Les égouts étaient à ciel ouvert. Les ordures s’entassaient au coin des rues. Des odeurs fétides prenaient à la gorge, sous le ciel nuageux, dans l’atmosphère oppressante. Devant les magasins, des « hommes-grenouilles », ainsi surnommés parce qu ‘ils ont les membres inférieurs atrophiés, ne pouvant se servir de leurs jambes squelettiques, se traînaient par terre, les paumes des mains appuyées sur des semelles de bois, en essayant d’apitoyer les passants. Plus loin des lépreux, au sortir d’une librairie moderne, agitaient leurs moignons devant la foule grouillante et demandaient l’aumône. Bref dans la ville de Yaoundé aux tons gris et aux nuées grises, royaume de la tôle ondulée, de la poussière et de la boue marécageuse, stagnaient la tristesse du bidonville et l’accablement du climat. Là se heurtaient, comme dans un champ de bataille, deux forces opposées : l’éternelle pauvreté affluait comme une marée humaine contre les avant-postes de la civilisation technologique.
Dans une des rues les plus en pente et les plus négligées, le Docteur de Rochehaute avait installé sa clinique privée. Elle comportait deux étages : celui du bas réservé à la chirurgie et au dispensaire et celui du haut pour les consultations. Les noirs qui voulaient être admis au rez-de-chaussée, attendaient en foule depuis l’extérieur faisaient la queue sur le trottoir, pendant qu’au premier, les blancs et les Africains aisés, étaient assis dans la salle d’attente.
Le docteur venait d’accoucher une gamine de treize ans, dont la frayeur et les hurlements avaient été épouvantables, lorsqu’une Land Rover stoppa devant la porte et une femme en descendit. Rapidement elle gravit l’escalier et réclama le médecin à un infirmier noir vêtu d’une blouse blanche. Une mourante se trouvait au mont Martinelli, où elle était allée rendre visite dans l’après-midi, lorsqu’elle avait découvert la catastrophe.
Le docteur eut de la peine, il éprouvait une grande amitié pour Madame Martinelli, artiste si célèbre dans la région qu’elle avait donné son nom à la montagne où elle résidait. Il s’empressa donc de prendre sa trousse de chirurgie et de se mettre au volant de sa vieille traction quinze.
La ville était située à sept cent cinquante mètres d’altitude, le mont, à plus de mille mètres et cet écart relativement faible, faisait toute la différence. En effet on ne pouvait imaginer plus total contraste entre cette capitale surpeuplée et ce qu’on appelait aussi la colline. Ce contraste entre laideur et beauté se dévoilait et s’intensifiait au fur et à mesure que l’on prenait de la hauteur. Pourtant Yaoundé, située au milieu d’ondulations verdoyantes et dotée d’un lac artificiel créé par les Français pour noyer de malsains marécages, aurait pu devenir belle, si l’on avait pu imposer les mesures d’urbanisation et d’hygiène nécessaires. Mais en tout cas, à cette époque, rien ne pouvait rivaliser avec la magnificence du parc et de la demeure de Madame Martinelli.
En s’éloignant de la cité, en s’élevant graduellement au-dessus d’elle, le long d’une route de latérite rouge, qui faisait ressortir, par sa couleur, la teinte vert sombre des feuillages lourds et opulents dont la densité couvrait la montagne, le docteur admirait l’architecture puissante et déchiquetée des fromagers de soixante mètres de haut, arbres magnifiques, détachés en relief contre le ciel rougeoyant du soir, sillonné d’éclairs de chaleur. Cette route bien entretenue, sinuait au milieu de huttes bantoues nichées parmi les feuilles et construites en bois ou en écorce. Étant dépourvus de cheminées., leurs toits ajourés laissaient filtrer des filets de fumée qui bleuissaient et poétisaient l’atmosphère. C’était cependant un vrai chemin de montagne longeant des à-pics et avec des tournants en épingle à cheveux. Il avait été entièrement construit des mains du maître de la montagne, le Suédois Bertil, amant de Madame Martinelli.
Ce personnage dont l’histoire a été indissolublement liée à celle du Mont, était dans sa jeunesse un fort bel homme, blond, bâti en athlète et de haute taille. Il descendait d’une très ancienne famille princière et même royale de Suède et son visage avenant exprimait l’équilibre et la noblesse.
Séduit dès un premier voyage par l’Afrique occidentale, qui lui était apparu comme un pays neuf promis à un grand avenir et à un développement comparable à celui de l’Amérique, en liaison avec ses amis de Marseille, il s’était installé au Cameroun pour le commerce des bois précieux, ébènes et acajous. Sa grande culture, sa distinction et son titre d’ingénieur des Mines ne gâtaient rien à l’affaire.
Au cours d’un de ses voyages qui le ramenait en Afrique, il avait croisé plusieurs fois, sur le pont du bateau, une jeune femme mince et élancée dont le visage lui rappelait quelque chose. Où l’avait-il déjà vue ? Ils lièrent conversation et la mémoire leur revint. Ils s’étaient plusieurs fois rencontrés à Paris, dans le salon de la comtesse de R., rue de l’Université. Il visitait pour la première fois la capitale, où règnait encore l ‘euphorie de la victoire de 1918.
« Je venais de me marier, dit-elle. J’ai épousé un de « mes » blessés, j ‘étais infirmière de guerre en 1916. »
« Infirmière de guerre ! Quel cran, se dit-il. Cela ne m ‘étonne pas quand je vois ces yeux noirs, étincelants … »
« Et vous voyagez seule ?
– Oui, je vais rejoindre mon mari, car il m’attend à Douala… »
Était-ce le hasard qui les réunissait, ou plutôt le destin, sous le masque du hasard ?
Maintenant, il se souvenait d’elle. Il avait su qu’elle était d’un très bon milieu, mais on considérait dans la « société » qu’elle avait fait un coup de tête, une mésalliance en se mariant. Sans doute parce qu’à ce moment-là, elle s’était retrouvée orpheline, sans père ni mère…
Bertil et Véronique se plurent. Ils dînaient ensemble en tenue de soirée dans la salle à manger des premières, dansaient la valse au bal, allaient tous deux rêver, admirer les étoiles et le sillage du bateau, penchés sur le bastingage ! Elle était devenue magnifique. Dans cette ambiance romantique, un grand amour était né.
Bertil, le cœur battant, la raccompagnait chaque soir jusqu ‘à la porte de sa cabine, où jamais elle ne l’encouragea à pénétrer. Elle se contentait d’un sourire angélique et d’une douce pression de la main, ensuite il se trouvait le nez devant la porte fermée. Troublé, il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer avec elle à l’intérieur. Il aurait aimé retirer le peigne d’écaille de son épais chignon retenu sur la nuque, plonger la main dans le flot de la chevelure noire et ondulée. Et puis, il visionnait … Tout le reste, ce qui le laissait sur sa faim, et qui pourtant lui plaisait, si bien que chaque nuit le même scénario se déroulait dans son esprit.
L’amour dut rester platonique pendant cette traversée, mais oublier… Jamais.
Cependant il se demandait si pareille passion pourrait avoir un avenir. Lui aussi était marié, mais maintenant, à trente ans, il vivait seul, car sa femme, n’ayant pu supporter l’existence en Afrique, était repartie en Angleterre. Et il travaillait tout le jour au fond des forêts, loin de toute civilisation et à mille kilomètres de la côte atlantique, où Véronique avait rejoint son mari à Douala.
L’occasion de la revoir se présenta toutefois au cours d’un de ses voyages d’affaires, jusqu ‘à ce port de mer d’où les bois étaient expédiés. Elle habitait une sorte de petit castel, style des bords du Rhin, sur la rive du Wouri. Il se présenta à tout hasard. Elle était seule. Il comprit alors, malgré le peu qu’elle en dit, qu’elle était profondément déçue par le mariage et que le couple avait de gros problèmes. Pour partir « en voyages d’affaires », son époux Martin Martinelli, la laissait souvent presque abandonnée. À mots couverts, Véronique demanda du secours. Entre Européens, on se devait d’être solidaires. Il prêta de l’argent avec générosité.
Pendant leur traversée elle était déjà tombée amoureuse, se disait-elle, mais heureusement qu’elle avait su rester prudente et de sang-froid, sinon comment, sans déshonneur, oser lui demander de l’argent et ensuite à Douala, après avoir empoché l’argent qu’il venait de lui remettre, comment aurait-elle pu lui céder sans éprouver le malaise d’une terrible ambiguïté ? En prenant congé, il avait dû se contenter de lui baiser la main avec ferveur et elle le laissa partir les larmes aux yeux. Intérieurement, elle remerciait le ciel qu’il soit revenu, elle le considérait comme un sauveur.
Elle était femme à ne se donner qu’en fonction de ses sentiments. Pour pouvoir vivre ce grand amour, il fallait prouver à Bertil à quel point elle l’aimait et que cette passion était totalement désintéressée. Mais comment cela se pourrait-il ?
Sa pensée se reporta sur son mari. Après avoir payé maintes tournées dans les bistrots, Martin revenait le soir passablement éméché… Et cette nuit-là fut encore pire, il ne put la rejoindre dans leur chambre, se coucha tout habillé sur le sofa du living-room et se mit aussitôt à ronfler. Pendant ce temps, elle se tournait et se retournait dans son lit sans pouvoir apaiser son esprit.
Martin était sans travail, car il avait imprudemment donné sa démission d’instituteur. Cette situation lui avait semblé trop modeste pour un ancien héros de la guerre de 14-18 et il cultivait d’autres ambitions, que Véronique jugeait illusoires…
« Divorcer, se dit-elle, oui, ce serait la solution, mais jamais il n’acceptera. Façon de me faire subir son joug … Quand il m’a épousée, il était fier de la particule de mon nom de jeune fille, mes relations, mon rang social le flattaient. Mais il y avait eu la guerre, les deuils, la ruine de ma famille… J’avais dû gagner ma vie à mes risques et périls et avec mes économies, c’est moi qui ai financé mon voyage jusqu’à Douala… Maintenant, je n’ai presque plus rien. Et que me reste-t-il de ce fameux rang social dans ma situation actuelle ? Pas grand chose, un vague prestige … Et lui, que ferait-il sans moi ? Il sait à quel point il a besoin de mon aide… Aujourd’hui, il n’aurait même pas les moyens de rentrer en France. Et il est tranquille, je me suis mariée, j’ai signé un contrat, il me connait et sait que je tiendrai parole et ne l’abandonnerai jamais… »
Elle se reprit à rêver avec nostalgie :
« Ah, si je pouvais être libérée par l’homme que j’aime, je ne m’occuperais plus de mariage, ni de l’écharpe du maire, ni du goupillon du curé. »
Elle sourit :
« Après tout, ce n’est pas le goupillon du curé qui compte dans la nuit de noces… »
Faudrait-il s’étonner de cette tournure d’esprit chez une femme aussi distinguée ? Bah ! Cela s’explique, après avoir été infirmière de guerre…
Toujours est-il qu’à l’époque, le divorce restait scandaleux et les femmes seules, obligées de travailler pour vivre, n’étaient pas toujours bien considérées. On fermait les yeux sur une liaison, mais on n’acceptait pas l’abandon de l’autre.
Au cours des mois qui suivirent, Bertil opéra plusieurs sauvetages financiers du couple. Les prêts s’étaient transformés en des dons. Cela ne pouvait pas durer, Véronique était dans la détresse.
Au bout de deux ans, les Martinelli quittèrent la côte, pour s’établir au pied du Mont qui, plus tard, devait porter leur nom. Bertil avait provoqué ce changement en trouvant pour Martin un poste d’import export dans une société commerciale. La distance entre les amoureux avait diminué de cinq cents kilomètres.
Et le miracle s’accomplit lorsque ce fut elle qui osa lui rendre visite au prix de mille souffrances. Pour aller vers lui, ayant engagé guides et porteurs, il avait fallu tailler nuit et jour le chemin à la machette, marcher souvent à travers l’eau dans la monotonie de cette sombre prison végétale, hantée d’insectes, de chauve-souris géantes, d’araignées dangereuses, sans parler des serpents. Il était très difficile de s’orienter, on pouvait facilement se perdre et en mourir. Enfin, après de longues recherches, elle le découvrait là, devant elle !
Lui, travaillait tout le jour comme forestier, ne mangeait que le soir, couchait à la dure sous la tente. Qu’importe ! Enfin ensemble, ils connurent le bonheur. Bouleversé par les efforts qu’elle avait fournis pour le rejoindre, il s’était rendu compte que cette femme était prête à tout risquer pour lui et qu’elle avait besoin d’un appui, ne pouvant plus compter sur son mari, ni pour sa sécurité, ni pour son avenir. Toutes les hésitations, tous les tourments furent balayés, dans leurs étreintes passionnées. Ce fut la première d’une longue série de retrouvailles. Elle était devenue celle qu’il considérait comme sa véritable épouse et l’élue de son cœur. Mais à chaque fois Véronique devait vaincre de grandes difficultés. Dans cette forêt elle attrapa une maladie tropicale qui attaquait ses articulations, causait des enflures, des démangeaisons sur tout le corps et lui provoqua une cécité qui dura trois jours. L’Afrique noire est très dure pour la femme blanche.
En dépit de tout, Amour rachetait tout. Elle finit par passer des semaines entières au fond de ces solitudes forestières, à l’abri des regards et des commérages…. À une certaine époque, Bertil avait pris l’initiative d’organiser, au bord d’une rivière, un camp d’orpailleurs. Afin de gagner pour elle une fortune, que n’aurait-il tenté ! Mais ce dont il rêvait constamment, c’était d’offrir à Véronique un refuge, un toit, un abri pour leur amour et pour leur avenir, mieux que cela, un royaume, un paradis pour elle et lui. Et ce paradis, ce serait le Mont.
En 1934 Bertil obtint, selon la coutume de l’époque, « la concession rurale du Mont » sous réserve de mise en valeur.
Cette montagne était alors entièrement recouverte de hautes herbes, sauf sur le versant nord, tellement vertigineux que personne ne s’y aventurait et où régnait de ce fait, une forêt restée intacte, que Bertil qualifiait de « primaire ». En 1915, les Allemands, qui colonisaient le pays, avaient voulu en faire un centre de résistance et l’avaient entouré de tranchées qui servirent aux exécutions de pauvres types. C’est tout ce qu’il y avait dans ces lieux, alors déserts et sinistres.
Le défrichage fut très dur. Peu à peu, il fut possible de cultiver de petits légume, d’élever un troupeau de vaches, d’installer une laiterie. Dans un premier temps, tout cela permit de gagner de l’argent. Mais il s’agissait avant tout d’une conquête du terrain. Pour pouvoir accéder aux emplacements du sommet, il fallait créer une route en commençant par le pied de la montagne. Le travail, conçu et exécuté par Bertil fut très long et très coûteux. Enfin, en 1946, on arriva à la cime. Quel succès ! Le tracé était parfait.
Cette même année 46, Bertil avait déjà commencé l’aménagement de ses jardins en terrasse. Généreux à l’égard des Africains, dont il souhaitait améliorer le sort, il voulait un parc ouvert, qui deviendrait un lieu d’agrément pour les familles. Amour emplissait son cœur, il rayonnait, apportant du bonheur aux autres.
Au départ, il avait besoin d’eau, mais il réussit à capter une source qui s’égrenait en petite cascade le long d’un à-pic rocheux. Cette eau permit l’arrosage des plantes, travail exécuté par une armée de jardiniers et, plus tard, d’alimenter la maison. Les ouvriers bâtirent des huttes sur le Mont et ils estimaient tellement Bertil qu’ils le nommèrent Chef de village. Voilà qu’un Blanc devenait Chef d’un village de Noirs !
Pour ses plantations, aidé par ses vastes connaissances en botanique, Bertil fit venir des spécimens d’arbres et d’arbustes, notamment des Indes, de l’Océanie, d’Afrique du Sud, ainsi que dans les pays méditerranéens. Il offrit bien des plantes à la ville, ce qui fut beaucoup apprécié. Depuis 1944, il avait réussi à acclimater plus de cent cinquante espèces étrangères d’arbres et d’arbustes qui n’avaient jamais été introduits dans le pays. Certains de ces arbres ne pouvaient pas vivre dans la vallée, ce qui prouve combien les quelques trois cents mètres d’altitude supplémentaires contribuaient à améliorer le climat, d’ailleurs les pluies étaient là-haut bien moins importantes qu’en bas.
Le résultat de l’ensemble fut magnifique et enfin, reine de ce petit royaume, Véronique vint y habiter.
Cependant, le Dr. de Rochehaute gravissait la colline pour se rendre chez Bertil dont il était l’ami depuis longtemps. Et tandis qu’il approchait de sa destination, il admirait à nouveau tout ce qu’un seul homme avait su faire surgir de ce Mont autrefois d’apparence si ingrate, il avait vraiment réalisé une œuvre géniale. Et son regard errait parmi les massifs de fleurs harmonieusement groupés, les allées roses, les bosquets, les trois marches rustiques qui, entre deux cactus géants du Mexique aux fleurs énormes, débouchaient sur un point de vue admirable. Il revoyait les cyprès, les thuyas de Chine et d’Afrique du Nord, les camphriers, les noisetiers de Cayenne, qui ombrageaient une allée centrale. Quelle admirable organisation des perspectives, quelle profusion de couleurs avec les jacarandas couverts de fleurs d’un blanc mauve, les bauhénias, dont la fleur ressemble à l’orchidée, rose, rouge, blanche ou jaune. Sous les arbres ou plus à découvert, fleurissaient les arbustes, gardénias, camélias embaumés…
Parvenu au sommet, le docteur se retourna comme d’habitude pour jeter un coup d’œil à travers l’espace. Il dominait une immense nappe de verdure au milieu de laquelle, très loin au-dessous de lui, s’étalait la ville aux teintes grises et rose pastel. Des chaînes de montagnes, vertes et mauves, s’apercevaient dans le lointain et relevaient les bords de l’horizon. La misère et la saleté étaient oubliées. L’air était frais. Il y avait non seulement des fleurs, mais profusion de fruits. Et le docteur songea aux vers de Verlaine :
« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous… »
Enfin Rochehaute, se reprochant à lui-même sa lenteur, s’engagea comme à regret dans l’allée qui conduisait à la maison. Elle s’étirait entre des massifs épineux aux minuscules fleurs vermillon : la couronne du Christ. Après la surprise d’un détour, dans une éclaircie, au milieu d’une grande diversité de floraisons, lys saumon, becs d’oiseaux orange ou rose bonbon, amaryllis, roses, chèvrefeuille, se dressait une construction élégante à un étage, dont l’architecte avait été Bertil. C’était la demeure d’une artiste et la retraite d’un grand amour.
Madame Martinelli était peintre et sculptrice. Elle s’était surtout rendue célèbre par ses portraits d’Africains dont elle avait su traduire les expressions ; celles-ci étaient souvent gaies, enthousiastes ou naïves. Ailleurs se reconnaissaient l’antique sagesse d’un vieillard, ou la mélancolie résignée d’une femme. Elle était passée maître dans l’art de rendre les nuances de la peau, qui n’est pas noire, mais de toutes les nuances du brun.
Rochehaute poussa la porte d’entrée en cèdre, qui était cloutée de minuscules masques africains brillants comme de l’or. Il pénétra dans cette demeure si riche en objets d’arts créés par la maîtresse de maison. Il revit, fixé sur le mur, un grand et merveilleux plateau en cuivre martelé. Il représentait une danseuse égyptienne à demi-nue, entourée de voiles vaporeux, tandis qu’un musicien, debout devant elle, tenait une sorte de harpe aux longues cordes. Et comment Véronique avait-elle obtenu ce chef-d’œuvre ? Tout simplement avec un marteau et un clou, chose incroyable quand on examinait la finesse des reliefs. C’était le procédé primitif employé au Nigeria.
Dessins, toiles, poteries, sculptures, il y avait de tout cela, sorti des mains de Véronique. La maison était également décorée d’œuvres d’artistes noirs, en telle quantité qu’elles auraient pu constituer un musée : masques du Nigeria, énormes ou minuscules, en bois noir ou brun, en argile ou en bronze, défenses d’éléphant sculptées, vases habillés de perles minuscules, comme les toilettes des années 1900…
La vue de ces objets, devenus familiers pour lui, ranimaient bien des souvenirs dans l’esprit du docteur. Il revoyait Madame Martinelli, encore belle à soixante ans, dont le visage allongé, les magnifiques yeux noirs, faisaient penser un peu à George Sand, mais une George plus jolie et aux traits plus fins.
Le docteur entra dans le salon, comment allait-il la trouver ?
La pièce, d’une conception d’avant-garde pour l’époque, se prolongeait en une sorte de rotonde entièrement transparente, constituée par des panneaux de verre mobiles. Elle surplombait les massifs de croton jaunes d’or et roses, chinés de vert, du jardin, et la vue rejoignait l’immensité de la vallée.
Et là, sur le divan, il découvrit la femme maintenant inconsciente, le visage déformé par l’hémiplégie. Congestion cérébrale, il n’y avait aucun doute. Le docteur fit une piqûre.
Bertil était bouleversé. C’était encore un bel homme à la carrure imposante. Bronzé, sans rides, il paraissait inattaquable, comme taillé dans un bois précieux. Son grand amour, quarante ans de sa vie, allait être englouti.
« Rien ne pouvait faire supposer ce malheur, dit-il. Nous avons pris le petit déjeuner, puis il y a eu la lecture du courrier et, comme d’habitude, une petite promenade dans le parc. L’attaque a été très brusque, en rentrant elle est tombée dans son cabinet de toilette. »
Mais aux yeux du docteur, cet accident pouvait s’expliquer. Ces personnes, habituées à vivre en pleine nature et à tirer de celle-ci toutes leurs ressources, ne se soignaient jamais et ne s’occupaient pas des médecins Elles étaient persuadées que moins on prend de médicaments, mieux on se porte. Parfois fatiguée ou mal à l’aise, cette dame se réconfortait, comme c’est l’habitude dans ces régions, avec un peu d’alcool, sans abuser, mais fréquemment. Et sa tension était déjà très forte. Maintenant, il y avait peu de chances de la sauver.
« Il faudrait peut-être un prêtre, dit le docteur.
– Bien sûr.
– Alors je vais y aller en sortant d’ici. »
Sans être pratiquant, le docteur était croyant.
En sortant, il croisa quelqu’un dans le couloir. C’était le mari. Hé oui, le mari était encore là. Un homme brun, plutôt fort, assez beau, mais aux traits lourds. On ne s’expliquait pas très bien cette cohabitation, au bout de tellement d’années. Mais Rochehaute connaissait la situation, car Bertil la lui avait expliquée. Lui, l’amant, ne se rendait même pas compte que la présence de l’époux était humiliante pour sa maîtresse. Mais ils avaient eu pitié de Martin, démuni. Par contre Bertil était si heureux qu’il avait pris la situation avec humour, un humour très développé chez lui et qui contribuait à son charme. On le traitait toujours comme étant le maître de la maison, celui qui comptait, celui qui recevait. Le monde respecte avant tout les apparences. Bertil était fort bien considéré, il avait été pendant longtemps Consul honoraire de pays nordiques.
Cependant le docteur se mit à descendre tristement le Mont, car il allait perdre une amie raffinée et intelligente, un être d’exception dont la présence avait rayonné dans tout le pays. « Une personne de ce genre est bien précieuse, se dit-il, quand on n’est qu’une poignée d’Européens parmi lesquels se trouvent des repris de justice, des gens primitifs et balourds. »
Dans cette période qui précéda l’indépendance, cette société française, extrêmement stratifiée, comprenait des administrateurs (d’ailleurs excellents), des missionnaires et des commerçants, ainsi que des hommes de loi. Autant de castes compartimentées et chacune jalouse de ses prérogatives. Mais Bertil et Véronique avaient plané plus haut. Aucune mesquinerie ne pouvait les effleurer. Ils étaient des artistes, des créateurs et des pionniers.
Quand le docteur parvint à la Mission, les prêtres prenaient leur repas du soir.
Lorsqu’il eut exposé le cas et précisé de qui il s’agissait, le Supérieur, un Français, déguisa mal un sourire ironique.
« Naturellement, dit-il, Monsieur le Curé va y aller »
Et il désigna un prêtre noir. Ce dernier se leva sans dire un mot, presque humblement.
Le docteur eut du mal à ne pas trahir sa colère intérieure.
Parce que l’anomalie de la situation, le ménage à trois, déplaisait aux représentants de l’Église, ceux-ci se vengeaient avec mesquinerie en envoyant un Noir au chevet de la mourante. Car jamais les Européennes ne se confessaient à des prêtres noirs, sauf les religieuses, obligées de s’exécuter.
Le brave prêtre partit dans la montagne pour faire son office. Mais Véronique ne se réveilla pas et c’est sur une inconsciente que furent récitées les prières. Même dans la mort, celle qui avait été une grande artiste et une grande amoureuse, demeura hors d’atteinte. La vengeance ne pouvait lui nuire. Elle mourut sans souffrances, sans avoir repris conscience et fut enterrée dans le parc, sur l’une des plus belles plates-formes, où des fleurs blanches s’effeuillaient en tombant lentement des arbres. C’est ce site qu’un vieillard solitaire, de haute stature, visitait à pas lents, tous les soirs au crépuscule.
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