Les deux amis pêchaient au lancer, mon mari et Michel. Je les observais d’en-dessous, de dix mètres plus bas, dans l’eau si bleue de l’océan où je nageais avec un masque et des palmes et je voyais leurs silhouettes se découper contre le ciel d’un azur immuable ; d’énormes blocs de rochers artificiels renforçaient la jetée où ils se tenaient debout. Michel était toujours en short avec une chemisette et coiffé d’une casquette de toile. Fumeur enragé, il avait son fume-cigarette au bec. Sa maigre forme était un peu penchée, un peu voûtée. Ses jambes nues, décharnées et roses, car il ne bronzait guère, ressemblaient à de longues pattes d’oiseau, illusion renforcée par sa pose elle-même, car il était souvent perché sur une jambe. Son coude replié, prolongé par la canne à pêche, me semblait une aile et la visière jaune de sa casquette devenait un bec quand il baissait la tête, ou, quand il la relevait, la même comparaison était évoquée par le fume-cigarette en ambre. En somme il incarnait si bien son rôle qu’il s’identifiait à un oiseau pêcheur. Les oiseaux du rivage ne sont-ils pas pêcheurs ?
Je nageais au milieu des poissons et je respectais leur liberté au fil de l’eau. Ils étaient si beaux. À travers mon masque je découvrais leur brillance, ils devaient ressembler à leurs cousins des eaux coralliennes du Pacifique. Ceux qui étaient petits évoluaient autour de moi par nuées de tous les coloris, certains roses, beaucoup ornés de bandes jaune vif et bleu, les argentés étaient minuscules, ils s’attachaient à moi, me suivaient par centaines dans tous mes mouvements. Je fis même un jour la découverte de deux créatures extraordinaires : la première n’était pas plus grosse que l’ongle, mais d’un azur intense, lumineux comme un saphir ; la deuxième était un animalcule de dimensions tellement réduites que je ne puis que le comparer à un grain de sable ; il se déplaçait avec une telle rapidité en zigzags que, tout en m’efforçant de le suivre du regard, j’y parvenais à peine. Il me semblait battre en vitesse les jets et même le Concorde. Parmi les gros poissons, il y avait beaucoup de dorades, striées de brun, qui nageaient lentement, et des mérous. Il parait que l’un d’entre eux dans le voisinage atteignait approximativement deux cents kilos. Mais je n’osais pas trop m’écarter vers le large, à cause des visites aléatoires des requins. Récemment un jeune était venu nager au même endroit, il avait laissé ses habits bien pliés sur le sol et on ne l’avait jamais revu. D’horribles suppositions s’ensuivirent.
Parfois l’un des pêcheurs me demandait de décrocher sa ligne qui s’était entortillée à une pierre du fond et je plongeais. Puis je remontais avec les deux hommes et la femme de notre ami pour me sécher au soleil. Les poissons, sortis de l’eau, perdaient beaucoup de leur beauté. L’un d’eux était dangereux, il était surnommé le docteur, car il pouvait couper un doigt. C’était Michel qui avait initié mon mari à la pêche. Celui-ci y avait pris goût, avec succès d’ailleurs. Il avait un jour ramené un bar de neuf kilos, ce fut sa plus belle prise. À la fin de ces dimanches après-midis, nous revenions doucement, à grands pas, vers la voiture, avec d’énormes sacs de notre provende.
Il fallait d’abord suivre le chemin du retour sur la jetée immense qui atteignait quatre kilomètres. C’était l’occasion d’une promenade agréable grâce à la fraîcheur ambiante de l’océan ; elle nous donnait le plaisir insolite de marcher en mer, plaisir rare car, dans la ville, personne n’allait à pied à cause de la chaleur accablante. À notre droite il y avait, plus courte, une deuxième jetée qui marquait la limite d’un bassin d’eau calme pourvu d’une petite plage sans vagues appréciée des jeunes enfants. En effet nous étions au port de Lomé, qui avait été construit par les Allemands, nous avions, pour y accéder, une autorisation spéciale. Aucun navire n’avait encore mouillé en cet endroit, c’est pourquoi nous étions si tranquilles, tant pour la pêche que pour la nage.
Ensuite, tandis que nous nous enfoncions jusqu’aux chevilles dans le sable encore tiède de la plage, Michel se laissait aller à faire quelques réflexions. C’était un homme charmant et gai.
« Eh bien, disait-il, dans ma vie, je ne me suis pas embêté… Non, je ne regrette pas de l’avoir vécue. » Parfois, d’un mot, il évoquait la guerre : « Le passé, affirmait-il, c’est du passé, plus la peine d’en parler… Mais tout de même, j’ai connu des coups fumants ! »
Nous montions en voiture et suivant l’avenue du front de mer bordée de cocotiers, nous allions dîner dans sa maison rose. Dans la vaste salle de séjour, sommairement meublée de gros meubles d’acajou, nous plongions dans des fauteuils confortables. Pendant que la femme de Michel, très gaie elle aussi et excellent cordon bleu, se mettait à faire la soupe de poissons, notre hôte nous invitait à boire l’apéritif : « Un ambassadeur, disait-il, ou bien un kir ? Eh bien, ajoutait-il, une chose est certaine, c’est que l’on doit mourir un jour… Alors, en attendant, pas la peine de s’embêter… Alors, voyons, que buvez-vous ? »
Puis nous nous mettions à table ; il évoquait alors d’idylliques vacances en France, il dépeignait les merveilleux moments passés à pêcher la truite dans un torrent de montagne, au milieu d’un décor sauvage. Soudain une horrible odeur envahissait la pièce et nous nous précipitions pour fermer les fenêtres, c’était le tracteur et sa remorque transportant les excréments de la ville qui passait devant la maison. Mais, ce petit incident mis à part, quel repas nous avions fait ! Ils étaient si bien cuisinés : beignets de calamar, crevettes grillées sur le feu de bois et assaisonnées de pili-pili (une seule crevette presque aussi grosse qu’un bifteck), énormes crabes bleus farcis, oursins arrachés aux rochers de la jetée, langoustes, soles tellement fréquentes qu’elles étaient banales, et avec tout ça, bars, dorades et petites fritures. Quel régal !
Michel était un homme distingué au visage mince et allongé, encadré d’un collier d’une barbe brune soyeuse, les cheveux noirs bien fournis, légèrement ondulés, les yeux bleus et les traits fins. Il aimait la vie et les belles choses. Provenant d’une famille aisée, il avait des propriétés en France. Après avoir été résistant très jeune, il avait fort bien réussi comme sténotypiste d’assemblée et avait acheté une maison pour sa femme. Par la suite, il avait accepté un poste auprès du gouverneur du Togo. Mais il se surmenait. Après une journée de labeur harassant, il aimait encore danser jusqu’à trois heures du matin. Il paraissait infatigable. Pourtant nous étions un peu inquiets pour lui, car il avait été tuberculeux dans sa jeunesse.
Un jour, hélas, nous avons appris qu’il était à l’hôpital pour avoir été saisi par de brusques vomissements de sang. Malgré les antibiotiques, le goutte à goutte, les vitamines, la fièvre se prolongeait. Il fallut envisager un rapatriement en France.
Une nuit, pendant sa maladie, je le vis en rêve sous forme d’une mouette au-dessus du port de Lomé. Je voyais voler devant moi une mouette dans le ciel et c’était lui.
Et moi, je le suivais à une cinquantaine de mètres, je volais, j’avais des ailes, j’étais une mouette.
En-dessous de moi, je vis le ruban de sable du rivage, doublé par le ruban vert des cocotiers, les pirogues noires sur le sable, les Togolais en train d’étirer leurs filets avec d’immenses cordes de cent mètres de long.
Puis, comme je poursuivais ma route aérienne, je ne vis plus que la jetée et enfin, avec l’oiseau blanc devant moi, le bleu de la mer, le grand large, la ligne de l’horizon marin, le bleu du ciel, l’azur, l’azur, l’espace, l’air délicieux que je respirais avec un profond bonheur à chaque coup d’aile. Quel sentiment d’harmonie dans la nature ! Quelle impression de plénitude, de calme et d’abandon ! Quel bonheur indicible, sans doute celui d’un oiseau. Je souhaite quitter ainsi cette terre de misère. Hélas, que n’ai-je pu le faire alors ?
Mais me direz-vous, ce n’était qu’un rêve, un beau rêve, mais un rêve.
C’était un rêve si réel que c’était plus qu’un rêve. C’était l’évasion dans une autre dimension. C’était bien moi qui étais réellement mouette et réellement au-dessus de l’océan. C’était mon corps astral, qui, après avoir quitté mon corps physique, avait pris la forme d’une mouette. Libre à vous de ne pas me croire, c’était une télépathie entre nous et nous volions vers la France.
Quelque temps plus tard, l’état de Michel empira. Rapatrié sanitaire, il ne se remit pas et mourut au bout de longs mois pendants lesquels on ne lui épargna aucune torture, sous prétexte qu’il était jeune, encore jeune. À la fin, il murmura : « Mais laissez-moi donc mourir tranquille ! »
Cet homme, qui avait eu la gentillesse de dactylographier et de ronéotyper tous mes poèmes, me laissait le souvenir inoubliable de son adieu. Qui sait ? Il m’avait montré ma route. Gnothi Seauton : connais-toi toi-même. Ô merveilleux secret qui gît au tréfonds de nous-mêmes !