Une fois l’affaire Siné passée et Siné hebdo sur les rails, Charlie hebdo n’en avait pas fini avec ses ennuis : Cavanna l’a bien analysé dans Lune de miel, bon nombre des lecteurs qui étaient restés fidèles à l’esprit frondeur et libertaire dont le journal était porteur dans les années 1970 ne se reconnaissaient plus dans le ton, de plus en plus « professionnel » qu’avait peu à peu acquis l’hebdomadaire, vraisemblablement du fait des ambitions médiatiques de Philippe Val qui voulait se faire bien voir des médias « sérieux » : pour cette frange du lectorat, le licenciement de Siné fut en quelque sorte le coup de grâce et le lancement de Siné hebdo l’occasion rêvée de délaisser Charlie.
Il ne se passait pas un jour sans que j’entende dire du mal de Charlie et de son équipe : dès qu’il était question du journal, ce n’était que « traitres », « vendus », « gauche caviar », « bobos bien-pensants », « intellectuels germanoprantins », j’en passe et des pas meilleures ; même le départ de Val, qui allait poursuivre sur France Inter le travail de sape accompli à Charlie, n’a pas redoré le blason du journal, ce qui a certainement rendu le journal de plus en plus vulnérable face aux attaques dont il allait faire l’objet… En atttendant, force m’était de reconnaître que les pages de Siné hebdo, formidablement iconoclastes, donnaient un sacré coup de vieux à celles de Charlie ! Avec le recul, pourtant, tout n’était pas bon à prendre dans le « journal mal élevé » : j’avoue n’avoir jamais apprécié qu’à moitié le côté « sale gosse » de Noël Godin ; Siné lui-même passait pour un innocent vêtu de lin candide en comparaison de l’entarteur qui, en se découvrant une vocation de chroniqueur littéraire, commettait le même impair que le marquis de Sade et quelques autres libertins, à savoir finir par être aussi fermé et donneur de leçons que les curés qu’il prétendait combattre. Quant à Michel Onfray, on pouvait se demander ce qu’il foutait là… Ces réserves n’ont pas empêché Siné hebdo d’être un excellent journal, sans doute la dernière grande expérience journalistique de ces dernières années : on pouvait comprendre ceux qui délaissaient Charlie au profit de cet hebdo ; moi, en tout cas, je les comprenais…sans les imiter.
Je cultive en effet la sale manie de vouloir rester fidèle à mes engagements dans la mesure du possible : l’hebdo était mon compagnon depuis trop longtemps pour que j’envisage sérieusement de rompre brutalement cette relation du jour au lendemain ; de surcroît, n’ayant pas connu le Charlie des années 1970, je n’avais pas de référence qui aurait pu dévaluer celui d’aujourd’hui. De toute façon je n’avais pas de raison de le faire puisque, même si Siné hebdo développait globalement une satire d’un type plus tonique que celle de Charlie, de temps en temps, au détour d’un dessin ou d’un paragraphe, l’équipe de Charlie réussissait encore à me surprendre et même, parfois à surclasser la bande à Siné : ainsi, pendant les manifestations contre la « profitation » aux Antilles, où s’illustrèrent notamment le LKP et son leader Élie Domota, Siné nous avait pondu une couverture représentant un noir, habillé comme le tirailleur sénégalais de la pub Banania, faisant un doigt d’honneur au bout duquel s’agitait un colon en fâcheuse posture, le tout sous le titre « Y a plus bon Banania » ; franchement, j’avais connu Siné plus en verve : non seulement ce n’était pas à tomber par terre mais en plus, il lisait manifestement la crise des Antilles avec les lunettes qu’il portait dans les années 1960 dans le cadre de son engagement anti-colonialiste, autant dire qu’il se trompait un peu de problématique… En comparaison, la « une » du Charlie paru la même semaine, signée Riss, était nettement plus imaginative : on voyait Sarkozy reprendre sa fameuse phrase « J’irai chercher la croissance avec les dents » avec une grande bouche…édentée. Il fallait y penser ! Ça n’arrivait pas souvent, mais là, oui, pour une fois, Charlie nous avait fait une meilleure « une » que celle de Siné hebdo.
Rien que pour ces coups de génie, Charlie me semblait continuer à mériter les deux euros que je déboursais chaque semaine, et rien, pas même le film de Pierre Carles et Éric Martin, Choron dernière, n’aurait pu me faire changer d’avis. Pourtant, ce film, je l’avais vu et j’avais été choqué, sur le coup, de réaliser à quel point on avait essayé de gommer le souvenir de Choron, par exemple en parlant à peine de son décès et en ne mentionnant qu’une seule fois son nom dans l’anthologie Les années Charlie paru en 2004. D’un autre côté, on ne pouvait pas tellement dire que Choron était lui-même encore solidaire de ses anciens complices… Le professeur était quand même loin d’être blanc comme neige et on peut comprendre que Cabu et Wolinski se soient lassés de sa conception, pour le moins hasardeuse, de la gestion et de ses initiatives connes et sans espoir : si Reiser vivait toujours, il n’est pas du tout certain, n’en déplaise à l’ami Carali, qu’il aurait continué à défendre celui qu’il représentait déjà, à l’époque où le Charlie historique se cassait la gueule, sous les traits d’un ivrogne gueulard et tyrannique… Que dire du film de Carles et Martin ? Qu’il est deux fois trop long : la seconde partie, avec les dernières images filmées de Choron, de retour dans son village natal en Lorraine, aurait largement suffi. La première partie, elle, reprenait des images vues mille fois partout ailleurs et sentait à plein nez le règlement de compte avec l’équipe du Charlie d’aujourd’hui ; autant Philippe Val méritait d’être épinglé, autant j’estimais que si Cabu et Wolinski avaient un contentieux avec Choron, c’était leur droit. Ça n’enlevait rien à leur talent, c’est tout ce que je voyais. J’ai donc décidé de passer outre, ce que je regrette d’autant moins, avec le recul que la tribune publiée par Pierre Carles dans Siné mensuel à propos de l’affaire Clément Méric a fait énormément baisser le documentariste dans mon estime…
De toute façon, en ce temps-là, je n’avais pas le loisir de réfléchir sérieusement si je continuais ou pas à lire Charlie : pendant les deux années d’existence de Siné hebdo, j’étais en master et en double cursus, ce qui veut dire que j’avais deux mémoires de recherche à boucler dans le même laps de temps ! Toute la matinée passé à travailler l’un, tout l’après-midi sur l’autre… Je peux vous dire que deux journaux satiriques n’étaient pas de trop pour me changer les idées ! De toute façon, s’il y a bien des périodes où on a besoin de maintenir des habitudes douillettes, c’est justement celles où on travaille beaucoup ; passer son temps à casser ses habitudes, je laisse ça à ceux qui n’ont que ça à foutre !
À suivre…