« Le profit de l’un est le dommage de l’autre »
Michel de Montaigne
Goddamn, les Anglais ne descendent pas souvent manifester, mais quand ils se déplacent ils ne font pas semblant: deux millions de personnes dans la rue hier pour protester contre la réforme des retraites du secteur public initiée par David Cameron. Du jamais vu depuis Margaret Thatcher. Et les manifestants n’ont rien d’une bande de Sex Pistols nihilistes qui viennent vomir leur desespoir et leur bière pas fraîche sur le pavé. Le Prime Minister, qui apprend vite aux côtés de son nouveau copain Sarkozy, a qualifié le mouvement de « pétard mouillé », ce qui fait penser au désormais fameux « aujourd’hui quand il y a une grève en France plus personne ne s’en aperçoit ».
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, Cameron avait eu maille à partir avec des citoyens colériques et nettement moins paisibles que le troupeau de fonctionnaires d’hier. Après les émeutes parties de Tottenham, le centre-ville londonien s’était bel et bien aperçu que quelque chose s’était passé, et Cameron aussi puisqu’il s’était empressé de multiplier les lois d’exception et les tribunaux de campagne pour ne pas laisser cette sédition impunie. Il n’avait même pas jugé bon d’y trouver des causes sociales, arguant que les émeutiers n’avaient pas d’autre revendication que de casser et de voler ce qui passait à leur portée. Evidemment, il n’est pas venu à l’esprit de notre arbitre de la pureté de la cause, que quand on est gavé de publicité pour des produits qu’on ne peut acquérir quand on ne trouve pas d’emploi, et qu’on vit dans un quartier rendu encore plus sinistre que nature par le climat dégueulasse que Dieu fait sévir sur Londres pour venger Jeanne d’Arc, le premier réflexe qui nous vient n’est pas forcément de se jeter sur l’oeuvre de Noam Chomski pour analyser sa condition, mais plutôt de sublimer sa frustration en enflammant une automobile ou en brisant des vitrines de magasins (en plus les voitures calcinées et les bris de verres, ça leur rappelle la défunte princesse Lady Diana, ce qui n’est pas pour soulager leur amertume).
Je cite l’Angleterre car le calicot et le slogan revendicatif n’y fleurissent pas aussi aisément que chez nous, pas parce que nos voisins d’outre Channel sont plus moutonniers ou plus résignés, loin s’en faut, mais parce que le droit du travail est moins regardant en termes de licenciement. Mais on pourrait parler de la Grèce, des Indignés espagnols, du mouvement Occupy Wall Street, de la grève générale portugaise, de la vague françoishollandiste en France (non, là je déconne), et ainsi de suite un peu partout dans le monde. Partout, on défile, on proteste, on regarde les cordons de CRS s’empiler encore plus rapidement que les dettes des Etats, on soigne ses bleus après les tentatives d’iceulx de garder la niche, et on comptabilise combien de fois depuis trois ans on s’est vu successivement au bord du trou, puis sauvés par Sarkozy et Merkel, puis au bord d’un trou encore plus gros, puis re-sauvés avec encore plus de panache, avec le triple A en guise d’épée de Damoclès et le couteau de la rigueur budgétaire sous la gorge, et la mise en abyme n’en est qu’à ses balbutiements. Au lieu d’arrêter d’acheter des pages dans le Figaro et des inexportables avions Rafale (déjà plus de 11 milliards d’euros refilés à Serge Dassault, ce qui en fait officiellement le plus gros assisté de France; ce triste sire veut même faire dévaluer l’euro, pensant que sa poubelle létale se vendra ainsi mieux à l’étranger), les représentants de l’Etat français préfèrent mettre à la rue la moitié de la population. Avec leurs collègues américains et européens, ils courent comme des lemmings vers la falaise parce qu’un monde sans banque, c’est comme une France sans centrale nucléaire: un retour à la préhistoire, mais dirigé par la Chine.
La Grèce a certes inventé la démocratie, mais elle est aussi en train de nous donner un avant-goût de ce qui nous pend au nez. Après que Papandréou a été sommé d’arrêter de contester les ordres du couple franco-allemand, les Grecs ont eu un gouvernement tout neuf, sans avoir besoin de se casser le train à voter. Les banquiers ont choisi Papademos et sa clique d’extrême-droite pour finir de liquider le bien public. En Espagne, les néo-franquistes ont dû passer l’examen des urnes, mais vont sûrement s’empresser de revenir sur les quelques mesures progressistes prises par Zapatero. Ca ne rapportera rien au budget de l’Etat, mais ça défoule toujours et ça permet de garder la main au cas où l’Inquisition reviendrait au goût du jour. En Italie, les pompiers pyromanes de Standard’s& Poor ont fait virer Berlusconi (ce n’est certes pas une grande perte, mais il avait au moins une légitimité démocratique puisqu’élu). En France, Sarkozy fait du Le Pen, et on attend toujours les excuses de ceux qui, en 2007, disaient qu’il ne fallait pas tout mélanger. Peut-être en verra t-on la couleur en mai 2012, quand on devra choisir entre ces grands démocrates au second tour. Enfin, pour ceux qui veulent choisir, parce personnelement j’ai déjà donné dans ce genre de débat confisqué et confiscatoire, et depuis, très peu pour moi, merci. En bref, la Chine n’a pas besoin de racheter l’Europe: la dictature des marchés et du travail rédempteur est déjà bien en marche. A moins que l’on fasse suffisamment de bruit (et un peu de casse?) pour réveiller Sarkozy, Cameron et consorts, pourquoi pas en mutualisant les moyens d’action à l’échelle européenne. En tout cas, plus question de tendre l’autre joue et attendre qu’un jour peut-être, si les conditions atmosphériques et boursières le permettent….pacifistes, oui, non-violents, mon cul!
Dans un prochain épisode, nous verrons que la contre-culture se porte elle aussi à merveille: Intouchables vient de dépasser les 10 millions d’entrées. Bien fait pour ce bouffon de Ken Loach, avec ses films chiants plein de loqueteux en haillons!
(pour les non-anglophones, strike back signifie contre-attaque, et strike veut aussi dire grève)