Je laisse la parole à une amie, âgée de 89 ans aujourd’hui, qui rassemble ses souvenirs : Françoise.
« J’avais un ami d’enfance. On s’écrivait des lettres, il portait le même nom que moi car c’était un parent, mais éloigné. Souvent, il répétait : « Mais viens donc faire un tour au Brésil… » À cette époque, année de mes quarante ans, le Brésil était sous contrôle militaire : quelques tribus désobéissaient par indépendance, certaines s’enfuirent dans le Nord où elles n’avaient plus rien à manger. Alors, on leur disait de revenir et ils recevaient une autre terre, meilleure que la précédente – les Indiens connaissaient les terres et savaient quelle étaient celles que les Blancs convoitaient.
J’avais enfin pris ma décision. J’étais aide-soignante et j’ai pris une disponibilité de six mois. J’aimais les voyages, et l’ethnographe de métier, Jean-Claude, avait su me séduire en me garantissant d’étonnantes découvertes. J’ai fait un très long voyage avant de le rejoindre : c’est que l’avion à réaction n’était pas encore adopté ! Après avoir décollé du Bourget, probablement en Super Constellation, il a fallu d’abord traverser l’immense Atlantique, puis arrêt à New York, mais sans la permission de sortir : c’était une escale d’où nous sommes repartis pour Manaus – il s’agit d’un grand port marchand qui exporte quantité de bois précieux et de caoutchouc. C’est là que Jean-Claude était venu à ma rencontre. Sans doute s’était-il fait de moi, lointaine cousine, un portrait flatteur pour oser m’inviter. Il fallait qu’il eût grande confiance en mon courage, ma force, ma vitalité. Il comprit tout de suite qu’il ne serait pas déçu : j’étais petite, mais solide et bien décidée.
Pour cette rencontre, il était accompagné d’un chef indien et de son guide : je les ai examinés avec étonnement. Les deux hommes étaient nus, à l’exception d’un tout petit pagne fabriqué, je l’ai su plus tard, avec des feuilles d’arbres cousues en lamelles. Ils étaient de petite taille, trapus, avec des épaules et des bras très musclés et développés. Je vis que de très belles peintures noires et rouges décoraient leur torse et une grande partie de leur corps à la peau très douce. Quant à leurs visages, ils n’avaient rien d’européen : la peau était rouge, la bouche grande, le nez épaté. Mais au premier coup d’œil, le plus surprenant était la coiffure : leurs cheveux étaient lisses, relevés ils formaient des sortes de chignons échafaudés, fixés par toutes sortes de plumes d’oiseaux superbes, surtout celles des perroquets qui, là-bas, sont les plus beaux du monde, les aras, et aussi de paons, de colibris, d’autruches, de martins-pêcheurs, etc. L’ensemble était magnifique et surprenant.
Après un arrêt de vingt-quatre heures à Manaus, nous avons pris deux avions plus petits puis nous avons enfin débarqué : nous étions au bord de la grande forêt qu’il fallait traverse à pied. Je ne pouvais pas reculer. Imaginez un terrain accidenté couvert de larges feuilles d’arbres sur lesquelles glissaient d’immenses serpents de quinze à trente mètres de long : des boas constrictors, de véritables monstres hideux avec des gueules pouvant atteindre vingt centimètres ! Beaucoup sont dépourvus de venin mais, avec ou sans venin, ils sont épouvantables et la mort qu’ils infligent est atroce. Il fallait les braver : j’avais une confiance totale en mon cousin.
Certains serpents nous guettaient accrochés dans des arbres. Heureusement il y avait une arme infaillible contre les boas constrictors : une mince plaque de métal, fine et très aiguisée, que l’on suspendait à son cou. Le serpent s’approchait et s’enroulait autour de vous, mais la plaque tournait et coupait l’animal qui ne tardait pas à mourir. Naturellement, j’ai eu peur. Mais Jean-Claude me cria : « Non, ne crains rien, il va mourir, sois-en sûre ! » On était aspergé de son sang, mais voilà, c’était à prendre ou à laisser…
On se mit à marcher pendant de longues heures. Souvent, il fallait traverser des ruisseaux et les Indiens savaient où on pouvait traverser sans danger : j’avais quand même de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Il y avait des crocodiles mais je n’en ai pas vus. Avec des dents de crocodile, le chef s’était fait un collier – la queue, disait-il, était bonne à manger.
Les Indiens n’allaient pas vite : ils allaient à notre allure. Nous étions partis vers midi et nous avons marché jusqu’au soir mais il y eut deux arrêts autour du feu, on se couchait par terre pour passer la nuit. Le lendemain matin, ils allèrent se plonger dans la rivière pour leur toilette puis sortaient face au soleil levant, les mains grandes ouvertes, les bras tendus vers l’astre, car le soleil était Dieu pour eux et c’était leur prière du matin. D’ailleurs, nous n’avions rien pour nous sécher.
Le lendemain donc, on reprit la marche et Jean-Claude, estimant que nous n’étions plus qu’à six kilomètres environ du village, notre destination, me dit enfin : « Cette fois, on ne peut pas l’éviter. Il faut maintenant se déshabiller et se mettre complètement nus. Sinon, dans leur société, nous ne serions pas présentables ! Car pour eux, un homme ou, disons, un être humain vêtu n’est plus un homme ou une femme mais un fétiche » Je n’avais aucun préjugé, j’ai donc obéi. Je dois dire que je n’ai pas eu froid : il faisait très doux en ce mois d’avril, c’était la saison sèche.
Nous avons retrouvé le voisinage de l’Atlantique : le village ne comptait que huit cases, chaque famille avait sa maison, ils n’étaient pas très nombreux car chaque couple n’avait pas plus de deux enfants. J’ai appris par Jean-Claude qu’ils pratiquaient la contraception naturelle, à l’aide de plantes, de tisanes, etc. Mais jamais ils ne révélaient leurs secrets, pas plus d’ailleurs que pour les guérisons de certaines maladies.
Je devais rester quatre jour au village : nous avons été accueillis à bras ouverts, c’était le cas de le dire car, les villageoises, si elles avaient vu des hommes blancs, n’avaient jamais vu de femmes blanches. Alors, toutes étonnées, elles me palpaient, me serraient la poitrine, les cuisses, etc., pour vérifier si c’était bien du « vrai », et non de la fabrication. Ça me faisait rire : pour elles, j’aurais pu être couverte de peinture ou bien être un robot – il y en a qui pourront, paraît-il, rivaliser avec les humains. Moi, bien sûr, je me laissais faire et j’en riais. Mais elles m’embrassaient beaucoup : étant du pays, elles devaient bien se rendre compte des dangers que j’avais affrontés et des efforts que j’avais dû faire pour les rejoindre. En tout cas, j’étais la seule blanche à l’avoir fait, elles étaient donc enchantées de me découvrir.
Chaque case était ronde, avec un seuil en terre battue et un trou dans le toit pour laisser passer la fumer. Elles n’avaient de four mais des braises. Je voulais m’initier à leur façon de faire la cuisine, qui était sous l’entière responsabilité des femmes tandis que les hommes allaient à la chasse – ils mangeaient comme viande un petit fourmilier dont j’ai oublié le nom. Elles jardinaient, avaient un potager pour les légumes, le plus important de tous étant le manioc qui poussait partout naturellement – mais ils vivaient surtout de la cueillette et il y avait des fruits délicieux. Ils avaient aussi du lait car ils possédaient des chèvres – j’y ai goûte mais je ne l’ai pas aimé. Ils faisaient du café, les arbres poussaient naturellement, et ils le séchaient puis l’écrasaient – cela ressemblait au café moulu qu’on faisait autrefois dans chaque famille. Ils faisaient même du chocolat mais je ne l’ai pas aimé non plus. Ils n’avaient pas de poules ni de coq, donc pas d’œufs, mais les chasseurs rapportaient des oiseaux : des perdrix, des pigeons, des oies… Ils attaquaient aussi parfois des pécaris, qui sont très bons à manger (c’est une ressource abondante qui dure longtemps) et des genres de chevreuils ou antilopes… Ils pêchaient aussi car il y avait une grande rivière qui aboutissait à l’océan : ils attrapaient les poissons à la main ! La nourriture était bonne.
Ils creusaient des troncs d’arbre pour en faire des pirogues, ils ne connaissaient pas la roue ni même les chevaux. L’ethnographe aimait les Indiens et les aider sans le dire. Eux, par contre, lui ont donné une preuve éclatante de leur amitié et de leur dévouement car ils lui ont sauvé la vie. En effet, Jean-Claude avait été atteint de la « maladie jaune », c’est-à-dire la jaunisse qui, là-bas, est mortelle : ses amis Indiens l’avaient appris, alors, depuis le Nord du Brésil, ils ont franchi mille kilomètres à marche forcée pour venir le chercher – ils ont plutôt couru ! Ils ont fabriqué une sorte de civière et l’ont emmené : ils lui ont fait boire une tisane contre-poison puis ils l’ont entièrement plongé dans un liquide identique et l’y ont laissé un quart d’heure. Quand ils l’ont ressorti, il n’était plus jaune, sauf les ongles : c’est ainsi qu’il a guéri !
Et c’est ainsi que se termine mon récit car, après quatre jours au village indien, nous avons pris le chemin du retour. »
Et moi qui écris, j’ai dit : « Je crois que vous avez fait un exploit, Françoise !
– Oui, je le crois aussi », répondit-elle très doucement sans aucune trace d’orgueil.