Charly va rarement au cinéma, non pas qu’il n’aime pas cela mais il est plutôt du genre fainéant et le simple fait de se déplacer pour s’y rendre le décourage par avance. Il est pourtant assez bon public et a de bons souvenirs de ces séances passées. Ou peut être que sa mémoire efface, avec le temps, les films qu’il n’a pas aimé.
Mais aujourd’hui, Charly s’ennuie en ville et plutôt que d’aller écluser encore de trop nombreux verres dans son bistrot préféré, il se dit qu’une petite toile lui ferait le plus grand bien. Idée plus que saugrenue lorsqu’on connaît le personnage. Quelque chose en lui, comme un sixième sens, le pousse à aller au bout de cette envie, il sent que quelque chose d’important risque d’arriver.
Le voilà donc devant le cinéma, prêt pour la séance de vingt heures. Il jette son dévolu sur un film policier, entre le thriller psychologique et le film d’auteur, il connaît le réalisateur et a beaucoup aimé ses précédentes œuvres. Celui ci aussi va lui plaire, il part en terrain conquis, confiant.
Après avoir succombé au rituel et acheté le pot de pop-corn obligé, le voilà qui s’engouffre dans la salle obscure, qui ne l’est pas encore totalement. Celle-ci baigne dans une douce lumière chaude, les leds le long des marches et au plafond lui permettent d’admirer cet immense salon qu’il va devoir partager avec une centaine d’inconnus.
Charly prend place dans une rangée située vers le milieu de la salle, il est entouré de fauteuils vides, il peut à loisir laisser choir son blouson sur le siège à coté de lui.
Soudain, le noir se fait (comme on dit dans les bouquins et au cinéma), seules les lueurs des leds permettent aux retardataires de ne pas chuter dans l’escalier.
Charly, s’enfonce dans son siège, se prépare à taper dans le pot de pop-corn. Il se dit que le début de la séance est toujours ce qu’il y a de plus excitant au cinéma … le voilà paré pour le film.
Soudain son attention est détournée par une fille qui s’approche de lui. Dans cette douce pénombre, il distingue deux yeux qui semblent l’interroger, elle demande si le siège à coté de lui est libre. Malgré le manque de lumière et le début du films projeté sur l’écran blanc, Charly est frappé par la grace qui se dégage de cette ombre féminine, elle paraît divine et son regard qu’il vient de croiser restera à tout jamais gravé dans sa mémoire. Reprenant ses esprits, Charly lui répond que le siège est libre et en profite pour aussitôt enlever son blouson afin que cette créature y prenne place.
Le reste dépasse tout qu’il a pu imaginer, sans savoir pourquoi, il se sent irrésistiblement attiré par cette fille et se détourne complétement du film. Il ne pense qu’à elle. Pourtant, jamais il ne l’a vu auparavant.
Sa longue chevelure tombe en cascade sur ses épaules, des boucles onctueuses lui caressent le cou, le dos et certaines plus chanceuses plongent dangereusement dans son décolleté.
Machinalement, Charly propose à sa voisine un peu de pop-corn, elle acquiesce. Il place donc le pot entre les deux sièges, le tenant dans sa main droite et y plongeant la gauche afin d’y extraire les petits grains de mais que la chaleur a soufflé. Il se sent comme ces graines, cette fille est en train de l’enflammer et il va finir par éclater lui aussi en pop-corn.
Pour se donner une contenance, il mange ses pop corn, lui qui habituellement, n’en grignote qu’un ou deux. Là, il se retrouve comme transformé par la présence de cette inconnue.
Tour à tour, ils partent de leurs mains aveugles, farfouiller dans le pot, comme un délicieux manège improvisé, leurs bras s’avancent, reculent, plongent dans le pot, amènent le contenu à leur bouches, tout cela sans jamais se toucher… jusqu’au moment où ce merveilleux ballet s’enraye. Est-ce elle qui a été trop vite ou est-ce lui qui a trop trainé avant d’y retourner, toujours est-il que Charly, en jetant sa main dans son pot de pop corn frôle celle de sa voisine. La décharge qu’il ressent est si forte, qu’il a peur que son sursaut fasse trembler toute la rangée de sièges. Une telle décharge … à coup sur elle a du elle aussi la ressentir se dit Charly, ce n’est pas possible autrement.
Les fois suivantes, leurs mains, s’étant dorénavant apprivoisées, ils s’amusent à se chercher au fond du pot, recherchant sans cesse cette agréable sensation du contact l’un avec l’autre. Au bout d’un certain temps, Charly ne peut dire combien, tant cette rencontre a arrêté le temps, leurs mains ne se quittent plus, il laisse sa main sur celle de sa voisine, la caressant du bout des doigts, il sent un fluide partir dans le corps de sa partenaire et sans doute, elle aussi, sent elle cette énergie l’envahir.
Il n’ose même pas la regarder, ils se draguent du bout des doigts … se laissant déborder par cette étrange sensation que leur prodigue cet échange charnel. C’est si bon que Charly veut que cela ne cesse jamais. Le meilleur moment d’une relation n’est-il pas présent dans ces prémices fugaces tellement chargées de sensualité. Le reste parait toujours fade et ennuyeux. Le jeu de la séduction se suffit à lui même … le reste, l’amour physique comme le chantait Gainsbourg est sans issue.
Charly en est là de ces réflexions lorsque le mot Fin s’affiche sur l’écran blanc, ce qui a pour effet de rallumer la salle jadis obscure.
Bon Dieu, il va donc la voir, ne pourra pas se défiler, il va devoir affronter ce regard dont le souvenir doux et mélancolique plane encore dans son esprit.
Prenant son courage à deux mains, Charly pivote et au lieu des yeux de biches tant attendus, il tombe sur deux pupilles, cachées derrière des lunettes en écailles surmontant un nez fort et droit sous lequel se trouve … une moustache.
Oui, une moustache mec … putain, la belle a du changer sa place pendant la projection et Charly, tellement absorbé et ensorcelé ne s’est même pas rendu compte de ce changement.
Il regarde son voisin avec gène et timidité … lui lançant une truc du genre :
« Heu, désolé mec, je pensais être assis à coté d’une amie … je ne voulais pas de …enfin … caresser .. heu … la main quoi !!! c’est une erreur, je suis confus ».
Et l’autre de répondre du tac-o-tac :
« mais ce n’est pas grave mon joli, c’était un plaisir. On recommence quand tu le veux !! »
Et merde, se dit Charly, tout en cherchant dans la salle une trace de sa belle inconnue. Il l’aperçoit soudain au détour d’une rangée de sièges, elle est accompagnée d’un bellâtre, hautain et arrogant. Sans doute que le type, arrivé en retard à la séance est venu la chercher et l’enlever des mains de Charly. Ce con était-il conscient du danger, sentait-il que cette fille allait lui échapper ? On ne le saura jamais. Elle repart du cinoche … juste un petit regard du coin de l’œil vers Charly, un regard qui à lui seul porte tous les discours du monde, un regard plein de promesses. On se reverra c’est certain.
Charly sent aussi le regard insistant de son voisin d’infortune …
Il n’y a pas de morale à cette petite histoire, sauf peut être que le pop-corn c’est très dangereux et le cinéma aussi un peu.