» On n’est pas un hasard, mais une nécessité »
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo
Comme tous les ans depuis le calembour moisi de Jésus (tu t’appelles Pierre et sur cette pierre je fonderai mon église), le pape a pointé le museau à son balcon pour rappeler à ses moutons qu’il faut se défier des « scintillements du consumérisme », qu’il faut cultiver l’humilité et le renoncement pour accéder au royaume des cieux, et patati et patata. Il est gonflé, le Benoît Sechzehn, avec son chapeau d’un mètre de haut et son palais tout doré d’appeler à la modestie tout en vivant aux crochets du contribuable italien, et de nous déverser sa moraline alors qu’on n’a pas fini de digérer les libations de la veille, mais bon c’est son job. Quoique j’ai renoncé à devenir pape pour ne pas servir de panneau publicitaire à M. Benetton, et quoique le climat messin se prête peu à la lecture en plein air et en latin, rien ne m’empêche de faire le bilan de l’année à mes ouailles.
Comme j’ai très peu de principes à portée universelle et que je ne sais malheureusement pas changer l’eau en vin, je vais plutôt vous enseigner comment on devient chroniqueur immondain. Commençons par définir la fonction, qui est déjà en soi une déclaration de principe. Immondain, vous l’aurez remarqué, est un calembour guère plus fameux que celui de Jésus fondé sur immonde et mondain. Immonde, car il nous est souvent donné de parler de politique, et mondain, d’une variété de pique-assiette qui cherche à donner du sens à des cénacles grotesques et peu accessibles, où la vacuité, le snobisme, la fortune ou la réputation valent généralement carte de membre. Le chroniqueur immondain peut donc être regardé comme un conteur qui n’évoque que des sujets qui l’intéressent, qu’ils soient d’une actualité brûlante ou parfaitement désuets, qu’ils mettent en jeu l’avenir du monde libre ou qu’ils pèsent autant dans le destin collectif que la pensée de Christine Boutin sur le développement de la biochimie moléculaire. Le chroniqueur immondain ne doit pas être confondu avec le journaliste, comme nous allons le voir, et écrit plutôt avec une plume de paon, pour bien marquer qu’il n’est pas n’importe qui.
Quels sont les outils du chroniqueur immondain? Avant tout, munissez-vous d’une subjectivité à toute épreuve. Le Graoully Déchaîné n’est pas la Pravda, et personne ne détient de vérité absolue. La chronique immondaine, comme le journalisme gonzo théorisé et (surtout) mis en pratique par Hunter Thompson, ne s’embarasse pas de déontologie. Tout d’abord, il est bien plus valorisant d’avoir tort tout seul que raison en troupeau, c’est la base de la dialectique du berger et du mouton que je m’échine à rappeler régulièrement dans ces lignes. Par ailleurs, l’objectivité dont se prévalent les journalistes « sérieux » n’est qu’une vue de l’esprit, comme le libre-arbitre des vendeurs d’arrière-mondes qui ne sont pas tous à rechercher dans les diverses sectes à croix, à croissant, à étoile ou à peignoir orange. Si je dis qu’un chat est bleu, il s’agit d’une donnée brute à priori objective, mais comme l’homme est curieux, il pourra se demander si le sujet est le chat, la couleur bleue peu commune chez les félins, ou si je suis sous l’emprise de stupéfiants. On pourra aussi me mettre sous la truffe la rigueur mathématique qui veut qu’un plus un égale deux et que même ma mauvaise foi n’y peut rien, et là encore je pourrais rétorquer que ce n’est vrai que dans une perspective euclidienne, et encore une patate et une banane font un et un et pas deux. En résumé, défiez-vous du consensus en général, et plus particulièrement des gens sérieux énoncés plus haut.
La dérision est d’ailleurs le deuxième outil qu’il faut garder à portée de plume et de zygomatiques. L’adage desprogien qui veut qu’on peut rire de tout mais pas avec tout le monde est devenu totalement éculé et est usé jusqu’à la corde par les pratiquants de la joie mauvaise au ricanement vengeur et aigri. Le chroniqueur immondain se réserve le droit de rire de tout publiquement (à commencer par soi-même) sans souci des conséquences et des accusations de mauvais goût, ainsi que d’être ostensiblement provocateur. Ce n’est pas pour rien que l’humour est devenu l’une des premières formes de résistance en ex-URSS: quand des sujets deviennent trop sacrés pour être moqués, la liberté s’effrite et s’étiole. On pourra donc à juste titre qualifier l’esprit de sérieux d’atteinte aux droits de l’Homme et de tentative de nous embrigader dans un débat dont les alternatives sont limitées à l’avance par les ennemis de la créativité. C’est là que le chroniqueur immondain se distingue du journaliste: il écrit avant tout pour s’amuser, de préférence aux dépens des empêcheurs d’agiter les inconsciences, et recherche les sources d’émerveillement dans le moindre sujet. De même, il n’hésite pas à chroniquer « au marteau » comme dit l’ami Friedrich, et préfère encore l’avis partial de la rédaction du Figaro aux suceurs de dépêches AFP. Enfin, pour finir de peindre la posture immondaine, on indiquera que l’endroit où on se sent le mieux pour chroniquer, c’est encore à l’intersection des deux termes d’un paradoxe, car c’est là que la perspective est la plus large. A l’inverse des plumitifs qui prennent du recul ou de la hauteur et s’éloignent fatalement, le chroniqueur immondain est en plein dans le sujet et prend les chemins qu’il aime et qui l’aiment, pour parler comme le Don Juan de Carlos Castaneda, car il ne détient nulle prophétie et estime ses lecteurs assez intelligents pour s’informer et se forger une opinion par eux-même.
Dernier indispensable ingrédient à la chronique immondaine, le matériau que l’on sculpte à l’aide de la subjectivité et de la dérision: le verbe. Le talent pour l’écriture est tout à fait facultatif, comme je le prouve régulièrement dans ces articles: un goût prononcé pour l’assemblage anarchique de vocables plurisyllabiques, pour la découverte de synonymes et d’antonymes, la propension à manier le zeugma, le chleuasme et l’épitrochasme que l’éducation nationale nous dissimule pingrement pendant notre incarcération juvénile, la chasse à la faute d’orthographe tapie au détour d’une virgule qu’on avait posée là en attendant l’idée fulgurante qui ne vint jamais qu’en flocons à moitié fondus avant que d’avoir touché la page, sont déjà en eux-même des plaisirs assez satisfaisants pour ne pas avoir à s’occuper de l’intérêt de ce qu’on raconte, que ce soit dans l’aspect formel ou sur le fond. On pourrait même se satisfaire de n’aligner que des jolies phrases sans aucune cohérence à longueur d’article si l’on ne se sentait tout de même un peu redevable à ses lecteurs de tolérer toutes ces élucubrations au sein de notre webzine préféré.
Dans un prochain épisode, nous remarquerons que nous n’avons bizarrement pas évoqué tous les « élargisseurs de perception » que sont vodka, café et cigarettes, et qui ne sont pas pour rien dans cette folie graphomane qui nous habite. Peut-être dans un chapitre deux.