavanna, avant même qu’elle ne soit établie en Italie : en effet, l’auteur s’invente un ancêtre irlandais, Konogan Kavanagh, soldat (c’est un comble !) de fortune de son état, qui va se retrouver embarqué dans le voyage. Et quand je dis « le voyage », je dis bien LE voyage, le voyage par excellence de l’histoire de l’humanité européenne (d’où le titre, qui n’est qu’apparemment anodin) : l’expédition de Christophe Colomb, rien que ça ! L’aventure est fabuleuse, mais ses héros sont tout à fait ordinaires : même l’amiral Colomb aurait pu être joué par Coluche (qui ressemblait d’ailleurs beaucoup au navigateur si l’on en croit les portraits de ce dernier) ! Récit historique, certes, mais aussi récit initiatique au cours duquel le jeune Konogan va voir se révéler à lui-même une part de sa personnalité qu’il ne soupçonnait pas, récit sentimental avec une figure féminine exaltée comme Cavanna sait si bien le faire depuis ses rencontres successives avec Maria, Liliane et Tita, mais aussi et surtout récit humoristique avec un Colomb plus vrai que nature, capricieux et entêté, et un épisode mémorable avec la première entrevue des marins avec ce qu’ils n’appelaient pas encore les perroquets… Revendez vos Christian Jacq à un trou du cul friqué et achetez des Cavanna, vous ferez un confortable bénéfice !

Vous ne trouvez pas qu'il ressemble vraiment à Coluche ?
Vous ne trouvez pas qu’il ressemble vraiment à Coluche ?

Ce n’est bien entendu qu’un maigre aspect de la production du père de l’humour « bête et méchant » : il y a beaucoup de choses qui n’ont jamais été éditées ou sont difficiles d’accès, la publication de ses œuvres complètes est une nécessité plus qu’absolue, elle est urgente et impérieuse ! Une édition Pléiade, pourquoi pas ? Lui, il s’en fout royalement désormais, mais pour nous, la postérité, ça rendrait un fier service ! Tenez, monsieur Gallimard, vous qui éditez cette prestigieuse collection et avez publié Lune de miel, ça ne vous tente pas ? Vous éditez déjà Fluide Glacial, vous n’êtes plus à ça près niveau investissement dans l’humour… Quant à vous, amis lecteurs graoulliens, en attenant que ma requête soit écoutée, dès que vous trouvez un bouquin signé Cavanna, achetez-le, empruntez-le ou volez-le s’il est trop cher mais lisez-le, il n’y a (presque) rien à jeter. À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires !

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